Chapitre 2 : Duplicité
Empêtrée dans le chaos de ses draps en lin froissés dont le tissu, aussi rêche et irritant que du sumac vénéneux, lui comprimait les jambes et mordait sa peau moite, Rayna suffoquait, écrasée par le poids de son édredon trop lourd qui pesait de tout son poids sur sa poitrine, tel un farfadet malicieux lui soufflant tantôt le chaud, tantôt le froid. Une pluie de neige ambrée tombait sur la cité d’Arcaelis en feu. L’odeur âcre du sang, le chant glacial de l’acier, le souffle dévorant des flammes qui embrasaient les bâtiments jusqu’à leur cime, les cris d’effroi et de souffrance des habitants consumés par leur propres flux magiques, tout cela résonnait jusqu’au plus profond de son âme comme un thrène lugubre et discordant.
Soudain, émergeant des flammes rouges sang, le visage tordu par la douleur de l’Odalie s’imposa à son esprit enfiévré. Une de ses cornes d’obsidienne torsadées avait été sectionnée, ses ailes d’ange au plumage rose pâle étaient maculées de taches écarlates, sa queue reptilienne couverte d’écailles dorées s’entortillait autour de ses jambes comme un serpent constricteur, et ses joues de porcelaine étaient striées de larmes d’encre. La déesse éplorée tendit ses bras vers elle, ses deux paumes tournées vers le ciel. Un fragment de cristal ambré reposait dans le creux de ses mains. Dans un souffle agonisant, ses lèvres exhalèrent un mot qui fit frémir Rayna d’horreur : bellatoris. Le cristal s’éleva alors dans les airs, flottant paresseusement jusqu’à la jeune femme. Il lévita un instant devant ses yeux, comme s’il cherchait à sonder son âme, puis pénétra brutalement son front. Une douleur d’une violence insoutenable, aussi perçante que la morsure cruelle d’un tison chauffé à blanc, lui arracha un hurlement strident qui noya le vacarme fracassant de la cité en ruines.
Alors que les ténèbres commençaient lentement à l’engloutir, Rayna se réveilla en sursaut, la respiration haletante et le front en sueur. Une douleur lancinante lui vrillait le crâne. Son premier réflexe fut de porter la main à son front. Elle poussa un soupir de soulagement en constatant qu’il était parfaitement intact. Depuis quelques temps, ses nuits étaient peuplées de cauchemars apocalyptiques, la destruction d’Arcaelis étant le plus récurrent, bien qu’elle rêvât parfois de visages étrangers et de villes enchantées aux tours vertigineuses, sans qu’elle sache si c’était son esprit torturé par l’angoisse qui lui jouait des tours ou s’il s’agissait d’événements prophétisés par l’Odalie.
Rayna s’extirpa péniblement de son lit, puis se dirigea vers la vasque en porcelaine posée sur la table de sa coiffeuse pour se passer le visage à l’eau claire. Elle se regarda longuement dans la glace, le miroir lui renvoyant son reflet fatigué, faiblement éclairé par la lueur de la lune. Elle faisait peur à voir. Son teint naturellement hâlé, qui rappelait les dunes de sable doré des Terres d’Encens où était née sa mère, lui semblait terne et cireux. Elle passa une langue pâteuse sur ses lèvres délicates, d’ordinaire rondes et roses comme une fleur de lotus, qui ressemblaient désormais à la terre craquelée d’une oasis desséchée par l’aridité. Elle rinça le sang au goût ferreux qui envahissait sa bouche avec quelques gorgées d’eau fraîche qu’elle déglutit avec difficulté, puis elle essuya délicatement son visage marqué par l’épuisement. Quelques mèches humides étaient collées à ses joues creusées par l’anxiété. On distinguait à peine les fossettes qu’Azriel trouvait si fascinantes. Il les comparait à un baromètre émotionnel : plus le sourire de Rayna était sincère, plus elles se creusaient. Il lui arrivait de les presser du bout des doigts, amusé par la moue outrée que son geste provoquait à chaque fois. La jeune femme tenta de les faire apparaître en forçant un sourire qui se mua en rictus de douleur lorsqu’une nouvelle lame lui transperça la tête, accompagnée d’une sensation de nausée qui lui tordait l’estomac.
