Chapitre 1 : Mission secrète

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Rayna frappa doucement à la porte. Une voix étouffée l’invita à entrer dans un vaste bureau, plongé dans la pénombre. De grands rideaux en velours pourpres filtraient les rayons rougeoyants d’un soleil en fin de course. Le peu de lumière laissait entrevoir une décoration de style gothique assez tape-à-l'œil ; la jeune capitaine ne comprenait pas vraiment cette nouvelle obsession qui s'était emparée de Daevran. Toutes ces légendes terriennes sur les vampires lui étaient montées à la tête, et il s'était construit un personnage qu'il prenait soin d'entretenir et de parfaire jour après jour.

Les lèvres tordues en une moue dédaigneuse, elle passa un doigt sur le dessus de la commode, tout en se demandant si la crasse qui s’accumulait sur les meubles et les toiles d’araignées qui fleurissaient dans les recoins sombres de la pièce faisaient partie du décor. Elle avait en horreur cette ambiance lugubre et étouffante où la poussière virevoltait dans une valse nonchalante, accrochée par les quelques rayons de lumière qui parvenaient à se frayer un chemin entre les rideaux mal tirés.

« Ce n'est pas comme s’il craignait vraiment le soleil, il pourrait faire un effort pour passer un coup de plumeau et ouvrir les rideaux quand il reçoit quelqu'un », songea-t-elle avec irritation.

Debout derrière son bureau, le vampire avait l'air de contempler quelque chose dans les jardins. Sans doute un joli minois qui venait de passer sous sa fenêtre... Il fut tiré de sa contemplation par un raclement de gorge discret.

— Rayna, tu es là ! Parfait ! lança-t-il alors en se tournant vers elle, un large sourire dévoilant ses canines parfaitement blanches.

— J'ai eu ton message.

— Tu n'as pas été suivie ?

Elle secoua la tête.

— Non, mais tout le monde sait que j'ai l'habitude de venir ici. Ce n’est pas suffisant pour paraître suspect. Ce qui est suspect, en revanche, c'est ton attitude. Que se passe-t-il exactement ?

Le regard de Daevran se durcit, les traits de son visage anguleux tendus par l'inquiétude.

— Quelque chose se trame au sein de la Voûte. Je ne sais pas quoi exactement, mais d'étranges rumeurs me sont parvenues.

— Des rumeurs ? Quel genre de rumeurs ?

— Des membres dissidents de l’Ordre de Corvus seraient impliqués dans une tentative de renversement…

— Un renversement ?! Com-

— Chut ! fit Daevran en lui plaquant une main sur la bouche.

— Pardon, s'excusa-t-elle à voix basse. Tu te rends compte de ce que tu dis ? Ce n'est pas une accusation qu'on peut proférer à la légère, il s'agit de haute trahison.

— Je sais, c'est pour ça qu'il me faut des preuves. Pour l'instant je n'ai que des suspicions, je ne sais même pas qui fait partie du groupe dissident ni qui les dirige.

Rayna resta songeuse un instant. Elle ne voulait pas donner tort à son supérieur, mais ce qu’il avançait était loin d’être anodin. De telles suspicions exigeaient des preuves solides.

— Tu te trompes peut-être, non ? Puis, n’est-ce pas le rôle de l’Inquisition d’enquêter sur ce genre de soupçons ? Mes éclaireurs ne m’ont rien rapporté qui aille dans ce sens non plus…

— Je sais, c’est bien cela le souci. Je ne peux faire confiance ni à l’Inquisition, ni aux Exécuteurs. Quant aux Éclaireurs, je doute de la fiabilité de leurs renseignements.

— De qui tiens-tu ces informations alors ? Ce pourrait être une tentative de sabotage visant à déstabiliser notre faction. Sans nous pour la protéger, la Voûte serait bien plus vulnérable.

— Scorpio.

La mention de leur ancien mentor avait suffi à balayer toute trace de doute. Scorpio était l’ombre du roi de Théandria. Il œuvrait pour lui en tant que garde du corps, assassin royal et maître-espion, ce qui lui donnait accès à des informations sensibles que même les agents les plus expérimentés de Corvus auraient bien du mal à dénicher. Scorpio avait ses défauts et ses secrets, mais il était aussi dévoué à la protection du roi qu’ils l’étaient à celle de l’Archontesse et du Cristal.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?

