21) L'ingrédient secret

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Les couleurs de l’aube se disputent le firmament. Le soleil est timide ce matin et les nuées roses ont voilé sa lumière, brouillard barbe-à-papa à perte de vue. Une ombre réglisse se glisse entre le ciel sucré et moi : Clytemnestra chasse d’une main gracile la chevelure noire qui lui fouette le visage et m’offre un sourire plus rayonnant que mille soleils.

Elle s’accroupit quand je me redresse. Ses bras enveloppent mon cou de leur duvet de pingouin. Ses lèvres contre les miennes ont encore plus de douceur. Je lui signerais que je l’aime, si je n’avais pas peur qu’elle esquive, comme hier soir, en répondant juste à côté – qu’elle se contente de le faire sentir sans oser les mots.

Enroulée dans ses bras, son visage pressé contre mon épaule et ses cheveux qui me chatouillent le cou, je contemple le lever du jour. Je voudrais figer cet instant, l’enfermer dans un bout de résine et le ranger sur l’étagère la plus haute de mon cœur. Pas le soleil qui tremble à l’horizon mais la brûlure de son souffle effleurant mes clavicules, son bras embobiné autour du mien façon boa constrictor, l'étreinte dangereuse de ses cuisses maigres à ma taille. Je ne peux pas me contenter du paysage. Je veux plus d’elle. Qu’elle ôte sa fourrure telle une selkie et livre toute son humanité à mes caresses. Je veux chaque centimètre de sa peau, sentir ses ongles riper aux miens, ses cheveux pleuvoir sur mon front, que ses papilles distillent leur désir abyssal… Mais je n’esquisse pas un geste. Pas une tentative. Pas l’ombre d’un appel au plaisir.

Peur d’être trop, ou pas assez. Pas à la hauteur. Avide et dégueulasse.

Je ravale les envies qui me retournent l’estomac. Il faut profiter de l’instant : sentir les grains de sa peau et du sable mêlés, son pouls entre mes doigts. M’imprégner d’elle avant qu’elle soit rappelée au loin par la marée du destin.

Sa main caresse mes cheveux. Au moment où la chaleur du soleil m’embrasse les joues, ses lèvres y sèment de concert un baiser-canicule. Nous nous ne relevons qu’une fois les jambes engourdies. Une fourmilière s’agite à l'intérieur de mes genoux et j’accepte tout de suite la main tendue de Clytemnestra. Derrière elle, un panier d’osier échoué sur le sable.

« Qu’est-ce que c’est ? »

— Une surprise !

Le secret cadenassé sous un sourire malicieux, Clytemnestra emporte son panier dans la cuisine. Elle laisse quelques boîtes sur le plan de travail, transvase dans le frigo le contenu d’un petit sac isotherme. Puis elle sort une trousse à outils et deux tomes d’un manga dont le titre m'est inconnu.

— Tu en lis ?

« Ça m'arrive. »

— Je t'en prêterai, si tu veux.

Elle paraît trop enthousiaste à l'idée de me partager ses lectures pour que j'ose lui avouer que j'ai lu tout au plus deux mangas dans ma vie, ou que le sens de lecture japonais m'a paru une gymnastique trop contraignante. Elle trouverait ça ridicule, elle qui sait tout faire : signer plus de mots que certains stagiaires du centre, démonter des horloges,... Je crois que j'ai compris : Clytemnestra aime les choses qui lui demandent des efforts. Avec moi, elle risque d’être servie.

Des profondeurs inexplorées de son panier, elle tire un grimoire de sorcière à l'aspect familier. Couverture gondolée, pages cornées, taches de sauce sur la tranche. Ton livre de cuisine !

— Hortense me l'a prêté, je n'ai pas eu le temps de lui rendre... Et puis je suis tombée là-dessus.

Elle l'ouvre à la page des arancini. Celle où tu as annoté en gris, de ta plume élégante : préparer le risotto la veille, coulis de tomates, barré les oignons et ajouté sur l’un de tes post-it marque-page : plat préféré de Lara.

— J’ai apporté tout ce qu’il faut. On peut cuisiner ensemble.


Combien de matinées avons-nous passées, toi et moi, à tes fourneaux ? Trop pour les compter. Tu préparais presque tout de mémoire – à se demander pour qui tu annotais les recettes avec autant de zèle ! Peut-être pour les extraterrestres, le jour où ils se lasseraient des raviolis en boîte. Une pincée de ci, une louche de ça. Tout semblait toujours approximatif et pourtant, comme par magie, chacun de tes plats gardait d’une fois à l’autre le même goût savoureux. J’ai eu beau te demander ton secret, tu répétais : « beaucoup d’amour ».

L’amour, j’ignore s’il sauvera nos arancini à Clytemnestra et moi. Peut-être est-il trop jeune, encore timide et maladroit. Tous les instruments de mesures qu’elle a sortis de tes placards et sa minutie de chimiste quand elle incorpore la farce dans sa boule de riz n’y font rien : elle ne sait pas casser un œuf sans éclater la coquille, dompter la farine quand elle gonfle de grumeaux ou les flammes capricieuses de ta vieille gazinière.

Clytemnestra et la cuisine, ça fait deux. L’occasion de ne faire qu’un avec elle. Je m’auto-promeut sans la consulter cheffe de la panure et met la main à la patte. Littéralement. Nos doigts se croisent dans le gluant des œufs, la peau noyées sous la chapelure. C’est à qui recouvrira l’autre la première. Et malgré tout, entre deux rounds de cette bataille de maternelles, elle me laisse guider ses gestes pour former la boule de risotto, y enfoncer la farce, l’enrober avant de la frire.

Je pensais vouloir l’effleurer par tous les prétextes, mais c’est mieux. J’ai quelque chose à lui apprendre.

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