Elle se laissa tomber sur le tabouret en poussant un soupir de lassitude. Malgré ses quatre pieds robustes en bois verni et son coussin en velours vert émeraude, garni de crin végétal adouci par une fine couche de laine pour plus de confort, elle trouvait l’assise moins confortable qu’à l’accoutumée. Ignorant la gêne dans le bas de son dos courbaturé, qu’elle attribuait à un sommeil de piètre qualité, elle s’empara d’une brosse pour démêler ses longs cheveux blancs aux reflets argentés. C’était à son père qu’elle devait sa chevelure de neige, lisse et soyeuse, ses yeux d’acier en demi-lune, ainsi que ses pouvoirs de glace qu’elle répugnait à utiliser. L’homme, qu’elle n’avait connu que durant les huit premières années de sa vie, était un yukigami, un gardien des glaces qui avait quitté les monts enneigés des lointaines Terres de Jade pour se mettre au service de la Voûte. Qu’aurait-il fait à sa place ? Lui qui portait toujours un odalion à la ceinture de son uniforme et faisait des offrandes quotidiennes à l’église de la Trinité aurait volontiers sacrifié sa vie au nom de l’Odalie, sans y réfléchir à deux fois, mais l’orpheline ne partageait pas la dévotion aveugle frôlant le fanatisme de son défunt père. Dévotion qui avait causé sa mort et celle de sa mère.
Alors qu’elle tressait sa natte, Rayna songeait à ces événements, anciens, ainsi qu’à d’autres, plus récents. Une dizaine de jours plus tôt, la capitaine avait reçu une mystérieuse invitation de la part de la Voix de l’Odalie, titre porté par l’oracle qui vivait cloîtrée dans les entrailles du temple de Kaer té Numa, sa vie entièrement dédiée au recueillement et à la transmission des paroles sacrées de la déesse d’Arcaelis. Rares étaient ceux qui pouvaient prétendre à une audience avec la prophétesse qui, en règle générale, ne transmettait les volontés de l’Odalie qu’aux trois figures clés du royaume : le Roi, protecteur du peuple ; l’Archontesse, garante de l’ordre établi ; et le Théarque du Clergé de la Trinité, gardien de la foi. C’est donc avec suspicion et méfiance que Rayna avait suivi la gardienne du temple qui s’était présentée à elle pour la guider jusqu’à l’Antichambre du Cristal. Elle l’avait invitée à prendre place dans une sorte de confessionnal imbriqué dans le mur qui séparait l’antichambre de la salle principale où se trouvait le Cristal. Rayna devinait à peine la silhouette de l’oracle masqué par un écran de mousseline écrue, mais sa voix douce et chantante légèrement couverte lui parvenait clairement. C’est avec une émotion palpable mêlée de crainte et de respect que la prophétesse lui avait révélé l’existence des bellatoris.
Au nombre de quatre, un pour chaque faction de la Voûte, ils étaient choisis par l’Odalie pour être les gardiens secrets de l’Elysambre. Les bellatoris étaient désignés lorsqu’une menace réelle mettait en péril l’équilibre magique du royaume et le cours de la paix perpétuelle. Ils étaient les hérauts de la calamité à venir et les guerriers sacrés destinés à lutter contre les infidèles qui cherchaient à renverser l’ordre établi.
Quand le démon aux yeux rouges souillera le repos des dieux de son sang impur et que les lamentations de l’Odalie feront chanter le Cristal d’Ambre, le destin des bellatoris leur sera révélé et leur sort à tout jamais scellé.
Tel avait été l'avertissement solennel de l’oracle avant qu’elle lui remette le Sceau du Secret qui lui conférait une autorité suprême lui permettant de supplanter celle de l’Archontesse si cela s’avérait nécessaire. Un pouvoir dangereux entre les mauvaises mains susceptible de mettre la vie de Rayna en péril. Jusqu’à la réalisation de la prophétie de l’Odalie, elle devait s’assurer que le sceau reste caché et il était formellement interdit de révéler la vérité à qui que ce soit.