— Tu le connais, il n’est pas très loquace, fit Daevran en haussant les épaules. J’ai reçu une missive de sa part via la boîte à messages qu’il m’a confiée. Il a griffonné quelques mots dans un langage codé qui m’a pris un bon moment à décrypter : Elysambre, danger, Corvus. Il était peut-être surveillé ou manquait de temps. Je lui ai renvoyé un message pour lui donner rendez-vous à notre lieu de rencontre habituel, j’y suis allée trois soirs de suite, mais il ne s’est jamais présenté.

— Tu crois qu’il lui est arrivé quelque chose ?

— Je ne pense pas, si c’était le cas, on en aurait entendu parler.

— Tu en as parlé au général Wöfflin ?

Le vampire secoua la tête.

— Pas encore, j'attends d'avoir suffisamment de preuves avant d'aller voir le chef. Si notre faction est corrompue, il sera tenu pour responsable, ou pire, il pourrait faire partie de la conspiration.

— Tu ne crois quand même pas que le Grand Veilleur serait impliqué dans cette affaire ?

— C’est une relique de la dernière tentative de renversement, et même si c’était il y a plus de vingt ans, il n’a jamais été totalement lavé de tout soupçon. L’Archontesse nourrit encore de la méfiance à son égard, à tort ou à raison. Je veux croire en son innocence, vraiment, mais nous ne pouvons pas nous laisser aller au sentimentalisme.

Rayna savait à quel point Daevran tenait au général Wöfflin. Plus qu’un mentor, il était comme un père pour lui ; il l’avait pris sous son aile et l’avait formé pour en faire son successeur. Un jour, il prendrait sa place à la tête de l’Ordre de Corvus. S’il s’avérait que le général était un traître, alors… La jeune femme n’osait imaginer l’effet dévastateur que cela aurait sur son ami.

Elle posa une main compatissante sur la sienne, le regard attristé. Daevran la serra en retour. Il la retint plus longtemps qu’il ne l’aurait dû. La douceur de son contact raviva la douleur sourde d’une relation dont il n’avait jamais vraiment fait le deuil. Rayna perçut son trouble. Un mélange de tristesse et de mélancolie lui noua l’estomac. Elle savait que quelque chose s’était brisé entre eux. Elle ne retrouverait jamais la connexion émotionnelle qu’ils partageaient avant que l’amour et le désir ne s’invitent dans leur relation et leur fasse perdre l’équilibre. Ils ne parlaient plus le même langage, ils ne s’aimaient plus de la même façon. Désormais, chaque geste chargé de tendresse et d’affection suscitait le malaise et l'ambiguïté. Elle ne pouvait plus le toucher sans le faire souffrir. Elle pleurait la perte d’un frère, il pleurait la perte d’une illusion romantique.

— Excuse-moi, fit-elle en retirant sa main sans brusquerie. Je ne voulais pas...

— Je sais. Ce n’est rien.

Le mensonge était plus confortable que la vérité. Les mots, moins gênants que le silence. C’était un verrou posé sur un passé trop lourd à porter que tous deux préféraient ignorer, à défaut de pouvoir l’oublier. Rayna détourna le regard, les yeux fixés sur un objet qu’elle ne voyait pas vraiment. Elle inspira doucement pour se recentrer, son attention tournée vers cet objet d’une banalité affligeante qui la ramena à la raison de sa présence dans le bureau de Daevran. Elle parvint à noyer le bruit de fond, ses émotions réduites à un grésillement lointain, et reporta son attention sur l’affaire qui les préoccupait.

— Si tu m’as fait venir, j'imagine que tu as besoin de moi pour confirmer tes soupçons ?

— Exact. Je voudrais que tu débusques les conspirateurs en t'infiltrant parmi eux. Il faut que tu rassembles un maximum d'informations, et, si possible, que tu te rapproches de leur dirigeant.

