23) Du bout des doigts
La crique ne nous a jamais appartenu, mais ta maison se trouve si loin de tout, au bout de son impasse, que presque personne n’y vient jamais. Au fond de ta terrasse, le portillon n’est là que pour la forme, au point qu’on a perdu l’habitude de le fermer à clef.
Quand un curieux se risque à escalader les rochers, d’un côté ou de l’autre de la petite plage, il découvre ta corde à linge juste derrière le muret et ton moulin à vent coloré. Il trouve le parasol lesté, planté dans le sable depuis plus d’années qu’il n’a de baleines défoncées. Alors, il s’imagine avoir mis les pieds sur une propriété privée et décampe sur-le-champ.
Clytemnestra elle-même, bien qu’elle habite à deux rues, ignorait tout cela avant que je l’en informe.
— Ça veut dire que j’aurais pu m’incruster ici pour bronzer depuis des années, et vous n’auriez eu aucun moyen de me chasser ?
« Oui. »
— Mince, tout ce temps perdu… J’aurais dû te déballer mes atouts il y a des lustres !
« C’est vrai. Il va falloir rattraper le temps. »
J’aimerais donner l’idée d’un ton taquin, n’en déplaise au marteau-piqueur qui cogne dans ma poitrine. Je dois avoir l’air d’une diarrhéique retenant la sauce, plus que d’une tigresse qui la ferait monter. Haussement de sourcil équivoque, puis Clytemnestra se lance dans le dépliage de sa serviette. Toutes les poses sont bonnes pour étaler la microfibre, chasser le sable rampant et déplier les coins pudiques : à plat ventre, fesses dressées, jambe en l’air ou dos cambré. Je la soupçonne d’exagérer ses difficultés. Dans quel but ? M’exposer toutes les coutures de son bikini échancré. La Déesse de la Bizarrerie me sort le grand jeu, et je fais pâle figure dans mon maillot Decathlon.
Est-ce que j’ai vraiment le droit de me tenir à côté d’elle ? Combien d’heures me faudra-t-il avant de la décevoir ? Qu’est-ce qu’il lui plaît chez moi ? Je veux dire, concrètement. J’ai un sale caractère, j’aime peu me mêler aux autres et je prends la fuite dès que les choses me dépassent. Je suis son opposé solaire. Je ne sais feindre ni la joie, ni l’amitié, ni la confiance.
« T’aimes quoi chez moi ? »
Sourcil arqué, plissement de lèvres. Clytemnestra tourne la tête et, le cou tendu, offre son visage aux caresses du soleil. J’attends. J’imagine que la réponse ne coule pas de source, qu’elle a besoin d’inspiration… Ses yeux me transpercent. Cette fois, son air est grave.
— C’est dur à dire avec des mots. C’est plus profond que ça… En vrai, je t’admire.
Je ne peux pas contenir une grimace interloquée. Elle sait tout de suite que je ne la crois pas.
— Si, je te promets ! Tu ne juges pas les gens. En tout cas, pas assez pour t’arrêter à ta première impression. Tu essayes toujours de comprendre, tu sais ce que c’est de faire des efforts. Tu ne caches pas tes failles, tu ne fais jamais semblant d’être quelqu’un d’autre… Et avec toi, je peux juste être moi.
« T’es la personne la plus bizarre de l’univers. »
Son rire a plus d’éclat que le soleil. Elle adoucit tout ce qui l’entoure, comme un de ces filtres photo aux couleurs estivales.
D’habitude, les autres me mettent mal à l’aise. Je ne sais pas comment me comporter en leur présence, j’ai toujours peur de faire un pas de travers ou d’être mal comprise. Clytemnestra rend tout plus simple. N’importe quelle petite chose la fait sourire : me prendre la main, éclater ma bulle de chewing-gum, lire ses mangas à côté de moi en me jetant des coups d’œil toutes les deux pages. J’ai emprunté l’un de tes romans pour lire à côté d’elle. Une fois qu’elle a dévoré ses deux tomes, elle me demande d’échanger. Elle se plonge dans l’histoire d’Evelyn et Ninny pendant que je découvre, les yeux écarquillés, les détails noir et blanc des paysages intergalactiques.