Rayna ne pensait pas que l’injonction au silence professé par l’oracle était à prendre au pied de la lettre. Elle avait essayé d’en toucher un mot à Daevran et à Azriel, mais dès qu’elle tentait d’aborder le sujet, les sons lui restaient coincés en travers de la gorge, elle perdait le fil de ses pensées, sa mémoire lui faisait défaut, elle oubliait ce qu’elle voulait dire, balbutiait et se tournait en ridicule. Cela avait pour seul effet d’inquiéter son interlocuteur qui lui conseillait d’aller se reposer. Tant que le sceau était actif, elle devait porter seule le poids de ce secret qui lui pesait de plus en plus. La seule consolation de Rayna était de savoir que trois autres membres de la Voûte partageaient son calvaire, bien qu’elle n’eut aucun moyen de les contacter. Elle ne pouvait que placer sa foi en l’Odalie et prier en attendant l’inévitable.
***
Le sommeil l’ayant abandonnée bien avant l’aube, Rayna s’était rendue à la salle d’armes du Bastion, l’aile sud-est qui hébergeait les locaux de sa faction. L’endroit était désert. Tant mieux, car elle n’avait pas la tête à faire la causette avec ses collègues. Elle s’était défoulé une bonne heure sur les mannequins d’entraînement qui enduraient vaillamment ses coups chargés d’émotion. Elle s’était ensuite essayée au lancer de couteau contre des cibles magiques mouvantes, mais en avait raté plus de la moitié. Elle avait cherché à calmer son esprit troublé en s’adonnant à une séance de méditation, sans succès. Finalement, elle avait couru dans les jardins de l’Esplanade jusqu’à ce que ses jambes hurlent de fatigue, puis elle s’était délassée sous une bonne douche chaude.
Le Quadrant commençait enfin à s’éveiller. Les tours de rondes se terminaient pour les patrouilleurs de nuit, relevés par la garde de jour. Une nouvelle semaine venait de débuter. Les novices et les aspirants s’activaient pour ranger et nettoyer leurs dortoirs avant l’inspection hebdomadaire. Les officiers supérieurs, eux, se dirigeaient déjà vers le grand réfectoire commun en conversant avec leurs collègues, leurs échanges ponctués de sourires insouciants et de rires joyeux. Au milieu de tous ces gens rayonnants, Rayna traînait des pieds avec l’air sombre d’un orage lourd de pluie prêt à éclater.
L’estomac tiraillé par la faim, ses pas lourds la menèrent jusqu’au réfectoire, situé dans l’aile nord, où se trouvaient les espaces de vie commune partagés par les quatre factions, et qui, bien entendu, se trouvait à l’extrême opposé du Bastion. Elle se fit servir un bol de gruau et un verre de lait, puis s’installa à une table isolée dans un coin sombre, où elle espérait passer inaperçue. Malgré les gargouillis insistants de son ventre, elle avait si peu d’appétit que chaque bouchée lui coûtait un effort monstre. Le regard perdu dans sa bouillie d’avoine, sa cuillère en bois reposant mollement entre ses doigts, elle mastiquait péniblement le mélange insipide. Une cuillère à miel surgit devant ses yeux et un généreux filet ambré coula abondamment sur son gruau.
— Ce sera meilleur comme ça, dit Azriel avec en lui offrant son plus beau sourire.
Elle n’avait même pas remarqué qu’il avait pris place en face d’elle. Il ajouta une copieuse dose de miel dans son propre bol, ainsi qu’une poignée de fruits secs.
— T’as vraiment une sale gueule, fit-il remarquer sur le ton du constat.
— T’as vu la tienne ? répliqua-t-elle avec un léger sourire en coin malgré la lassitude qui engourdissait son corps et son esprit.
L’elfe esquissa une grimace coupable. Les traits tirés de son visage et ses yeux cernés de poches noires témoignaient, eux aussi, d’un cruel manque de sommeil.