Dans d’autres circonstances, Rayna aurait considéré cela comme une mission de routine. En tant qu’Éclaireuse en Chef, elle gérait les unités d’espionnage et de contre-espionnage et formait les agents à ce type d’opération, et elle se rendait encore souvent sur le terrain. Cette fois, c’était différent. Les conséquences en cas d’échec seraient catastrophiques.

— Écoute, je comprends que tu sois hésitante, dit Daevran.. En vérité, je le ferais moi-même si je pouvais, mais tu as toujours été plus douée que moi pour les missions d'infiltration. Et je préfère rester au Quadrant pour garder un œil sur l’Ordre. Toutefois, je ne veux pas te forcer, tu es libre de refuser…

— Non. Enfin, je ne te cache pas que tout cela m’inquiète, surtout avec les Odalisques qui approchent…

Daevran acquiesça gravement. De telles rumeurs à une période aussi sensible de l’année ne faisaient que renforcer la gravité de la situation. Les Odalisques étaient une période de festivités et de recueillement religieux qui se tenait une fois tous les neuf ans. Elle débutait avec la Cérémonie de l’Éveil, lorsque Théandria était en alignement parfait avec ses trois lunes. L’esprit de l’Odalie se manifestait alors pour donner sa bénédiction au royaume et illuminer son peuple de sa grâce divine. Elle offrait à ses plus fidèles croyants des visions pour orienter leur avenir et les guider dans leur foi. Les festivités duraient environ trois semaines pendant lesquelles la population d’Arcaelis était multipliée par trois. C’était aussi à cette période que le Voile qui séparait leur monde de celui des Terriens était le plus poreux. Des expéditions étaient alors organisées par l’unité spéciale d’exploration de la Voûte pour franchir le Voile et se rendre sur Terre afin d’y récolter des informations sur les humains, prélever des échantillons et ramener divers objets destinés à être étudiés par le Cercle des Amarantes pour se prémunir de leurs ennemis héréditaires.

— De nombreux pèlerins sont déjà arrivés dans la cité, dit le vampire. Ils seront encore plus nombreux dans les semaines à venir. Sans parler des convois de marchandises et des troupes ambulantes. On a limité l’accès au Sanctuaire pour le moment, mais on devra ouvrir l’Esplanade le jour de la Cérémonie de l’Éveil. L’Archontesse va diriger la cérémonie, elle sera particulièrement exposée. Si nos ennemis choisissent un moment pour agir, ce sera sans doute celui-là. Nous pouvons gérer les menaces extérieures, mais si le danger vient de la Voûte elle-même, nous seront impuissants.

La Voûte était le nom de l’institution sacrée destinée à protéger l’Elysambre et représenter ses intérêts auprès du peuple de Théandria. Elle était composée de quatre factions dirigées par l’Archontesse. Cette dernière supervisait également les affaires politiques de la cité. L’Archontesse était désignée par la grâce de l’Odalie, son pouvoir d’ascendance divine était irrévocable et nulle n’était en droit de s'opposer à elle. Elle siégeait au Haut Conseil de la Voûte aux côtés des quatre chefs de faction qui la conseillait et orientait ses décisions. Dame Seygura était une femme de caractère, juste mais intransigeante, qui dirigeait la Voûte avec une main de fer dans un gant de velours. Quand bien même certaines tensions puissent exister entre les factions, l’idée que ceux qui avaient voué leur vie à la Voûte puissent trahir leur serment était impensable.

Rayna contemplait tout cela en gardant le silence, le regard fixé sur ses mains qu’elle tenait croisées sur ses genoux parfaitement immobiles. Derrière son calme apparent, la tempête faisait rage. Le sang lui battait aux tempes et des fourmillements désagréables lui picotaient la nuque. Elle s’efforçait de cacher son malaise alors que des milliers de questions lui traversaient l’esprit sans qu’elle soit capable d’aligner deux pensées cohérentes. La voix suave de Daevran la sortit de sa spirale infernale.

— Rayna, tu te souviens de la promesse qu’on s’est faite lorsqu’on a rejoint la Voûte ?

Ses yeux cherchèrent ceux de son amie. Ce n’était pas le regard fiévreux d’un ancien amant qui espérait encore y trouver une flamme éteinte depuis longtemps, c’était la contemplation calme et déterminée d’un frère d’âme qui avait juré fidélité à un lien bien plus fort et profond que le désir et l’amour.

