17) Abysses de l'angoisse
De : Cly
Tu veux venir manger à la maison ce soir ? 19h.
N'hésite pas à m'apporter ta montre.
Ma montre qui, en vérité, n'est pas cassée. Je relis en boucle le message de Clytemnestra. Il me faut près d'un quart d'heure pour taper une réponse sans âme.
À : Cly
Ok. Ça ne dérange pas ta famille ?
Bon courage pour le boulot [émoji bras musclé]
Elle m'envoie quelques photos de la brocante qu'elle tient, un dimanche par mois, devant la boutique d'antiquités. Tout l'après-midi, je tourne en rond comme un ours de zoo. J'ai moitié hâte d'être à ce soir, moitié peur de m'être surestimée.
Manger chez Peau de pingouin, ça veut dire avec ses frères et sœur, avec ses parents. Autant d'inconnus avec qui le dialogue sera moins aisé qu'avec Clytemnestra. Hier, Iphigénie faisait à peine l'effort de parler lisiblement…
Pour noyer mes soucis, je décide de m'attaquer à un problème encore plus gros : comment vais-je m'habiller ?
Hier, je n'étais pas préparée. Je n'avais pas anticipé qu'elle récidiverait le rapt de la veille et m'emmènerait encore dans des lieux incongrus. Cette fois, je vais chez elle. Le plan paraît clair, le cadre sûr. Il n'y a pas à s’inquiéter de croiser Jordan et son pote ou de devoir encore courir un marathon pieds nus. C'est l'occasion de mettre ce que je veux, d'être moi-même.
L'angoisse. En dehors du sarouel que j'assume mal, je n'ai que des fringues basiques de fille sans personnalité. Jeans straights, t-shirts unis. Même pas un décolleté capable de faire de l'ombre à ceux d'Alterte-à-Malibu !
Mon salut se trouve peut-être dans la vieille chambre de tante Gemma, où la penderie déborde encore des vêtements qu'elle portait dans sa jeunesse. Oui, sauf que tante Gemma était jeune dans les années 70. Jeune et hippie, à en croire ses robes à fleurs colorées et ses gilets à franges.
Après m’être enfoncée si loin dans l’armoire que j’ai dû réveiller la moitié de Narnia, je finis par dégoter une tenue métable. Un pantalon m’a fait de l’œil, littéralement : un patte d’eph bleu canard sur lequel Gemma a peint elle-même, en rose et jaune, des motifs occulaires. Pitié, qu’elle ne découvre jamais que j’ai pris tes ciseaux à couture pour m’en tailler un short ! Pour le haut, un chemisier taille-haute miraculeusement sobre fera l’affaire, en espérant qu’on ne me prendra pas pour une voyageuse temporelle.
Tu ne parlais pas souvent de Gemma. Seulement pour me raconter qu’elle avait commencé sa crise d'adolescence à l’âge de sept ans et n'avait pas encore décidé d’y mettre un terme. Les quelques Noëls où elle est venue, le climat était électrique, comme si elle t’en voulait trop pour pouvoir le cacher. À l’époque, je m’imaginais que vous vous étiez fait des choses terribles : que tu l’avais empêchée de fuir en minivan avec un bad boy, qu’elle trempait dans une secte ou qu’elle avait tué ton chat par accident.
Maintenant, je devine mieux. Tu étais sa mère, tu voulais le mieux pour elle, qu’elle fasse les bons choix de vie et le plus tôt possible. Gemma te détestait-elle comme certains jours je déteste papa et maman ? Et est-ce que ça veut dire que cette rancune sera sans fin ?
À dix-neuf heures pétantes, je sonne à l’interphone de la famille Roner. Un patronyme, voilà qui ferait presque tomber ma fée loufoque au rang des mortels. Clytemnestra a débarqué chez toi telle une apparition et son grain de folie a dompté ma tristesse. Difficile de ne pas y voir un tour de passe-passe, une incantation, un sortilège ou n’importe quoi de magique.
Papa, maman, plus tard j’aimerais vivre dans un livre de contes avec une Selkie-pingouin. Est-ce que ça a du sens ? Est-ce qu’il y en aurait davantage à décider en deux mois de temps quel avenir morne j’élirai pour prison ? À écouter mes parents, je vais finir comptable ou juriste, à laisser courir mes doigts toute la journée sur un clavier dans un bureau isolé. La plaque rêvée pour une introvertie de ma trempe.
Mais qui a dit que je voulais me planquer jusqu’à la fin de mes jours ? Là, j’ai trouvé le courage de venir jusqu’à chez elle. J’ai enfoncé la sonnette en sachant que je ne dirai rien. J’attends qu’elle vienne m’ouvrir et, les secondes ont beau peser l’infini, m’écraser d’appréhension, me couler comme un boulet jusqu’au confin des abysses de l’angoisse, je n’ai pas l’intention de me défiler.
La porte de la résidence s’ouvre soudain sur une Clytemnestra rayonnante en robe de plage. Ses yeux émeraudes font le yoyo de mon bandeau à mes sandales, un clin d’œil adressé à ceux peints sur mon short effilé.
— Très stylé, Lara ! Tu t’es fait belle pour moi ?
Sa taquinerie me ferait même sourire, si elle ne piquait pas dans le mille. Je riposte du tac au tac, avec trop de mordant.
« T’aurais pu carrément sortir le maillot de bain, si tu voulais m’allumer ! »
Je le regrette tout de suite, dès que me fuient ses pupilles.
Comme hier, je la suis dans l’escalier. Plan-séquence sur le creux de ses genoux. Comme hier, Orion m’accueille à peine passée la porte d’un coup de langue baveuse. Cette fois pourtant, la console est éteinte, les petits frères absents. Iphigénie termine de dresser la table et m’adresse un salut tout sourire. Une femme passe sa tête dans l’entrée pour me tendre la main. Mêmes cheveux noirs corbeau, même pupilles scintillantes et même rictus espiègle. Je vois Clytemnestra dans trente ans, sa beauté assurée et de plus en plus flagrante. Mon cœur rate un battement. La mère rétracte la main que je n’ai pas su saisir et, dans la foulée, imite le « bonjour » signé que lui montre sa fille.
— Ravie de te rencontrer, Lara. C’est rare que Clytemnestra invite des amis.
Dois-je comprendre que Chloé n’est jamais venue ? Ou bien qu’elle est officiellement autre chose qu’une amie ? Dès que l’idée m’effleure — leurs bras enroulés, leurs maillots de bain lovés dans la même serviette, leurs lèvres… — mon courage s’essouffle, la peur me noie.
— Il y a des choses que tu ne manges pas ? me demande la Clytemnestra du futur.
Les doigts paralysés, je fais non de la tête.
Non. Surtout pour chasser les images qui me harcèlent.
Non. Parce que je suis ici ce soir, et pas Chloé.
Non, non, et non, je ne vais pas prendre la fuite. Ni en vrai, ni dans ma tête.
— Super, mais n’hésite pas. Moi je déteste les moules.
Ça, je ne m’y attendais pas. Tellement pas que j’ai explosé de rire, de larmes. Une glousserie silencieuse qui me tord les boyaux plus que l’angoisse elle-même. Mains sur les hanches, Clytemnestra roulent de gros yeux qui me jugent pour de faux.
— T’abuses Lara. T’as vraiment l’esprit…
Orion bondit entre nous, à la rescousse de ce qu’il reste de présentable chez moi. Clytemnestra le calme pendant que sa mère, sourire en coin, disparaît à nouveau au salon. Qu’est-ce qu’elle va penser de moi ?
Annotations