— J’ai dû travailler jusque tard hier soir, je n’ai pas beaucoup dormi.
— Pareil. J’ai une mission à préparer et j’y ai passé une bonne partie de la nuit.
Mensonges. La capitaine en avait presque oublié la mission que lui avait confiée Daevran.
— Tu veux toujours qu’on fasse quelques potions ensemble ? lui susurra l’elfe à l’oreille, penché par-dessus la table, en prenant un ton mielleux comme s’il lui faisait une proposition indécente.
— Pourquoi tu chuchotes ? répondit-elle à voix basse, elle aussi.
Azriel se rassit, le visage fendu d’un large sourire un peu badin, visiblement fier d’une plaisanterie que Rayna n’avait pas saisie.
— Parce que ça m’amuse ! Tu n’as pas remarqué comment les gens nous regardent ? Ils essaient d’être discrets, mais c’est raté.
Rayna arqua un sourcil. Elle jeta un regard coup d'œil par-dessus l’épaule de l’elfe. Personne ne semblait se préoccuper d’eux. Elle décida tout de même de se prêter au jeu de son compagnon.
— Et pourquoi est-ce qu’ils s'intéresseraient à nous ? demanda-t-elle en feignant la curiosité.
— D’abord, parce que je suis un elfe apatride. Et toi, une orpheline au passé tragique. Ensuite, parce que nous avons tous les deux réussi à nous faire une place au sommet de la Voûte uniquement grâce à nos compétences et notre talent. Enfin, parce que nous faisons partie de deux factions historiquement rivales qui ne se font pas confiance. Ou alors…
— Ou alors… ?
— Ou alors, ils sont juste éblouis par ma beauté elfique et sont envieux de notre relation hors du commun.
— Ouais, ça doit être ça… Si t’as fini avec tes théories vaseuses, il serait temps qu’on aille au marché avant qu’il y ait trop de monde.
***
Arcaelis, la cité au ciel paisible. Fondée aux prémices du royaume de Théandria, c’était un haut lieu de pèlerinage où le sacré rythmait la vie de ses habitants et dictait les décisions politiques. Demeure de l’Odalie, seule et unique divinité vivante du royaume, et berceau de l’Elysambre qui alimentait Théandria en magie, Arcaelis était la fondation religieuse, politique et magique qui assurait la prospérité idyllique de leur monde que nulles guerres, épidémies ou famines ne venaient troubler. Pour le peuple des Lumens qui avait fui la Terre et les persécutions des Humens, ce monde était un havre de paix où le soleil n’était pas mortel pour les vampires, où la pleine lune ne provoquait pas de métamorphoses atrocement douloureuses chez les loups-garous, et où les sorcières ne finissaient pas au bûcher sans autre forme de procès – bien que l’usage de magie noire soit rigoureusement régulé et puisse être sévèrement puni en cas d’activités illicites.
Symbole d’ordre et de protection, la citadelle du Quadrant dominait la cité de toute sa glorieuse blancheur. Point culminant construit à flanc de falaise, au confluent du ciel, de la terre et de la mer, l’immaculée structure formait un gigantesque pentagone concentrique, dessiné par les murs d'enceintes et l’alignement des bâtiments aux toits terrassés de dalles en calcaire, blanchies à la chaux, eux-mêmes articulés autour de l'Esplanade centrale et du Cloître Moiré, lui aussi de forme pentagonale. Vu du ciel, c’était sans peine que le regard affûté d’un pyraigle pouvait admirer le Célesture, ce grand cercle en vitrail aux couleurs chatoyantes dont les plaques, soudées par de larges bandes de métal dorées, formaient un pentacle rutilant au centre du cloître. Les lueurs irisées qui scintillaient à la surface des vitraux s’élevaient haut dans le ciel jusqu’à couvrir la cité d’une aurore boréale aux nuances mouvantes, visible de jour comme de nuit à plusieurs centaines de kilomètres à la ronde.