— Oui, fit son amie en soutenant son regard sans faiblir. On s'est juré qu'ensemble on veillerait sur la cité sacrée d’Arcaelis et ses habitants au péril de notre vie. Si l’Elysambre est menacé ou que la vie de l’Archontesse est en danger, alors il est de notre devoir de les protéger coûte que coûte.

— On s’est aussi promis de veiller l’un sur l’autre, alors sois prudente et fais-moi des rapports réguliers. Il semblerait que des rassemblements aient lieu à la Taverne du Pendu. Tu devrais commencer par là.

Rayna hocha la tête. Alors qu’elle se levait, Daevran la retint par le bras.

— Attends, une dernière chose. Cela va de soi, mais tu ne dois parler de ça à personne. Même pas à ton ami de cœur... Compris ?

Elle se crispa. Sa mise en garde trahissait la jalousie qu’il contenait tant bien que mal depuis des mois. Le geste de Daevran n’avait plus rien d’innocent : c’était une chaîne grinçante qui refusait de céder, malgré ses maillons rongés par la rouille. Rayna se sentait prise au piège entre raison et sentiments. Une part d’elle voulait ignorer l’avertissement teinté d’amertume de Daevran, tandis que l’autre savait qu’elle ne pouvait pas impliquer Azriel sans risquer de le mettre en danger.

— Je ne lui dirai rien, répondit-elle froidement. Je te ferai parvenir mes rapports via Mika.

***

Dans sa chambre, assise sur son lit, Rayna était plongée dans une intense réflexion. Entre ses mains, elle tenait un objet qui lui inspirait crainte et désespoir. C’était une plaque en laiton rectangulaire, de la taille d’une carte de tarot, au centre de laquelle était incrusté un fragment de cristal ambré. Un fragment qui appartenait à l’Elysambre, l’unique source de magie qui faisait vivre le royaume de Théandria. Elle savait qu’un jour, quand la calamité prophétisée par l’Oracle s’abatterait sur la cité d’Arcaelis et plongerait le royaume dans le chaos, elle recevrait l’appel de l’Odalie. Ce qu’elle ignorait c’était quand, sous quelle forme et comment elle était censée lutter seule contre la fin du monde. Le renversement pressenti par Daevran était-il lié au cataclysme redouté par la déesse ou n’était-ce que le fruit de l’ambition de quelques mortels impies ? L’incertitude ne faisait qu’accroître l’angoisse qui lui nouait l’estomac.

Mika avait senti son appréhension, car il s'approcha d'elle en la regardant avec ses yeux ronds avant de pousser un hululement interrogateur. Rayna caressa affectueusement ses plumes soyeuses en lui parlant d'une voix douce pour le rassurer. Bien que le hibou mal luné ait été aux côtés de Rayna depuis de nombreuses années déjà, elle ne pouvait pas l'emmener avec elle cette fois-ci. C'était trop dangereux.

Elle jeta un dernier coup d'œil au sceau dont le cristal d’ambre était parfaitement inerte, puis le rangea dans un petit coffret qu’elle verrouilla d’un tour de clé avant de le cacher dans le double fond de sa malle à vêtements.

***

En quête d’air frais, l’éclaireuse arpentait les jardins du Quadrant en long et en large, insensible à la beauté des parterres fleuris et à la mélodies des fontaines. Si les conspirateurs étaient bien des membres de l’Ordre de Corvus qui cherchait à renverser la hiérarchie au risque d’ébranler la Voûte, ils risquaient de reconnaître son visage. Il lui fallait donc un déguisement convaincant.

Rayna passait ses options en revue lorsqu’une voix l’interpella. Elle se figea. C'était bien la dernière personne qu'elle voulait voir aujourd'hui. La jeune femme se retourna tout en s'efforçant de sourire le plus candidement possible pour ne pas laisser paraître son air préoccupé.

— Azriel ! s'exclama-t-elle sur un ton faussement enjoué. Qu'est-ce que tu fais là ?

— Eh bien, je veux bien croire que tu sois heureuse de me voir, mais tu n’en ferais pas un peu trop, là ? Tu as une mauvaise nouvelle à m’annoncer ? J’ai encore dit ou fait quelque chose que je n’aurais pas dû ?

