24) À fleur de peau

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En fin d’après-midi, l’orage nous a surprises. Je me suis précipitée jusqu’à nos serviettes pour sauver les livres. Heureusement, le parasol détrempé les avait tenus à l’abri. On ne pouvait pas en dire autant des vêtements que Clytemnestra avait retirés à la hâte et laissés à même le sable.

Après avoir rapatrié toutes nos affaires dans le salon et fermé la baie vitrée, elle m’a demandé si j’aurais des fringues à lui prêter. Pendant que je mettais les siennes à la machine, je l’ai laissée se servir dans le placard de tante Gemma. Clytemnestra s’est fait un devoir de choisir la chemise brodée la plus bariolée, juste sous prétexte qu’elle n’aurait peut-être jamais d’autre occasion de s’habiller pour Woodstock.

Cependant, avoir de quoi se vêtir ne l’a pas empêchée de sortir de la salle de bain enroulée dans une de tes serviettes toutes douces pour me réclamer un peigne soufflant. Le temps que je trouve dans quel placard tu l’as remisé, elle s’est assise sur le rebord de la baignoire. Trois geste et un regard lancé par-dessus son épaule suffisent à me faire comprendre qu’elle attend plus de moi qu’un simple groom service. Les yeux pétillants de Clytemnestra quémandent un service VIP et, face à sa moue irrésistible, je n’ai pas d’autre choix que de lui sécher les cheveux. Je lui offre un massage cinq étoiles, une rincée d’huile sur ses pointes fourchues : de quoi m’assurer qu’elle ne me larguera pas avant trois ou quatre jours.

Pitié, Lara, arrête de penser ça. Tu sors avec une fille adorable, canon, et tu ne peux pas t’empêcher de redouter le pire… Si Clytemnestra ne voulait pas de toi, elle ne serait pas là, dans la salle de bain, à t’exposer ses épaules nues !

Je m’en doutais déjà, ce n’est pas la pudeur qui l’étouffe. Une fois sa chevelure sèche, ma selkie signe un « merci » qui laisse du même coup dégringoler la serviette. Je lève les yeux sur le carrelage mural, ta fresque de poissons. Sa main me presse l’épaule, remonte jusqu’à ma joue brûlante et guide mes yeux sur ses clavicules sexy, ses seins petits et fermes, son ventre plat, son sexe à moitié épilé.

J’embrasse son cou encore humide.

« Tu es parfaite... Pas comme moi. »

Clytemnestra arrête mon geste, ses émeraudes tranchants se plantent dans mon regard, déjouant ainsi sa tentative de fuite.

— Lara…

Elle signe mon prénom, le vrai, celui qui porte encore ta tendresse.

— Prends une douche.

« Pas devant toi. »

— Comme tu préfères. Mais crois-moi, je ne suis pas là pour juger. J’aime tout chez toi.

Elle s’éloigne vers la pile de vêtements. Je ne sais pas moi-même pourquoi je la retiens.

« C’est d’accord. »

Personne ne veut me voir nue, elle ne peut pas faire exception. Mais si je veux aller plus loin, si je veux la tenir contre moi, trembler sous ses caresses, je dois lui faire confiance. L’envie d’elle est plus forte que la peur de la décevoir. Et, si je dois la faire fuir, autant que ce soit sans attendre.

Je lui tourne le dos pour ôter mes fringues. Je déballe ma poitrine instable, ma bouée sous nombril, mes vergetures aux cuisses et tous les poils que je n’ai pas pris le temps d’arracher à la cire. Je suis dégueulasse. Vite, j'enjambe le rebord de la baignoire et me recroqueville sous la douche. Je ne veux pas qu’elle regarde tout ce que je déteste de moi.

Clytemnestra s’assied au bord. Elle passe une main dans mes cheveux poisseux, englués par l’eau de mer. Comme j’esquive son regard, elle ne peut rien me dire. C’est donc sans me demander qu’elle verse le shampoing sur ma tête et détruit un à un ces édifices capillaires dont le sel est devenu le ciment. Ses gestes sont doux, ses ongles sèment des frissons sur chaque parcelle de crâne qu’ils râtissent, puis dans ma nuque courbée.

Je devais avoir cinq ou six ans la dernière fois que tu m’as lavé les cheveux. Comme pour le reste, ensuite, j’ai détesté qu’on m’assiste et l’idée d’être une charge. Aujourd’hui, c’est différent. Clytemnestra me taquine et jubile au moins autant qu’elle m’aide, alors ça passe.

Peau de pingouin a eu l’aile lourde avec le soin et, pendant que mes cheveux reposent sous une tonne de mousse, elle me laisse me savonner le corps. Je me suis attendue à ce qu’elle me scrute, mais non. Les quelques coups d’œil qu’elle a pour moi ne s’attardent pas ou alors se contentent d’accrocher mon regard, sourire aux lèvres. Ne voulait-elle pas me mater, il y a dix minutes encore ?

Revêtue des habits colorés de Gemma, Clytemnestra revient me rincer la tête, en prenant bien soin de ne laisser couler aucune goutte de savon sur mes yeux. Je me redresse ensuite, me blottis aussitôt dans la serviette qu’elle déplie ; j’y réfugie mes plis, ceux que je ne veux pas qu’elle compte. Elle se saisit du peigne soufflant resté près du lavabo.

— Assieds-toi, je vais te sécher.