Si un pèlerin aventureux se risquait à passer la tête par dessus la rambarde qui entourait le Célesture – ce qui était strictement interdit et lui vaudrait les remontrances polies mais fermes des gardes – en espérant apercevoir la silhouette majestueuse de l’Elysambre, il serait grandement désappointé, son regard happé par la profondeur vertigineuse du Puits Lumidoré. La fosse circulaire, dont les murs internes étaient gravés de glyphes, était tranchée par plusieurs de ces couches en verre teinté, placées à intervalles réguliers. Elles servaient à raffiner et convertir l’élysium – l’énergie magique pure sous forme de cristaux solides – en aetherium, sa forme gazeuse. Quelques centaines de mètres plus bas, une coupole en vitrail décorée de motifs runiques intriqués formait un dôme au-dessus de la pointe du Cristal afin d’en extraire la substantifique moelle.
Sous le Cloître Moiré, de larges escaliers s'enroulaient en spirale autour du Puits Lumidoré jusqu’aux portes du temple souterrain. Presque aussi vaste que la citadelle qui s’étendait à la surface, le temple de Kaer té Numa, qui abritait l’Elysambre et l’esprit de l’Odalie, était un tholos creusé dans le cœur de la falaise. Un long couloir sombre et humide, flanqué de torches crépitantes, menait à une chapelle de pierre nue, froide et austère, qu’on qualifiait communément d’Antichambre du Cristal. Au-delà, se trouvait la splendide Chambre du Cristal qui ne s’ouvrait que sur volonté de l’Odalie elle-même, rares étant ceux qui avaient pu poser les yeux sur la glorieuse radiance de l’Elysambre.
Au-delà des portes du Quadrant, loin de la solennité étouffante du temple, l’atmosphère se faisait plus légère, le sacré moins cérémonieux, et le formalisme de la Voûte s’effaçait face à l’insouciance d’une vie profane. Les quartiers aisés s’épanouissaient à l’ombre des remparts de la citadelle, dans un labyrinthe de venelles, d’escaliers et de passages couverts. Les maisons s’élevaient sur plusieurs niveaux pour compenser la pente encore forte à cet endroit. Elles appartenaient à l’élite économique, politique et religieuse de la cité ou servaient de résidence secondaire aux riches et puissants de Regalia, la cité royale. Derrière leurs façades en apparence modeste, elles cachaient de sublimes appartements au décor fastueux et de vastes cours intérieures abritant des jardins taillés au cordeau afin de satisfaire les goûts exquis de leurs occupants.
À mi-chemin entre les quartiers riches et la ville basse, alors que la pente s’adoucissait peu à peu, que l’étroitesse des rues se muait en routes pavées, et que les cours privées se transformaient en places publiques ornementées de fontaines et de bosquets fleuris, on se retrouvait au coeur des quartiers commerçants où la vie battait son plein. Après avoir longé quelque temps l’avenue principale qui traversait la cité du nord au sud jusqu’à la porte principale de la citadelle, ses pavés battus et rebattus par le passage incessant des chariots croulants de marchandises, des fiacres filant à toute allure, et des chevaux hâtés par leurs cavaliers pressés, Rayna et Azriel débouchèrent sur la grande place des halles, à quelques pâtés de maison de la cathédrale de la Trinité dont on devinait le clocher.
***
Les gens se pressaient déjà autour des étals où les négociations allaient bon train entre clients et vendeurs. Azriel attrapa sa compagne par la main tout en jouant des coudes pour se frayer un chemin à travers la foule jusqu’à un endroit moins bondé des halles. Un peu à l’écart du marché central, de jeunes apprentis s’affairaient à couper, égrainer, moudre, peser et mettre en paquet diverses plantes médicinales en sifflotant une mélodie joyeuse pour donner du cœur à leur ouvrage à la fois rébarbatif et minutieux. Des coffrets en laiton remplis de poudres métalliques scintillantes et d’encens résineux aux effluves entêtants s’alignaient sur des tréteaux. Derrière le comptoir, de grandes caisses en bois débordaient de cristaux de soufre, de pierres de lune, d’œil-de-tigre, et autres minerais parfaitement lisses ou taillées grossièrement, dont certaines dégageaient un rayonnement chaleureux, comme les pépites de solarium, aussi éblouissantes que l’astre solaire dont elles tiraient leur nom et leurs propriétés magiques, tandis que d’autres, comme le lunarium, avaient la froideur d’un glacier. Un peu à l’écart, dans des armoires frigorifiées aux vitres embuées, des matières organiques d’origine animale, plus ou moins exotiques, trônaient sur des clayettes en verre : foies de volailles, yeux de porc, pattes de lapin, vessie de brebis, sang de vouivres, venin de wyvern, entrailles de cafards géants, et autres délicatesses promptes à faire tourner de l’œil les estomacs les plus sensibles.