Prise la main dans le sac, elle troqua son sourire forcé contre un air plus serein et décontracté.

— Pas du tout. Tout va parfaitement bien.

L’elfe la fixa longuement de ses yeux gris-vert comme s’il cherchait à sonder les profondeurs de son âme.

— Tu es sûre ? Tu as l’air préoccupé.

La perspicacité d’Azriel était aussi déroutante que malvenue. Rayna poussa un soupir résigné.

— Je crois que Mika est malade, il mange moins que d’habitude et ne sort plus aussi souvent.

— Je vois. Si tu veux, je peux l'examiner et lui préparer un remède.

— En fait, j'ai déjà vu l’Acolyte Alaeya à ce sujet, elle m'a donné des médicaments. Je pense qu'il ira mieux bientôt.

— Pourquoi as-tu demandé de l'aide à une simple acolyte alors que je suis un mage confirmé ? demanda Azriel en fronçant les sourcils.

— Je t’aurais bien consulté, mais je l'ai croisée en chemin, et quand je lui en ai parlé, elle a insisté pour s'en charger. Elle avait l'air tellement heureuse de pouvoir m'aider que je n'ai pas pu refuser, expliqua Rayna avec un rire décontracté. Et puis n’est-ce pas le rôle des acolytes de servir au mieux de leur capacité pour apprendre et progresser ?

Azriel semblait convaincu par son mensonge. Une partie d’elle s'en voulait de lui faire avaler de telles couleuvres, l’autre était fidèle à son devoir de capitaine de l’Ordre de Corvus ; le secret et la discrétion étaient au fondement de leur faction. Tout l’inverse du Cercle des Amarantes où les archimages comme Azriel pratiquaient leur art au grand jour et brillaient par leur génie et leur extraversion, pour ne pas dire, dans bien des cas, par leur extravagance.

— Bon, si tu le dis… céda l’elfe. Tu veux qu'on marche un peu ensemble ?

— Si tu veux.

Azriel glissa sa main dans celle de Rayna en se raidissant un peu. Le contact physique les mettait toujours un peu mal à l'aise, lui comme elle, mais sa main était si chaude et réconfortante que la jeune femme la serra un peu plus fort. Son cœur lui pesait alors qu’elle se remémorait l'avertissement de Daevran. Elle leva les yeux vers l’archimage qui souriait en regardant droit devant lui. C'était rare de le voir exprimer une émotion aussi sereine. Il se tourna vers elle, l'air interrogateur, son visage retrouvant aussitôt une expression plus neutre.

— Quelque chose ne va pas ?

— Hein ? Non, ce n'est rien. Je me disais juste que ça faisait longtemps qu'on n'avait pas passé un moment seuls tous les deux comme ça.

— C'est vrai qu'on est plutôt occupés avec nos missions respectives, surtout en ce moment. Heureusement que les Odalisques ne sont organisées qu’une fois tous les neuf ans.

— Au fait, ta formation d’archimage se passe bien ?

— Oui, la concurrence est rude avec les autres archimages, mais je pense être bien placé parmi les favoris du Grand Maître. Même si elle ne me laisse pas une minute de répit, j’apprends beaucoup de choses à ses côtés et je peux progresser plus vite.

— Je me demande si c’est une bonne idée de mettre plusieurs successeurs en compétition comme cela. Tu n’as pas peur qu’on te poignarde dans le dos ?

Azriel éclata de rire à la remarque digne de l’espionne qu’elle était.

— Le pire, c’est que je suis sûr que tu dis ça au sens littéral ! Les Amarantes ne sont pas comme vous autres Corvidaes. Chez vous, il n’y a qu’un seul successeur, car de toute façon, s’il y en avait plusieurs, l’un d’entre vous aurait éliminé tous les autres. Vous n’êtes loyaux qu’envers vos idéaux, et même ceux-ci sont peu fiables. Je me suis toujours méfié de ceux qui agissent au nom d’une foi aveugle sans voir le monde qui les entoure réellement. C’est différent chez nous. Le but est que chaque corps de magie puisse être représenté et apporter sa contribution au Cercle. Il y a de la compétition, c’est vrai, mais il y aussi beaucoup d’émulation et d’entraide, et on se respecte mutuellement. C’est ainsi qu’on peut apprendre les uns des autres et enrichir notre savoir.

