16) De cristal

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Ce que je n’ai pas su lire sur les lèvres de Jordan… Ce n’était donc pas “Selkie”...

Alors que j’emboîte le pas à Peau de pingouin jusqu’à chez elle, mon silence est de plomb, même mes mains se taisent. Je fouille les recoins les plus infimes de mes synapses, à la recherche de quoi que ce soit à tapoter sur mon smartphone. Les mots me manquent.

La vérité n’est pas glorieuse : l’invective, à gerber, est porteuse d’une bonne nouvelle. Clytemnestra aime les filles. Les filles, oui, mais peut-être pas moi. Je ne peux pas lui avouer que je me réjouis, même rien qu’un peu, que cette révélation sème en moi un espoir insensé. Je ne peux pas lui dire non plus ce que j’avais cru comprendre, et quels rêves étranges cela a distillé dans mon esprit tordu.


Je repense au buffet de ta salle à manger, aux animaux en porcelaine disposés le long des vitres. Je repense aux travaux qu’il y avait eus dans l’impasse, aux secousses des marteaux-piqueurs, à ta ménagerie céramique qui tremblait dans son vaisselier.

Je me sens pareille : une vitrine remplie d’organes en cristal sur le point d’éclater.


Devrais-je me contenter d’être gentille ? De la réconforter à grands coups de “ Ça ne change rien pour moi.” ? Bien sûr que ça change tout. Ma langue se recroqueville dans le fond de ma bouche en rêvant au sel de la sienne. Toutes mes papilles frémissent.

“Ça ne change rien.” ça voudrait dire “Je ne pense pas à toi de cette façon.”, “Je n’ai pas envie de te toucher.”, “Je ne bave pas la bouche ouverte chaque fois que tes doigts se fraient un chemin hors de tes manches trop grandes.”

Devrais-je lui dire la vérité ? Lui dire : “Je comprends, parce que moi aussi…” Impossible. Pour l’instant, l’idée seule d’un rejet est plus douloureuse que de ne rien tenter. Ça reviendrait à dire “Tu me plais” ou “Je t’en prie, brise-moi.” Autant directement lui filer un marteau en priant qu’elle ne l’abatte pas sur mon cœur en porcelaine.

Je t’entends d’ici… « Et si elle ne te rejetait pas ? »

Admettons. Peut-être qu’elle n’a personne d’autre à embrasser. Peut-être sera-t-elle curieuse de savoir jusqu’où ma langue est un désert. Peut-être même qu’on restera collées l’une à l’autre jusqu’à ce que le monde s’effondre — mon monde. Et après ?

Les relations sont plus rudes dans la distance. Loin des yeux, que nous restera-t-il ? Des mots désincarnés et incapables de combler nos désirs frustrés. Elle quittera son cocon familial, fera chavirer mille cœurs rien qu’en assumant sa formidable exubérance, pendant que, sans rien pour m’épanouir, je fanerai dans mon coin. Bouquet offert, plein de couleurs et de senteurs, à faire éclore des sourires sous les narines qui l’hument, puis oublié dans son vase, la poussière pour linceul.

Clytemnestra me dévisage. Nous sommes arrivées chez elle, au pied de l’arc-en-ciel, où les lumières bariolées des guirlandes changent la peau en vitrail. Son œil brille, humide, sous le halo fushia. Je comprends quelle impression a jeté mon silence, quelles peurs mes doigts statiques et mon regard baissé ont dû lui infliger. La somme de mes hésitations a alimenté, puis étiré ce silence, qui signifie pour elle : “Je te ne pensais pas comme ça”. Ou pire : “T’es dégueulasse”.

Ses yeux crient “Ne me déteste pas !” et le malentendu s'installe, car j'ignore toujours comment le dissiper. Les mots sont trop fragiles, trop plein de double-sens.

Tu aimais me rappeler que certaines choses se disent mieux avec le cœur. Le mien chante comme un fou alors que je m'avance, m'accroche à son sweat-shirt et la serre dans mes bras.

Le temps s'arrête.


Elle a l'odeur d'un lendemain de fête.

D'un réveil flou et constellé de souvenirs gais.

Des confettis collés au sol.


Ses manches amples m’enveloppent, une main glissée le long de ma nuque jusqu'à mes cheveux.

De porcelaine d'ornement, me voilà tasse de thé bouillante. Est-ce que ça ressemble à de la fièvre ? En tout cas, elle s'écarte. Sa bouche sourit, ses yeux versent des torrents.

— Merci Lara. J'ai cru…

« Je ne savais pas quoi te dire, parce que ça ne devrait pas poser problème. »

— Tu ne vas pas faire la morte ?

« Pour que tu me fasses du bouche-à-bouche ? »

Heureusement que le vert clignotant sert de filtre à ma face de pivoine. Elle m'embrasse sur la joue en me souhaitant bonne nuit. La théière renversée, le pantalon trempé. On voudrait m'immoler sur place qu'on n'aurait pas mieux réussi.

Impossible d’aller dormir après ça ! J’irais d’emblée danser de joie dans les dunes, si Clytemnestra ne levait pas aussitôt les yeux en direction des balcons. Quelqu’un l’a interpellée et lui fait signe. Chloé. Maudite poupée de chair et de son ! Juste une voisine ? Mon œil. Quelle voisine t’attends en tirant sur sa vapoteuse jusqu’à trois heures du matin ? Il y a forcément plus.

Il y a forcément trop, et pas de place pour moi.


Je rentre en traînant des pieds, mes larmes aussi ont le froid du cristal. Je ne les contrôle pas et j’ai honte de pleurer pour quelqu’un qui, j’en avais conscience, ne ferait que passer dans ma vie. Telle une étoile filante : éclatante, brève, insaisissable. Et je n’ai pas pris le temps de faire un vœu.

De retour chez toi, je m’improvise archéologue. Je fouille ton secrétaire, tes tiroirs encombrés et jusqu’à la corbeille à papier, à la recherche d’une lettre que tu n’aurais pas envoyée, de mots de réconfort, de réponses.

Quand tu es rentrée à l’hôpital, je n’ai plus reçu aucun courrier. Sûrement parce que tu ne voulais pas m’annoncer les mauvaises nouvelles. J’aurais préféré que tu m’écrives, quitte à ne rien envoyer, que tu me laisses sous enveloppe l’illusion d’un au revoir. Peut-être qu’alors, je ne continuerais pas à m’adresser à l’au-delà à longueur de journée. Là, c’est vraiment la relation à distance la plus inégale qui soit !

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