Azriel tendit la liste des ingrédients qui lui manquaient à l’herboriste. L’homme parcourut rapidement du regard en hochant la tête avec satisfaction.
— J’vous prépare ça tout de suite ! Bougez pas.
— Ordinairement, c’est aux acolytes de faire les courses, expliqua l’elfe. Le souci, c’est qu’à force de déléguer ce genre de tâches, on finit par ne plus sortir de notre laboratoire et on ne voit plus personne. Certains de mes collègues ne jurent que par la vie d'ermite, je ne suis même pas sûr qu’ils sachent encore à quoi ressemble le monde extérieur, mais en ce qui me concerne, j’aime me tenir au courant de ce qu’il se passe en dehors du Quadrant.
— Tes voyages en tant que mage de la garde arcanique te manquent ?
— Un peu, admit l’archimage avec un haussement d’épaule résigné. Je pensais pouvoir partir quand je le souhaitais, mais les choses ont changé quand le Grand Maître m’a nommé archimage, et elle a tellement insisté que je n’ai pas eu le cœur de décliner son offre. Et je dois avouer que tu y es un peu pour quelque chose aussi si je ne reprends pas mes voyages.
Rayna savait qu’avant de rejoindre la Voûte, Azriel parcourait le royaume en compagnie de son mentor, une magicienne vagabonde du nom de Callidora. Après son admission dans le Cercle des Amarantes, il avait rapidement rejoint la garde arcanique, la seule unité intégrant des mages spécialisés dans les missions de terrain, préférant le frisson de l’aventure et le feu de l’action aux travaux de recherches en laboratoire.
— Je peux toujours demander un transfert chez les Maraudeurs, proposa-t-elle en contemplant sérieusement cette alternative. On pourrait parcourir le royaume ensemble sans jamais rester trop longtemps au même endroit. Tu pourrais mettre tes compétences de mage arcanique au service des gens dans le besoin, et je pourrais récolter des renseignements utiles à l’Ordre.
En vérité, son désir de fugue était davantage motivé par une peur viscérale qui lui dictait de fuir son propre destin que par son attachement encore fragile envers Azriel. Ce dernier sourit à la vie de bohème, à la fois touchante et quelque peu naïve, que lui peignait sa camarade. En d’autres circonstances, son cœur d’aventurier l’aurait incité à faire ses bagages sans plus tarder, mais ses ambitions le retenaient à Arcaelis.
— L’idée est séduisante, mais ça voudrait dire renoncer à ma succession en tant que Grand Maître. Dame Nyr’iell serait terriblement déçue que son archimage favori troque son titre pour des bottes de sept lieues et un bâton de marche. La formation d’archimage n’est pas vraiment compatible avec les missions de la garde arcanique, j’en ai bien conscience, et ce n’est pas en vagabondant aux quatre coins du monde que je vais monter les échelons. Puis ton capitaine n’approuverait sans doute pas ta demande. Tu sais à quel point il est attaché à toi. Peut-être même un peu trop à mon goût…
Rayna se figea. La respiration saccadée, la gorge serrée par l’anxiété, elle était pétrifiée par une peur sourde, celle de la dissonance sentimentale. La jalousie était une manifestation terrifiante. Elle subissait une émotion qu’elle était incapable de ressentir, mais dont les effets pervers la contaminait comme un poison. Un ennemi invisible qui menaçait sans cesse sa paix intérieure. C’était un combat qu’elle refusait de mener. Elle préférait battre en retraite que négocier avec les doutes existentiels d’Azriel. Sa relation avec Daevran était sacrée. Ils furent un temps des awuns, des partenaires de vie liés par la Mélodie des Quatre Harmonies, et même si ce serment avait été rompu à cause de la dissonance entre leurs cœurs, ils avaient maintenu une relation privilégiée. Azriel le savait. Qu’il ose s’en servir contre elle était un affront. Il insultait la profondeur de ce lien qu’elle n’avait jamais cessé de chérir et d’honorer.