Être allongée auprès d’elle. Sentir son bras bouger dès qu’elle tourne la page, sa jambe chercher la mienne à chaque changement de position, un baiser furtif s’égarer dans mes cheveux. Tourner la tête, le nez contre sa peau, respirer son parfum caramel. Je voudrais que le temps se fige. Que nous restions, elle et moi, dans cette résine d’été, hors du temps, hors du “vrai monde”, loin des problèmes.
Trop tard… Elle s’est redressée.
— Tu viens te baigner, Lara ?
Chaque fois que ses lèvres strictes articulent mon prénom, je vrille. Je fonds de joie et de trac. Normalement, on réserve mon prénom aux réprimandes, aux discussions sérieuses – celles qu’on ne veut pas avoir.
« Assieds-toi, Lara, je dois te parler. »
« Lara, tu sais que Mamie a dû être hospitalisée… »
« Elle est partie, Lara. »
« Enfin, Lara, tu ne peux pas rester enfermée dans ta chambre jusqu’à la fin des temps. »
« Écoute, Lara, il faut que tu penses à ton avenir ! »
« Tu veux devenir comme ta tante, Lara ? »
« Lara ! Regarde-moi quand je te parle ! »
Dans la bouche de Clytemnestra, ces quatre lettres ont perdu toute leur violence. Elles ont le goût du sucre collant, la texture froissée d’un emballage que l’on défait. Je ne suis plus qu’un bonbon contre sa langue, prête à me laisser gober. Mais je veux plus encore. Je veux frémir sous ses doigts, que ses mains me déforment, qu’elle répète mon prénom, le vrai, celui qui ne se dit pas.
Elle a déjà les pieds dans l’eau quand je me relève. Je quitte l’ombre du parasol et, pressée par la chaleur, me jette plus loin qu’elle dans les vagues. Clytemnestra me rattrape à la nage.
« Fais comme moi. »
Debout dans la mer, je joins les poings entrouverts et agite de gauche à droite ces lunettes-phalanges. Elle m’imite sans poser de question.
Je devais avoir plus de trois ans quand tu as trouvé mon prénom. Papa et Maman s’étaient laissés prendre au dépourvu et habitués à me signer d’un L aussi sobre qu’impersonnel. Toi, tu me regardais. Tu m’observais découvrir le monde chaque fois que je restais chez toi. Tu me voyais ouvrir de grands yeux curieux sur tout ce qui m’entourait. À cette époque-là, je voulais me goinfrer du monde entier, écarquiller les mirettes jusqu’à m'assécher les rétines. Ce n’était sûrement pas le silence qui allait m’arrêter ! Ce qui se trouvait à portée de vue n’a vite plus suffi à satisfaire ma soif d’ailleurs, et je me suis mise à chaparder tes jumelles d’opéra dès que tu avais le dos tourné.
Que reste-t-il de cette petite fille qui désirait le monde entier ?
Un prénom.
Le mien.
Clytemnestra a l’air attendrie devant cette anecdote.
— Et moi, quel nom tu me donnerais ? demande-t-elle du tac au tac.
Son prénom, je le connais depuis un moment déjà. Il ne me faut qu’une seconde pour former avec les doigts une sorte de petit bec, arrondi comme celui de son sweat-shirt pingouin. Elle comprend et sourit. Je lui explique comment je l’appelle, dans ma tête. Je lui avoue même avoir rêvé d’elle en selkie. Elle se retient de rire en se mordant la lèvre.
« Tu es aussi bizarre que moi, Lara ! »
Je l’éclabousse à titre de revanche. Erreur fatale ! Fidèle à son titre de créature aquatique, Peau de pingouin me saisit sous les cuisses et me renverse dans l’eau. Je bois la tasse, ouvre les yeux. Ma revanche sera aussi piquante que le sel sur mes pupilles ! Deux brasses et j'atteins Clytemnestra. Je prends ses jambes en étau et l'entraîne avec moi vers le fond. Son buste s’amarre au mien, ses mains trouvent mon visage à tâtons, sa langue glisse entre mes lèvres le plus salé des baisers.
