18) La Route Arc-en-ciel

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Au vu des nus grecs qui font office de salières, je comprends que les parents de Clytemnestra font assez peu cas des allusions sexuelles, ce qui ne m’empêche pas de me tenir à carreau. Au menu, fish’n’chips maison. Sûrement une idée de Cly. Je parie qu’elle n’a rien dit à ses parents de l’agression aux pétards, elle a quand même tenu à m’apporter réparation pour mes beignets de poisson remis à l’état sauvage.

Le père de famille est rentré essoufflé du travail juste quand Clytemnestra et moi finissions de mettre la table. Dès qu’il a passé la porte, les deux petits frères ont couru hors de leur chambre pour lui sauter dessus, tout de suite imités par Orion.

Pendant le repas, chacun a la parole, le loisir de raconter sa journée. Tout le monde a dû être briefé et parle lisiblement, même Iphigénie, qui a tendance à s’emballer dès qu’elle parle de musique. Les parents me ménagent en limitant les questions : on me demande seulement si je reveux une croquette de merlu, si je suis du coin et si je m’intéresse à l’archéologie – « Volontiers », « Non mais j’ai de la famille ici », « Je n’y connais pas grand-chose mais j’aime beaucoup l’Antiquité ». Les jumeaux, Hippolyte et Ajax, en revanche, m’interrogent sur tout ce qui peut passer par la tête d’un enfant de dix ans, si bien que l’échange finit par ressembler à un portrait chinois. Ma couleur préférée ? Le vert. L’animal que j’aime le plus ? Le chat, surtout quand il ronronne. Mon signe astrologique ? Poisson ascendant vierge. Est-ce que je sais lire le tarot ? Non, pourquoi ? Clytemnestra, oui. Qu’est-ce que je veux faire plus tard ? Mes mains restent immobiles. Deux secondes de silence aussitôt balayées par une nouvelle question. Tu veux jouer à Mario Kart ?

Ajax a mimé le mouvement d’un volant pour s’assurer que je comprenne bien.

— Vous allez la laisser tranquille deux minutes ? les gronde Clytemnestra.

Le père vient en renfort, invitant les deux piles sur pattes à se calmer. Mais ce n’est pas la peine, car j’adore les jeux de course.

« Ok, faisons une partie. »

Pendant qu’Iphigénie débarrasse, Clytemnestra distribue les manettes et me laisse celle en forme de volant « puisque je suis l’invitée ». Elle ne s’attend clairement pas à la dérouillée qui suit. Mon Bowser les dégomme, un circuit après l’autre.

— Mais t’es trop forte ! crie Hippolyte, plus admiratif que vexé.

Son jumeau et lui quittent la partie pour s’improviser pom-pom girls alors que je livre un duel final et acharné contre leur grande sœur. Une étincelle de défi irradie son regard émeraude.

— J’ai été sympa jusque-là, Lara, mais tu ne m’auras pas sur la Route Arc-en-ciel ! Celle qui perd a un gage, d’accord ?

Qu’à cela ne tienne ! J’accepte le pari. Elle n’imagine même pas combien de parties j’ai jouées, ni à quel point je maîtrise le circuit. Deux ans que je reste la championne invaincue de la Coupe du centre. Je ne vais pas lui faire de fleur. Tous les coups sont permis : de peaux de banane en bombes, en passant par toutes les sortes de carapaces, nos personnages se balancent les pires crasses possibles. Les roues de nos karts se télescopent, c’est à la première qui plantera l’autre dans le décor. Des lustres que je ne m’étais pas amusée comme ça !

Je passe la ligne d’arrivée un centimètre avant elle. La victoire a le pétillant d’une soucoupe en bonbon, mon cri de joie muet la fureur d’une bataille d’oreillers. Dès que je la vise avec le coussin, Clytemnestra riposte. Elle, et ses frères à sa botte, me bombardent de tous ceux qui ornent le canapé et m’ensevelissent vivante sous une montagne moelleuse. L’air est tiède, là-dessous. Je respire à pleins poumons les tissus imprégnés de son parfum. Je voudrais disparaître pour toujours, aspirée par ce monde de polochons.

Je repense à ta douceur, aux après-midis nichées dans ton canapé.

Et ça ne fait presque plus mal.

Après d’habiles négociations, Iphigénie a pris possession de la console et nous a laissé la chambre. Clytemnestra m’a invitée à m'asseoir, ou plutôt à me frayer une petite place au milieu de l’armée de peluches qui garde son lit. Elle s’est assise sur l’unique bureau de la pièce, les pieds sur la chaise à roulettes, puis a ouvert la fenêtre qui donne sur le grand balcon.

Elle tend tout de suite le cou, comme si quelqu’un dehors l’avait interpellée. Clytemnestra se hisse sur le bureau, passe la tête par la fenêtre et prononce quelques phrases à l’intention du balcon supérieur. Si ma mémoire est bonne, ce doit être celui de Chloé. Encore et toujours elle.

— Désolée, souffle Clytemnestra, de retour face à moi.

Elle a les joues rouges et le sourire bête. Si seulement ça pouvait être de mon fait…

— Tu me dois un gage, Lara, me rappelle-t-elle.