Azriel pouvait essayer de l’égaler, de le surpasser même, mais il ne pourrait jamais le supplanter. Elle pensait qu’il avait compris que construire une connexion intime comme celle qu’elle partageait avec Daevran prenait du temps. Il ne pouvait pas s’attendre à vibrer sur la même fréquence qu’elle sans faire preuve de patience et de tolérance. Il prétendait vouloir la même chose qu’elle, il voulait bâtir une relation de raison et de confiance, sans drame ni passion, mais son attitude faisait douter Rayna. Chaque fois qu’il la provoquait, elle ne savait pas s’il éprouvait ses limites émotionnelles ou s’il découvrait les siennes.
— Tu as raison, dit-elle froidement. Il serait perdu sans moi. Et s’il devient Grand Veilleur un jour, je pourrai devenir sa successeuse et être promue au rang de Corbeau Blanc. Ce serait bête de passer à côté d’une telle opportunité. Et quand vous serez tous les deux chefs de faction, vous pourrez vous tirer la bourre autant que vous voudrez. Je suis sûre que vos subordonnés apprécieront le spectacle. Heureusement que le ridicule ne tue pas !
— Je vois que Madame est particulièrement mal lunée aujourd’hui, répliqua-t-il avec un sarcasme empreint de mauvaise foi. Toutes mes excuses si j’ai heurté votre sensibilité à fleur de peau.
Il gratifia Rayna d’une courbette irrévérencieuse qui eut raison du peu de patience qui lui restait. Azriel sentit aussitôt un froid brutal lui pénétrer les os. La jeune femme venait de lui lancer un regard à glacer le sang, au sens très littéral du terme. Ses yeux avaient viré du gris froid au blanc lumineux tandis que du givre se formait lentement au bout de ses doigts. Elle luttait pour contenir tant bien que mal le souffle d’exaspération glacé qui menaçait d’engloutir l’elfe dans un tourbillon de colère enneigée.
— Rayna, calme-toi. Tu es en train de perdre le contrôle de tes pouvoirs.
— C’est toi qui as commencé ! Je serais bien plus calme si tu n’étais pas aussi insupportable ! lança-t-elle avec rage en dardant des yeux furieux sur l’elfe.
— Je ne pensais pas que tu le prendrais aussi mal… Respire un bon coup, ça va aller. Si tu déclenches une tempête de neige au milieu du marché, on va se faire remarquer, et pas en bien.
La capitaine inspira profondément, reprenant peu à peu le contrôle de ses flux naturels de yukigami. Ses yeux retrouvèrent leur couleur acier habituelle, la bulle de froid qui s’était formée autour d’elle se dissipa peu à peu, tandis que le givre qui recouvrait sa peau se rétractait peu à peu, absorbé par son épiderme. Les badauds qui avaient assisté à la scène leur lançaient des regards curieux et quelque peu inquiets, sans pour autant s’affoler. L’elfe s’empressa de récupérer le paquet que lui tendait l’herboriste, à qui il remit une lettre de change à adresser à la Trésorerie de la Commanderie, laquelle s’acquitterait de la somme due. Sans plus attendre, ils prirent le chemin du retour, Rayna marchant d’un pas vif à bonne distance de l’elfe. Il avait un don pour la faire sortir de ses gonds, mais elle ne pouvait pas laisser ses émotions la détourner de ses plans. Plans qui nécessitaient, bien malgré lui et à son insu, la participation d’Azriel.

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