« Je me débrouille. »

— T’es pas obligée de tout faire par toi-même, Lara. Laisse-moi prendre soin de toi.

Je m’installe en amazone sur le rebord de la baignoire, exactement là où elle se tenait il y a quelques instants et où elle rayonnait de sa grâce de déesse. Ses longs doigts fins glissent entre mes mèches, le souffle chaud du sèche-cheveux me chatouille la nuque.

Je me sens bien.

Détendue.

Je ne pense plus à rien.

Et me voilà les cheveux secs, peignés, trop vite à mon goût.

« Quel bruit ça fait ? »

Clytemnestra se mord la lèvre. Sans essayer de signer, elle attrape son téléphone.

De : Cly

Le commun des mortels déteste le vacarme des peignes soufflants. La plupart estimerait que t’as de la chance de ne pas l’entendre. Mais moi, je suis bizarre. J’adore ce souffle saturé, entêtant, assourdissant. Ça m’évite d’entendre le monde et j’oublie tout ce qu’il y a autour. Ça m’empêche de m’entendre penser, de ruminer les souvenirs. C’est un genre de tour de magie. Il n’y a plus que moi et le SHHHHHH. C’est pas un bruit : c’est un instant hors du monde.

Moi non plus, je ne pensais plus à rien pendant qu’elle me soufflait l’air chaud. Elle est mon instant hors du monde.

Rien qu’un regard en coin : je finis de m’essuyer et Clytemnestra n’a pas lâché son téléphone. Je risque un bras hors de ma serviette et lui tapote l’épaule.

« Pourquoi tu ne m’as pas dévisagée ? »

— Tu aurais voulu ? Tu es soulagée ou bien tu es déçue ? Arrête-moi si je me trompe, tu as l’air déçue.

Je ne veux pas répondre. Je ne sais pas trop moi-même. Oui, je suis soulagée qu’elle ne m’ait pas fixée, analysée sous toutes mes coutures. Et en même temps, ça me frustre… qu’elle ait préféré regarder ailleurs.

Les phalanges de Clytemnestra s’amarrent aux creux des miennes.

— Lara, articule-t-elle à la façon des annonces graves. Ce n’est pas parce que je ne t’ai pas reluquée que je ne t’ai pas vue.

Elle me pousse au-devant du lavabo et rabat, de chaque côté de ma tête, les portes miroirs de tes placards, mon reflet diffracté au centuple.

Par dessus mon épaule, je suis le mouvement de ses lèvres et ses signes maladroits.

— Tu sais ce que je vois quand je te regarde ?

Moi je ne vois qu’une pauvre fille, au passé démantelé, à l’avenir en impasse. Je vois des joues bouffies, des lèvres rongées, un nez trop retroussé, des yeux ternes, des sourcils en fouillis, encore de l’acnée à passées dix-huit piges. J’ai l’air d’un portrait gribouillé par un artiste aveugle.

— Tu ne vois pas ? Alors regarde-toi mieux.

Me regarder mieux : pour voir quoi ? Qu’à force de me renfrogner, je me suis creusé une ride au front ? Que d’ici peu j’aurai du poil au menton ? Que mes dents restent jaunies malgré le détartrage annuel ? Mes cernes me fileraient presque l’allure mignonne d’un panda… clairement en pleine extinction. Dans l’humidité de la pièce, mes cheveux hésitants, pas tout à fait blonds, pas tout à fait châtains, s’essayent aux reflets roux. Ça, c’est un peu joli…

Et derrière mon reflet, celui de Clytemnestra : magnifique, faussement austère, élancée comme les femmes de Klimt. Mille fois trop belle pour moi.

— Et si tu essayais de te voir comme moi je te vois ?

Une main sous mon menton, Peau de pingouin me relève la tête. Je tombe les yeux dans les yeux avec moi-même. Une vraie confrontation. Alors, je découvre un regard qui m’était, sans m’être inconnu, peu familier ; un regard que je n’ai eu de cesse d’éviter, sans en avoir conscience, même lorsque je me mirais. Un regard qui déborde. Je suis quelqu’un qui souffre, qui se laisse submerger. Je fais tellement pitié.

— Non, tu n’y arrives pas…

Alors que je ne pense qu’à me détourner des multi-glaces, Clytemnestra passe les bras autour de mes épaules et se presse contre moi. Ses signes m’effleurent la poitrine.

— Je vais te lister tout ce que j’aime chez toi, alors. Attention, concentre-toi. Ça va être long.

D’un souffle, elle balaye quelques boucles devant mon visage.

— J’aime quand la lumière danse dans tes cheveux.

Un baiser s’échoue sur ma joue.

— J’aime tes pommettes, même quand tu boudes.

Elle se décale un peu plus sur mon côté. Le bout de son nez trace les contours du mien.

— J’aime ton petit nez d’elfe et ton air malicieux.

La voilà qui se hisse, les fesses dans la vasque, son reflet décuplé autant de fois que le mien.

— J’aime tes yeux… couleur tempête d’été, toujours si expressifs… Tu n’as plus besoin de signer, je devine tout dedans.

Sa salive imprime à mes lèvres son amour au fer rouge.

— Et j’aime ton sourire, même s’il est rare. Chaque fois, il me vrille le cœur… Et je voudrais que tu voies qu’il n’y a rien à changer, pas un iota. Tu es parfaite, Lara… Parfaite pour moi.

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