32) Senteurs du temps perdu

7 minutes de lecture

Juste avant que je file, Iphigénie m’a demandé :

— Dis, Lara… t'as essayé de lui envoyer un SMS ?

Quelle imbécile ! À force de m’en servir de transcripteurs instantanés, j’ai oublié que les textos avaient été inventés pour communiquer à distance. Une fois digéré le ridicule, une vérité plus amère m’est apparue : je n’avais aucune idée de quoi écrire à Clytemnestra.


Quiconque n'habite pas le Monde du Silence s'imaginera que je préfère la facilité d'un échange écrit à l'exercice ardu de la lecture labiale. C'est tout l'inverse.

Je ne connais rien des intonations décrites dans les livres. Pour moi, le seul moyen de saisir le ton ou l'intention d'une phrase, c'est de me fier à l'expression du visage. Raison pour laquelle Cly et son abord austère m'ont désarçonnée au premier abord. Quatre jours plus tard, je lis ses émotions presque mieux que ses mots.

Jeter les idées sans pouvoir guetter ses réactions, ni préciser ma pensée en fonction, c’est comme s’aventurer sans lampe dans une caverne.

Comme sauter dans le vide sans vérifier son parachute.

Comme foncer droit dans le mur avec l’espoir qu’il s’agisse d’un passage secret.

C’est l’incertitude totale.


J'ai ruminé tout le long du chemin. Qu'est-ce que je dois lui dire ? Qu'est-ce qui importe le plus ?

Déverser ma rancune une bonne fois pour toute ? Si le temps qu'il nous reste ici est compté, je ne veux pas risquer de la quitter sur une note aussi âpre.

Je ne veux pas non plus lui pardonner sans concession. Son égoïsme aurait pu me détruire. Même si je décidais d'attribuer cet acte de malveillance à la maladresse, et même si je décrétais que, dans la pelote compacte de mes sentiments, l'amour que je lui porte m'est plus précieux que cet accès de haine, je ne pourrai pas nier l'avoir détestée quelques heures. Je n'oublierai pas qu'elle est capable de me blesser. Je ne devrai jamais permettre un autre écart du genre.

Alors, faudrait-il que je m'épanche ? Que j'érige en prose la profonde tristesse provoquée par sa trahison ? C'est certainement ce que j'aurais fait, si je n'avais pas eu peur de lui tenir la tête sous l'eau. La Culpabilité est la mère des idées noires, plus fertile qu'une araignée pondeuse. Hors de question qu'une nouvelle lubie morbide éclose dans le cœur de Clytemnestra. Quand le remords la guide jusqu'au bord de la fenêtre, je ne serai pas celle qui la poussera dans le vide.

Quelle option me reste-t-il alors ? La sincérité.

Je pèse mes mots. Je dose chaque émotion pour lui livrer le plus fidèlement possible le fond de ma pensée.


À : Cly

Je suis en route pour la boutique. Est-ce qu’on peut se voir ?

Je suis toujours en colère, mais ça n’efface pas mes sentiments pour toi.

Je ne peux pas pardonner ce que tu m’as fait, mais j’ai compris tes raisons et, même si ça n’excuse rien, je crois que tu es quelqu’un de bien. Je ne peux pas te juger sur une seule faute. Il y a eu tout le reste : les bons moments, les choses qu’on s’est confiées et toutes ces fois où tu m’as fait me sentir spéciale, comprise, où tu m’as fait croire à demain.

Tu m’as planté un couteau dans le dos. C’est comme ça que je le ressens. Mais je n’ai pas envie que la violence d’un seul acte compte plus que tous tes gestes tendres, drôles ou gentils.

Sur quatre jours, c’est difficile d’estimer si tu m’as fait plus de bien que de mal. Alors j’aimerais continuer. Je ne veux plus croire en rien, seulement voir où ça nous mène. Parce que se laisser porter, c’est ce qu’on fait de mieux, nous les cœurs naufragés.

Peux-tu me promettre de ne plus jamais me mentir ? Si oui, alors je veux que nous voguions vers l’inconnu, traversions les tempêtes et tracions sans boussole une voie qui nous ressemble.

Je t’aime plus que je te déteste.

Puisque l’avenir viendra, attaquons-le ensemble.


Je me suis arrêtée sur un banc le temps de lui écrire, à l’entrée de la rue du Clos. La venelle est piétonne, intégralement pavée. Sa courbe exagérée en dissimule le bout, qui monte vers le vieux centre. La boutique d’antiquités se trouve là, engoncée entre un restaurant huppé et une boutique de vêtements kawaii où je mettrais ma main à couper que Peau de pingouin a dégoté son duvet. Aujourd’hui, en vitrine, trônent une robe lolita pastelle et un sweat-shirt à tête de grenouille.

