26) L'avenir s'effondre
Un sursaut à ma droite me fait bondir hors des rêves. Clytemnestra s’est redressée, l’édredon rabattu contre sa poitrine. Je me frotte les paupières. Je ne dois pas être bien réveillée, car je crois voir trois personnes, debout à l’entrée de la chambre de maman. Un homme et une femme sortent, ne laissant face à nous qu’un type en chemisette qui détourne le regard.
Je frotte encore mais rien n’y fait, les envahisseurs ne disparaissent pas avec ma grasse-matinée tout juste anéantie. Du coton plein les yeux, je n’arrive pas à lire les lèvres. Je ne sais pas ce qui se dit entre Clytemnestra et lui. Au terme de leur échange, il quitte la pièce d’un air bougon.
« C’était qui ? »
Guettant la réponse de Cly du coin de l’œil, je me mets en quête de mes habits.
— L’agent immobilier… et un couple de potentiels acheteurs. Il est très en colère. Il a dit qu’il allait appeler…
Elle signe les lettres du prénom. Tante Gemma. Super… Je vois venir le scénario, gros comme un éléphant. Elle va débarquer, me passer un savon, appeler mes parents et on me tirera de force de ta maison – de chez moi – avant que j’aie pu explorer les confins de l’univers sous la culotte de Clytemnestra.
D'ailleurs, j'ai beau soulever les oreillers et ratisser le parquet, impossible de remettre la main sur mes sous-vêtements.
— Tu étais en serviette.
Peau de pingouin pointe du doigt le tissu éponge qui, hier, m’a tenu lieu de robe du soir.
« C'est la merde. »
Cly est est au courant de la situation avec mes parents, elle sait que la maison est en vente, mais elle n'a pas l'air de s'en faire pour moi.
— J'ai déjà croisé Gemma, je peux lui parler si tu veux.
Croisé Gemma ? Ici ? Dans mes souvenirs, même si elle habitait le plus près de chez toi, elle t'évitait autant que possible. Tu ne t'en portais pas plus mal. Gemma ne venait jamais sans sa valise à problèmes, c'est ce que tu disais. Moins vous vous croisiez, mieux se portait votre relation.
Maman avait un peu le même genre de discours, les rares fois où elle m'a parlé de sa petite sœur ; toujours pour me sommer de ne pas suivre ses traces, de ne pas négliger les études, de m'assurer un bel avenir.
J'étais surprise d'apprendre qu'on confiait le tri de tes effets et la vente de la maison à la toxicomane de la famille, et je n'attends rien de cette tante que j'ai dû voir trois fois.
— T'es un peu dure avec quelqu'un que tu connais si peu, souligne Clytemnestra quand je lui exprime ma réserve.
Elle n'a pas tort. Tout ce que je connais de Gemma se limite à des on-dit. Qu'elle les démente ou non, le résultat sera le même : on ne me laissera pas disposer de la maison comme une squatteuse.
« Je ne veux pas rentrer. Je veux rester ici. Avec toi. »
J'ai peur du jour où ces murs seront peuplés par d'autres, peur d'oublier tes vieux meubles, tes tapisseries, ta collection d'horloges, l'odeur iodée des étés dans la crique, le kaléidoscope du soleil dans tes rideaux, les matinées passées dans la cuisine à écumer ton livre de recettes.
J'ai peur que l'absence efface sans prévenir tous les instants précieux ; peur d'arrêter d'exister à ses yeux dès que j'aurai quitté la côte et que le “vrai monde” m'aura mixée en un “vrai moi” purgé de tous ses rêves.
J'ai peur de m'oublier, en finissant comptable ou juriste. Je préférerais encore devenir écume et demeurer sur cette mer, près de ta maison, sous sa fenêtre, libre du monde.
Clytemnestra ressent le vent de panique qui souffle sur mes nerfs et ne manque pas d'idées pour apaiser mes craintes.
Elle convaincra Gemma de me laisser la maison jusqu'à la fin de l'été. Ou alors, elle demandera à ses parents que je reste chez elle pour la durée des vacances. Ou même, si c'est l'ultime recours, elle s'absentera une semaine de la boutique et viendra me rendre visite. Elle viendra les week-ends, dès qu'elle le pourra.
« Je ne crois pas aux relations à distance. »
Je sais, c’est un peu fort, de la part de celle qui a tout initié. Je savais dès le départ que mon séjour ici ne durerait pas éternellement. Clytemnestra serait en droit de me le faire remarquer, mais elle préfère aux reproches un sourire plein d’assurance.
— Alors, on n'a qu'à dynamiter la distance.