Si Rayna fut piquée au vif par le portrait cynique que l’elfe venait de dresser de sa faction, elle n’en montra rien. En revanche, le rappel aussi cruel qu’innocent du mal qui couvait au sein de l’Ordre avait ravivé son angoisse, et les paroles de l’elfe résonnaient en elle comme un écho dangereusement prophétique.

— Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer… J’aurais dû choisir mes mots avec plus de soin.

— Je ne suis pas vexée.

Azriel esquissa un sourire en coin.

— Bien sûr que tu n’es pas vexée. C’est pour ça que tu broies du noir comme si le ciel allait nous tomber sur la tête.

Sa compagne leva les yeux au ciel en poussant un soupir agacé.

— On peut parler d’autre chose ?

— On peut même ne pas parler du tout, si tu préfères.

Il lui offrit un sourire espiègle, puis fit un pas vers elle pour la prendre dans ses bras. Rayna lui rendit son étreinte. Les yeux fermés, la tête posée contre son torse, elle entendait le cœur d'Azriel battre aussi fort que le sien. C'était dans ces moments-là qu'elle se rendait compte à quel point il était précieux pour elle. Malgré son caractère retors et son attitude prompte à émettre les jugements les plus blessants, elle pouvait ressentir la sincérité de leur connexion qui ne cessait de croître au fil de leur relation. Ils restèrent ainsi une ou deux minutes, enlacés sous les arbres en fleurs. L’archimage sentait déjà son nez picoter. Il réprima un éternuement, ce qui ne manqua pas d'amuser Rayna.

— Je vois que tes allergies te jouent des tours.

— Je pensais pourtant avoir mis au point un remède efficace, j’ai l’impression que le pollen est bien plus virulent cette année. Je devrais en parler au corps des druides, ce pourrait être un signe de déséquilibre dans l’élysium.

Azriel prit un air songeur, l’incertitude voilant brièvement son regard.

— C’est mauvais signe ? demanda Rayna, alertée par l’expression soucieuse de l’elfe.

Pris au dépourvu par la question de sa compagne, il hésita un moment avant de lui répondre.

— Ce n’est pas inhabituel d’avoir des variations dans la concentration d’élysium dans l’air ou sous terre susceptible d’affecter la faune et la flore, surtout à l’approche de l’Éveil, lorsque l’Elsysambre est plus actif. Il n’y a pas à s’inquiéter tant que les écarts restent raisonnables et localisés, mais on n’est jamais trop prudents. J’irai effectuer des relevés au Puits Lumidoré quand j’aurai un peu plus de temps. Il faut aussi que je passe au marché demain matin acheter quelques ingrédients pour mes potions.

— Dans ce cas, ça t’embête si je t’accompagne ? J’en profiterai pour garder un œil sur mes éclaireurs et me faire une idée de la situation dans la ville basse.

— Avec plaisir ! Tu pourras aussi porter mes courses comme ça ! ajouta-t-il avec un sourire taquin.

— Seulement si en échange tu me laisses venir te voir travailler au laboratoire.

— Eh bien, je suppose que ça peut se faire, oui. Ça t'intéresse ?

— Je suis juste curieuse de te voir à l'œuvre, dit-elle avec un sourire chaleureux.

— Si tu es libre demain matin, après nos emplettes, le Grand Maître m'a justement demandé de préparer des potions énergisantes.

— Super, j'ai hâte de voir ça !

Azriel eut du mal à cacher son étonnement face à la demande inhabituelle de sa compagne. Elle était toujours prête à l'encourager, mais elle ne s'était jamais vraiment intéressée à l'alchimie. Elle ne se souciait guère de la noblesse de l’art qui se cachait derrière la confections des potions qui, à ses yeux, n’étaient que de simples outils à ajouter à son arsenal d’espionne pragmatique. Il lui jeta un regard discret ; malgré son attitude souriante, elle n’avait pas l’air aussi sereine que d'habitude. Il y avait clairement quelque chose de louche.

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