28) Cocon

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Plus on suit une recette à la lettre – chaque quantité dosée au milligramme près, l’exact temps de cuisson minuté en respectant le préchauffage – moins les plats ont de saveur.

Je contemple le ciambellone encore chaud, sa croûte ondulée soigneusement saupoudrée de sucre glace. Il n’a pas l’odeur réconfortante des matinées passées à salir ta cuisine, à goûter la pâte crue, rajouter du citron car la pâte est trop fade, puis remettre de la farine car il y a trop de citron. Il n’a ni le léger fumet du brûlé, ni l’allure noircie de nos “petits oublis”, quand nous entamions une partie des Aventuriers du rail et oubliions le minuteur…

Une petite lumière glisse sur la table et me fait lever les yeux. Tante Gemma est là, dans l’embrasure de la cuisine. Poignet levé, elle joue avec le point lumineux réfracté par le cadran de sa montre chromée.

— Bonjour, Lara. Ça va ?

Elle a l’élocution nette d’une vraie actrice, mais je n’ai aucun besoin de lire ses lèvres. Ses signes sont clairs, mon prénom parfaitement formé.

« Tu sais signer ? »

— T’en as de ces questions ! Ma nièce est sourde, bien sûr que je sais signer.

Je n’en avais aucun souvenir. Comme je ne réponds rien, elle avise le gâteau.

— T’as fait ça pour moi ? Ça sent bon. Tu bois du café ?

Elle exhume du placard en coin ta cafetière italienne, celle à laquelle je n’ai jamais rien compris. Je l’observe tasser le café moulu dans l’entonnoir.

« Comment ça marche ? »

Le procédé est trop complexe à signer pour que je le comprenne.

— Elle t’expliquera mieux que moi, c’est le genre de trucs qu’elle aime.

Je n’ai aucune envie de parler de Clytemnestra – cette fichue traîtresse ! – alors je découpe deux généreux morceaux de ciambellone que je dépose dans tes plus jolies assiettes en céramique. Celles avec les petits crabes.

Gemma verse le café puis s’installe face à moi. Ses yeux ne quittent pas mes mains, elle a dû remarquer que je les tenais occupées. Quand je ne porte pas le gâteau à ma bouche, je touille compulsivement le café du bout de la cuillère. C’est vrai, je n’ai pas envie d’avoir cette conversation… et nulle part où fuir.

J’aimerais lui demander, à elle qui a su si bien nous tenir tous à l’écart, par quelle incantation secrète on garde le monde éloigné. Je sais cependant qu’elle a dû souffrir de vos querelles, quel bonheur tu as éprouvé à la retrouver ; j’ai bien conscience que la question serait malvenue.

Tante Gemma mord dans le ciambellone.

— On sent tout de suite qui t’a appris à cuisiner !

Son rire se pare d’un clin d’œil complice. Je n’avais pas ce souvenir d’elle : celui d’une femme chaleureuse, à la figure joviale, aux gestes doux et vaporeux. Je gardais plutôt l’image d’une personne distante, aux yeux voilés sous une frange trop longue et aux doigts crispés de colère ; toujours à s’isoler dans une chambre au milieu des fêtes, à prendre la poudre d’escampette avant le dessert, indifférente à tout mais surtout aux autres. Les rares fois où je l’ai vue, petite, elle détournait le regard et ignorait mes signes. Cette tante qui m’intimidait tant, qui me faisait peur, presque… se peut-il qu’elle aussi ait eu peur ? Peur de ne pas me comprendre, peur que je la voie d’emblée comme on me l’avait dépeinte, peur du fossé qui, à l’époque, semblait la séparer de tout…

« C’est vrai que tu te droguais ? »

— C’était les années soixante-dix, ma cocotte ! Même ta mère a fumé de l’herbe, on n’en a pas fait toute une histoire.

Une gorgée de café plus tard, le regard malicieux de Gemma me laisse comprendre qu’elle entend bien se venger de ma question insolente.

— Tu es seule, Lara ?

Je sens qu’elle ne pense pas à mal et, si je me fie à ta lettre et son sourire en coin, je serais même tentée de croire que la situation l’amuse. Sauf que moi, ça ne m’amuse pas. J’ai envie de me cacher dans le donjon le plus reculé de ma forteresse intérieure. Gemma ne peut pas le savoir, mais son soutien tacite ne fait qu’enfoncer au bélier une porte déjà vermoulue.

— J’ai cru comprendre que C et toi, vous êtes…

« Avant. »

En langue des signes, les verbes ne se conjuguent pas. Les mains n’évoquent pas les choses qui étaient ou celles qui seront. Dans le Monde du Silence, les choses sont, simplement. Elles sont au passé, elles sont au futur, mais elles sont avant tout, comme si le temps, en vérité, n'avait aucune emprise.

Les lèvres rieuses de Gemma se teintent de compassion.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Alors je lui raconte, comme je t’aurais raconté, avec mes gestes tremblants, mes ongles qui s’entrechoquent, les signes embrouillés. J’ai les larmes au bord des yeux et le cœur au bout des doigts.

Gemma dompte ma colère à force de regards entendus. Au moment où je m’emballe et cogne contre la table, elle se lève aussitôt pour me saisir les bras, prendre dans les siens, et je me laisse envelopper dans les pans de son châle. Elle porte l’odeur familière et capiteuse qui imbibe encore la tapisserie de sa vieille chambre. L’un de ces parfums Dior oublié au fond du placard de la salle de bain, auquel tu m’interdisais de toucher, les fois où je jouais à respirer les flacons.