Mon regard s’attarde avec hésitation sur le haut vert. Est-ce qu’elle le porterait bien ? Je suis trop attachée à son petit surnom pour vouloir l’imaginer avec une autre veste. Et moi, de quoi j’aurais l’air là-dedans ? D’une fille qui a voulu se la jouer excentrique mais n’assume pas, sans doute.

J’arrête de retarder le moment des explications. Cinq minutes que j’ai envoyé le message et toujours pas de mention “vu”. Clytemnestra doit être occupée. Je l’imagine déjà, le nez dans les engrenages, à bidouiller une horloge tricentenaire.

La vitrine arrondie de l’antiquaire est saturée de gros cadres et de vaisselle. À travers les verres et les flacons sculptés, on devine à peine l’intérieur du magasin. La porte en bois verte et sa poignée cuivrée n’opposent aucune résistance et je devine qu’une certaine perfectionniste a tout huilé avec soin.

Le regard appelé de tous les côtés par les sculptures d’angelots, les miroirs ouvragés et les lampes vintages, je traverse la salle où s’agglutinent meubles en bois et porcelaines. Derrière le comptoir vitré, je ne trouve qu’un vieil homme affairé à trier des bijoux. Il lève la tête à mon approche, redresse ses lunettes. Son regard s’allume.

— Oh, la petite-fille d’Hortense !

À peine a-t-il parlé que l’embarras l’arrête. Sous ses petites lunettes rondes, ses yeux me scrutent, soucieux de savoir si je l’ai compris. Je dissipe le malentendu d’un hochement de tête.

Malentendu. Dans le Monde du Silence, c’est vraiment un terme plein d’ironie.

Le grand-père de Clytemnestra me sourit, puis un silence aussi long qu’immobile s’installe entre nous. Je tends un œil curieux vers ce qui me semble être l’arrière-boutique. Le vieil homme secoue la tête. Non, sa petite-fille n’est pas là. Il mime : deux doigts qui courent, le mouvement d’un tournevis. Elle est partie pour l’une de ses réparations.

L’antiquaire, devinant que je suis me suis résignée à l’attendre, me montre du doigt une boîte de thé. J’accepte la boisson, le pouce en l’air. Sur le même mode, il m’indique un fauteuil de velours près d’une table en fer forgé puis disparaît à l’arrière. Quelques minutes plus tard, il réapparaît avec un plateau garni d’une tasse fumante et trois biscuits à la confiture. Sur le plan des petites attentions, Clytemnestra a de qui tenir !

Son grand-père multiplie les sourires, faute de savoir comment me faire la conversation. Sa moustache taillée au millimètre frémit sous ses mimiques pleines de bons sentiments. Plusieurs fois, ses sourcils haussent un genre de « Ça va ? » auquel je réponds toujours d’un clignement de paupières apaisé.

Chose rare, je ne me sens pas de trop. Cette pièce à voyager dans le temps regorge de vieilles odeurs, toutes plus lointaines et mystérieuses les unes que les autres. J’essaye d’en décrypter les notes : cuir musqué, effluves de pots pourris, fraîcheur florale encore pendue aux cous des vases, remugle piquant de poussière,...


J’aime l’odeur des vieilles choses plus que les antiquités elles-mêmes. Ce qui n’est plus persiste, ne serait-ce que l’espace d’une respiration, dans ces senteurs du temps perdu.

Je me suis imprégnée de celles qui peuplent encore ta maison, des coussins jusqu’au fond des placards, car je voulais que ton souvenir reste intact. Quand les larmes troublent la vue et que le silence dure, le passé trouve toujours le moyen de nous prendre au nez. Alors même si j’ai peur de perdre tout ce qu’il reste de toi, et encore plus peur d’oublier jusqu’aux traits de ton visage, je m’accroche à l’idée qu’une fois de temps en temps, une odeur surgira de nulle part pour te raviver. Celle d’un ciambellone ou du sel marin. Oui, ça me suffirait pour être avec toi une fraction de seconde.


À flâner dans mes pensées, j’ai terminé le thé et les gâteaux, mais toujours aucun signe de Clytemnestra, ni dans la boutique, ni sur mon téléphone. Se pourrait-il qu’elle m’évite ? Que je l’ai repoussée trop froidement ce matin ? Au point de la faire douter des relations à distance ?

Sans plus aucun biscuit sur lequel passer mes nerfs, je me suis mise à ronger la peau autour de mes ongles. Ton vieil ami Jean-Paul doit voir clair dans ma détresse car, quand il revient me débarrasser, il lâche sur la table une feuille de calendrier sur laquelle il a griffonné l’heure et l’adresse de l’intervention de son apprentie.


Mardi 9 juillet, 14h

 Changer robinet mitigeur chez Mme Merlicourt

360 rue des fossées.


À la lecture du nom, j’ai froid dans le dos. Pourquoi la vieille bique homophobe qui s’offusquait que tu emploies Clytemnestra ferait-elle appel à ses services ? Sûrement pas pour lui présenter des excuses.

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