Le temps s’arrête. Vraiment. Je n’ai plus qu’elle en tête. Plus besoin de respirer, de penser, de réfléchir à demain. Je veux me charger d’elle plutôt que d’oxygène. M’emplir jusqu’à l’asphyxie. Mes papilles s’emballent, tourbillon de salive dans l’écrin de nos bouches. Nous sommes un monstre marin, un hybride à huit membres dont les deux cœurs pulsent d’envie.
Nous jaillissons de l’eau : souffle court, cheveux secoués, nouvelles éclaboussures. Son regard a changé, quand elle le fixe sur moi. La tendresse s’est muée en quelque chose de plus confus.
Clytemnestra me prend la main et nous remontons jusqu’à la plage. Nous nous asseyons loin de nos serviettes, les pieds dans l’eau, les yeux rivés sur le déclin du jour. Devrais-je lui dire à quel point les couchers de soleil me rendent triste ? J’ai peur de gâcher l’instant.
J’avais oublié ce que ça faisait d’être heureuse. Depuis ton départ, je ne pensais plus jamais passer une “belle journée”. Est-ce que je m’accroche à elle comme à une bouée de sauvetage ? Est-ce que je l’aime, ou est-ce que je la laisse flatter mon ego ? Comment sait-on…
Je l’ai laissée entrer. J’ai voulu qu’elle infiltre ma bulle et, si j’en avais le pouvoir, je l’y garderais prisonnière. Qu’elle s’éloigne d’un mètre, je sentirai ce fil invisible me rappeler à elle.
Putain, je débloque. On se connaît depuis quoi ? Comment je peux savoir…
Je ne sais pas. Je le sens.
Je le sens et j’ai peur. Peur de tout foutre en l’air. Peur que la réalité s’abatte sur nous comme un raz-de-marée et fracasse ce qu’on n’a même pas encore bâti.
Cet amour. Un sinistre annoncé.
Amour, merde. Mon cerveau est arrivé à la conclusion que je cherchais à éviter…
Sa main me presse l’épaule.
— Tout va bien ? Est-ce que j’ai… fait quelque chose ?
Je ne peux pas la laisser croire qu’elle me rend triste. Je ne peux pas reconnaître non plus que l’aimer, ça me fait mal.
« Je me demande… »
Mon geste se suspend. Les vagues nous mordent les orteils, l’écume s’épaissit autour des mollets. Le vent s’est levé. À chaque vague qui s’écroule, il dérobe quelques gouttes, les fait valser, un bref instant, comme en apesanteur. Je connais cet endroit par cœur. Je ne me lasserai jamais de sa beauté, pure et simple. Cet endroit, comme le reste, va m’échapper. Être vendu. Disparaître de mon monde avec toutes les sonorités que je n’ai jamais connues.
J’aimerais me souvenir de tes lettres, des mots avec lesquels tu me parlais de la mer. Mais eux aussi se sont dissouts, quelque part dans les limbes de ma mémoire.
« Quel bruit font les vagues ? »
Les yeux ronds de Clytemnestra roulent, sa langue tourne elle aussi tandis qu’elle réfléchit.
— C’est… un bruit doux, dit-elle en scrutant les flots. La marée va et vient, légère… comme une caresse. Oui, c’est ça. La mer est tout le temps sensuelle. Elle embrasse le sable, elle lèche les rochers. Et quand ses vagues s’écrasent, on peut l’entendre gémir…
« T’as entendu beaucoup de gémissements ? »
Voilà, encore une question idiote qui m’a glissé des mains. Je ne suis même pas sûre de vouloir la réponse. J’imagine bien que…
— En vrai, non. Tu es ma première copine, alors… je fais la maligne, mais j’en mène pas large.
Vraiment ? Et puis qu’est-ce que ça change ? Je serais la centième, je l’aimerais tout autant, je voudrais quand même la faire gémir, crier, jouir. Non, ce qui me fait chier c’est que, même si ça arrivait, je n’en entendrais rien.
— À quoi tu penses ?
J’ai envie de toi.
Je veux te baiser.
Mais je suis trop moche pour ça.
« Tu es aussi belle que bizarre. »
Sans surprise, je suis nulle aussi en compliments.
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