Elle a raison. Il y a les messages, les visios, le train et, si j'insiste pour me la jouer old school, elle promet même qu'elle m'enverra des lettres parfumées.
— Je n'ai pas l'intention de perdre, Lara, alors tiens le coup.
Pour me ménager peut-être, elle insiste pour refaire le lit. J’en profite pour poursuivre mon périple au rez-de-chaussée, à la recherche de vêtements. Je trouve mon sac là où je l’ai laissé, dans ta buanderie, et en tire le dernier t-shirt uni que j’ai emporté dans ma fugue. Je l’enfile avec le jean de la veille puis lance une machine, histoire de pouvoir me changer ailleurs que dans la penderie de tante Gemma.
Je retrouve Clytemnestra à la cuisine, le nez dans ton livre de recettes.
— Dis, tu penses que si on lui fait un gâteau, Gemma sera plus facile à amadouer ?
Listant les ingrédients que nous avons à disposition, elle s’est arrêtée à la page du ciambellone. Tu en faisais si souvent que le moule circulaire restait accroché au-dessus de la hotte, prêt à l’emploi. Pendant que Clytemnestra s’en va le dénicher, je feuillette à mon tour le grimoire, curieuse de découvrir dans tes annotations quel dessert était le préféré de Gemma. Je n’ai pas encore rencontré son prénom griffonné qu’une enveloppe glisse hors de la jaquette. Je me penche pour la ramasser. Un nœud me serre la gorge.
J’ai tout de suite reconnu les courbes élégantes de ton écriture. Cette lettre est à mon nom. Le timbre a été posé, mais pas tamponné. Le rabat est ouvert, la colle encore visible, me laissant deviner que quelqu’un l’a décachetée, proprement, au couteau ou au coupe-papier.
D’instinct, mes yeux cherchent Clytemnestra. À la vue de l’enveloppe, son teint blêmit. J’aimerais ne pas comprendre ou espérer me tromper, mais son pincement de lèvres et son regard coupable ne me laissent aucun doute.
Je me redresse en furie.
« Tu comptais me le dire quand ? »
— Je peux t’expliquer ?
« Je crois que ça ne va pas me plaire. »
— L’une des dernières fois où j'ai vu Hortense, elle m’a demandé de poster ça pour elle. Mais je n’ai pas pu… Je savais qu’elle te parlerait de moi, qu’elle te brosserait un portrait trop élogieux…
« Qu’est-ce que tu racontes ? »
— Hortense avait compris, elle savait que tu me plaisais. Et je ne voulais pas… que tu me rencontres comme ça, que tu aies déjà ton idée sur moi. Son idée, en fait. Je voulais juste que tu me voies comme je suis, pas comme elle me pensait.
« Mais d’où je te plaisais ? On ne s’est jamais vues ! »
— On s’est croisées quelques fois… On m’avait dit que tu étais sourde et je ne savais pas encore comment venir te parler. Mais j’ai vu où était ta maison, alors…
Je suis contente d’être sourde pour ne pas l’entendre continuer à se chercher des prétextes. Clytemnestra m’a caché ta dernière lettre. Par sa faute, je n’ai même pas eu l’occasion d’y répondre. Quelles que soient les excuses qu’elle avance, ce n’est qu'une foutue égoïste.
— Je suis désolée, Lara.
« Dégage de chez moi. »
Elle a assez de tact pour ne pas insister. Je n’ai plus envie de subir sa vision, de vouloir la gifler après l’avoir adorée sous toutes ses coutures. Clytemnestra récupère ses affaires et prend la porte. Sur le seuil, ses yeux cherchent encore mon regard, un pardon que je ne suis pas en état de lui accorder.
— Je sais que j’ai déconné… mais tout ce qui s’est passé avec toi… c’était sincère.
Le temps s’arrête, mon cœur avec. Je la regarde s’éloigner et je me vide à l’intérieur : la baignoire de mes émotions débordait, maintenant mon âme s’enfuit par le syphon.
Tu n’es plus là et elle m’a volé tes derniers mots. Je lui en veux plus qu’au destin, plus qu’à mes parents et plus qu’au monde entier. Je veux gommer ces derniers jours et oublier jusqu’à son parfum ; pourtant je n’ai que lui en tête. Son odeur de caramel, à me filer une crise de foie.
J’aurais dû me méfier de ses manières douteuses, de sa façon de s’imposer, de ses phrases évasives. J’aurais dû me douter : quelqu’un d’aussi parfait, ça n’existe pas.
À la poubelle, mon béguin d’adolescente et mes rêves délirants !
Sans toi, sans elle, l’avenir s’effondre.
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