Ici et maintenant, au creux de son cocon cotonneux, j’ai à nouveau sept ans, la dent de devant qui bouge, les narines frémissantes contre le flacon interdit. Mon nez, un portail temporel par où je m’évade hors du présent cruel.

Les caresses de Gemma plaquent mes cheveux sur ma tête et étouffent en douceur les pensées parasites. Je me suis laissée aller, mes bras ballants noués autour de sa taille. Hier encore, ma tante était une inconnue : une somme de on-dit et de souvenirs opaques emmaillotés dans des fringues de yéyé. Aujourd’hui, elle est le plus précieux des refuges.

D’un pas en arrière, je me soustrais lentement au câlin. Son pouce étale le chagrin sur ma joue trempée puis, comme si elle comprenait d’instinct que je ne peux pas encaisser plus de gentillesse, Gemma regagne sa chaise.

— Lara… est-ce que ça t’est déjà arrivé de faire une erreur ? De causer de la peine à quelqu’un ?

Oui, un tas de fois. Ne serait-ce qu’en fuguant, puis en laissant mes parents en mode avion se corroder d’inquiétude.

— Je vois. Et c’est normal. Quelqu’un de blanc comme neige, non seulement ça n’existe pas, mais surtout ça fait peur.

Elle n’a pas vraiment besoin d’élaborer, je comprends ce qu’elle veut dire. Pour des anomalies sociales comme elle ou moi, la perfection a quelque chose de terrifiant. Elle nous renvoie à nos plus horribles défauts, déplie entre nos failles et elle la voie semée d'embûches vers l’amélioration et, aussitôt qu’on juge ce périple impossible, nous paralyse d’effroi.

J’ai cru Clytemnestra parfaite et détesté me tenir à côté d’elle. Ce n’est qu’en décelant ses fêlures que je me suis autorisée à l’aimer…

— Ce qu’a fait C, c’était idiot et égoïste. Mais qu’est-ce qui te donnera le moins de regrets : la rayer de ta vie ou lui donner une autre chance ?

« Je ne peux pas la pardonner. »

— Personne ne te demande de lui pardonner. Tu crois que j’ai pardonné à ma mère de m’avoir pourri la vie ? D’avoir méprisé mes rêves ? De m’avoir fait passer pour une grosse camée ?

« Alors pourquoi tu es revenue ? »

— Parce que, si mes derniers souvenirs avec elle étaient restés nos disputes, je l’aurais regretté jusqu’à ma tombe.


Je crois que tes mots compteraient pour elle, peut-être davantage que pour moi, alors je lui fais lire ta lettre. Je n’ai pas souvent vu d’adulte pleurer et j’ignore comment l’épauler, quand elle découvre tes derniers mots, ce que tu y dis d’elle.

Tout en séchant ses pleurs dans ses manches chauve-souris, elle grommelle quelque chose.

« Pardon ? »

— Non, c’est rien. C’est pas ta faute.

J’insiste du regard. Sans la lâcher des yeux, je sirote ce qu’il me reste de café et m’en ressers une tasse. Il a le même goût que celui que tu me faisais, l’arôme doux-amer de l’âge adulte : pas le vrai, celui qu’on joue. Qu’il vente, qu’il gèle, s’il ne pleuvait pas, on le buvait sur la terrasse. Moi, quinze ans, des rêves d’indépendance projetés sur la mer grise. Toi, passé soixante-dix, à fantasmer les détails de notre futur road trip sicilien comme si tu avais mon âge.

Mes pupilles insistantes ont-elles eu raison de sa ténacité ? Ou a-t-elle changé d’avis en les voyant soudain briller de nostalgie ? Toujours est-il que Gemma pose sa tasse, finit sa part de ciambellone, se lèche les doigts, puis laisse filer un soupir.

— D’accord. Hortense a parlé de toi à C. Qu’est-ce que tu crois qu’elle lui a dit ?

Trop de choses, bien sûr, commet tu l'as d'ailleurs avoué.

— Ma mère était comme ça. Qu’elle aime ou qu’elle déteste quelqu’un, elle forgeait l’opinion des autres. Quand C est venue te voir, la première fois, est-ce qu’elle t’a parlé d’Hortense ?

Non. Elle s’est ramenée avec une excuse loufoque, en mode mystère ambulant. Elle est allée jusqu’à feindre de ne pas savoir signer, jusqu’à me laisser galérer, et cela dans l’unique but de noyer le poisson.

— Et si elle avait été honnête, tu aurais réagi comment ?

Mal. J’aurais flippé, possiblement plus qu’en voyant une inconnue prendre ses aises chez moi. Sachant que tu lui avais déjà déballé toute ma vie, je me serais sentie toute nue, toute fragile ; jamais je n’aurais eu l’envie de me livrer à elle.

Sachant aussi quel portrait ton amour de grand-mère avait dû brosser de moi, je ne me serais sentie encore plus misérable. J’aurais eu peur de la décevoir, de ne jamais réussir à être, en sa présence, ta petite-fille joviale, curieuse, studieuse, mi-clown mi-poète, telle que tu avais choisi de me voir.

Je me serais fermée comme une huître. J’aurais préféré la mépriser jusqu’au bout que me plier à ce que, peut-être, par ta faute, elle attendait de moi – ou pire, m’échiner à changer sa vision.

Je ne suis pas stupide, je ne m’imagine pas que Clytemnestra a pu garder ta lettre pour mon bien, juste pour me préserver. Néanmoins, je mentirais si j’affirmais ne pas comprendre son égoïsme.

« OK. Je vois ce que tu veux dire. »

— Donc qu’est-ce que tu vas faire ?

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