Gagner constituait une motivation suffisante et je n’ai pas pris le temps de réfléchir à une façon de l’humilier. Parce que ce n’est pas ce que je veux. Qu’est-ce que je veux, d’ailleurs ? Je pourrais exiger qu’elle m’embrasse, mais ce ne serait pas juste : ni de la forcer, ni de me contenter d’un baiser donné sous la contrainte.

« Tu dois répondre à une question. Honnêtement. »

Clytemnestra joint les jambes, pose les coudes sur ses genoux, le menton sur ses mains.

— Je t’écoute.

« Qui est Chloé pour toi ? »

Un sourire rieur lui tord la joue. Va-t-elle esquiver comme les autres fois ? Suis-je prête à accepter la vérité ? Sûrement pas, mais j’en ai besoin pour aller mieux, pour guérir de ce béguin qui me pend au cœur, pour commencer à panser les plaies plutôt qu’attendre le coup de grâce.

— Je te l’ai dit, Chloé est ma voisine… Tu me fais quoi ? Une crise de jalousie ?

« Non. »

Haussement de sourcil. Clytemnestra quitte les hauteurs de son socle. Elle déloge une mignonne pieuvre en peluche pour se glisser près de moi sur le lit. Serrant le doudou contre son ventre, elle se penche, trop soudain dans ma bulle, beaucoup trop près de mon visage, et insiste :

— Est-ce que tu es jalouse, Lara ? Réponds franchement. Sinon je vais me faire des idées…

Elle doit prendre du recul pour observer ma réponse. Je retrouve mon espace vital, je respire. Et paradoxalement, j’aurais voulu que sa chaleur reste collée à moi…

— D’accord. Tu veux savoir ? renchérit-elle face à mes mains immobiles. Chloé est un pot de colle, un moulin à paroles, une vraie commère. Mais c’est surtout mon amie. Ma seule amie, depuis que les autres ont choisi le camp de mes harceleurs.

« Pourquoi ? »

— Parce que… j’ai cru qu’une fille du lycée ressentait la même chose que moi et j’ai voulu… Je suis vraiment trop conne.

Non. Elle est bizarre, bornée, intrusive. Mais pas conne.

Clytemnestra a fermé les paupières, aveugle à mes mots de réconfort, ce qui ne suffit cependant pas à contenir ses larmes. Je me sens… en colère. Contre les raclures qui lui ont fait des misères. Contre cette autre fille qui a dû se moquer de ses sentiments. Et surtout contre moi, pour m’être acharnée jusqu’à la faire pleurer.

Qu’est-ce que tu faisais, quand j’avais besoin qu’on me console ?

Tu me serrais contre toi, tu m’embrassais le front.

J’explose ma bulle, les bras serrés autour de sa taille. Avant que son visage ruisselant trouve refuge dans mon cou, je pose mes lèvres contre sa tempe. Elle tremble. Ses doigts s’accrochent à mon chemisier, ses larmes gonflent le tissu. Je lui caresse les cheveux jusqu’à ce que ça lui passe. Alors, Clytemnestra relève la tête et m’observe, des questions plein les yeux.

Je la lâche. Je m’écarte. La main contre mon cœur, puis tendue vers elle. Elle chasse ses larmes d’un coup de bras.

— Je ne me faisais pas des idées, alors ?

« Non. J’étais jalouse. »

— Lara, est-ce que tu accepterais…

« Je veux être avec toi. »

Mes mains se rangent dans les siennes. Mon front embrasse le sien, nos nez se sondent. J’ai un chewing-gum à la place du cœur, malaxé, étiré, et clac. Si elle se décidait à m’embrasser, je lui claquerais entre les doigts. Mais Clytemnestra n’ose pas. Elle qui a tant d’assurance, elle qui s’incruste sans gêne… Est-ce qu’elle hésite ? Est-ce que… je suis repoussante ? Déjà son visage s’éloigne, ses bras me glissent entre les mains. Elle m’échappe.

J’aurais dû le savoir. Personne ne peut m’aimer.

Surtout pas une déesse, aussi bizarre soit-elle.

Je lutte sur place, tétanisée par l’envie de fuir. Je voudrais disparaître par la fenêtre ouverte, courir jusqu’à la mer et me dissoudre dans l’eau salée. Devenir écume, comme la muette Petite Sirène.

La chaleur de Clytemnestra me prend au visage. Elle a pressé le pouce contre mon menton et force mes yeux à se perdre dans son regard émeraude.

— Lara, articule-t-elle, avec plus d’insistance que d’habitude. Si tu veux vraiment de moi… est-ce que je peux t’embrasser ? Tu as le droit de dire non. Tu as le droit de ne pas être prêt…

J’ai saisi son visage à deux mains, plaqué ses lèvres contre les miennes. Les ongles dans sa nuque, je veux qu’elle sente comme mes sens la réclament. Poitrine contre la sienne, comme mon cœur tonne pour elle. Bassin rivé à sa cuisse, comme tout mon corps l’appelle. Ma langue sur sa bouche en demande plus, toujours plus. Sa salive coule en moi, ma bouche s’éloigne et réattaque. J’imprime sur son rose glossé tout ce que les mots ne prouveraient pas.

Nos figures essoufflées se toisent un instant. Tout paraît irréel : son gloss pailleté étalé sur ma peau, ses yeux luisants qui me dévorent.

— J’ai rêvé de toi toute ma vie.

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