Chapitre 3 : Manipulation

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Le trajet s’était déroulé dans un silence pesant, lourd de non-dits et de ressentiments. Ce n’est qu’après avoir franchi le mur d’enceinte du Quadrant qu’Azriel brisa le silence.

— Rayna, j’aimerais te parler de quelque chose.

— Si c’est au sujet de Daevran, ce n'est pas la peine.

— Non, ce n’est pas ça. Ce que j’ai dit tout à l’heure, c’était stupide et déplacé. J’ai parlé sans réfléchir, et tu as parfaitement le droit d’être en colère. En revanche, je me fais du souci pour toi. Tu n’es pas toi-même depuis quelque temps, et ça ne te ressemble pas de perdre le contrôle de tes pouvoirs comme ça.

Il se trompait. Rayna n’était jamais parvenue à parfaitement maîtriser ses flux naturels dont la précision et la puissance étaient subordonnés à la force de sa volonté et aux aléas de ses états d’âme. Ses pouvoirs innés étaient instables, capricieux et peu fiables, de sorte qu’elle évitait de s’en servir. Elle préférait l’usage de techniques basées sur ses flux d’auralium qu’on pouvait perfectionner grâce à une bonne discipline et un entraînement régulier. Contrairement aux flux naturels qui dépendaient de l’ascendance et des traits génétiques propres à chaque race, l’auralium était un flux d’énergie biomagique créé par l’Elysambre. À l’instar de la sève qui abreuve les arbres ou le sang qui circulent dans les veines, les flux d’auralium coulaient dans tous les êtres vivants dotés d’une âme. Considérés comme un don de l’Odalie, cette manne magique variait d’un individu à l’autre. Malgré l’iniquité des flux, les Lumens avaient appris à exploiter ce potentiel qu’ils façonnaient et amplifiaient à l’aide de cercles runiques et d’incantations.

Depuis des siècles, le principal travail du Cercles des Amarantes consistait à étudier l’élysium pour en rationaliser les effets, afin de dompter la puissance du Cristal au nom du progrès technomagique. Azriel adorait les défis suffisamment épineux pour stimuler son intellect et l’obliger à repousser les limites du possible, il aurait sans doute accepté d’aider Rayna si elle lui avait parlé de ses flux naturels défectueux, mais l’éclaireuse n’était pas très emballée à l’idée de devenir un objet d’étude pour son compagnon. En revanche, c’était l’occasion de passer l’éponge sur leur dernière dispute.

— C’est gentil de t’inquiéter pour moi, mais je t’assure que je suis juste fatiguée et un peu débordée par le travail. J’ai beaucoup à faire entre la formation des éclaireurs, la lecture et la validation des rapports, et la coordination des missions sur le terrain. Surtout avec les Odalisques qui vont se tenir dans moins de trois mois et le renforcement de la sécurité en coopération avec la Brigade d’Airain. Tu sais bien qu’à chaque fois, il y a toujours des agitateurs et des illuminés qui viennent troubler l’ordre public.

Azriel acquiesça. Le Cercle des Amarantes était également sur le qui-vive en ce moment, bien que pour de tout autres raisons. L’Elysambre étant particulièrement actif lors de la manifestation de l’Odalie, ils étaient chargés d’assurer la stabilité de l’élysium et l’intégrité des glyphes de transmutation énergétique du Puits Lumidoré. Les mages du Cercle veillaient également à la sécurité du Voile et pilotaient les opérations menées par les unités d’exploration envoyées sur Terre. L’elfe s’était porté volontaire pour faire partie de l’expédition, mais Dame Nyr’iell l’en avait dissuadé. Elle avait préféré l’assigner à la surveillance du Cristal et à l’analyse des résonances énergétiques.

— C’est vrai, c’est une période compliquée pour tout le monde, reconnut-il d’un hochement de tête compatissant. J’aimerais juste que tu prennes un peu de temps pour toi, pour souffler et te reposer. Sinon, je vais être obligé d’aller voir le capitaine Dragoman moi-même pour qu’il t’impose des congés forcés.

Rayna laissa échapper un rire léger, amusée et touchée par la sollicitude sincère de l’elfe. S’il apprenait que c’était à cause de Daevran qu’elle se faisait un tel sang d’encre, il mettrait très certainement sa menace à exécution, et le vampire risquait de se faire sévèrement remonter les bretelles.

— Tu vois que, quand tu veux, tu peux être adorable, fit-elle avec un sourire gentiment moqueur avant de se hisser sur la pointe des pieds pour déposer un bisou furtif sur sa joue. Je te promets d’essayer de me ménager, et après les Odalisques, je demanderai quelques jours de repos.

— Tu veux toujours qu’on fasse des potions ensemble ? On peut reporter à plus tard si tu as des choses plus urgentes à faire.

La jeune femme secoua fermement la tête.

— J’ai déjà prévenu mes subordonnés que je serais absente, autant en profiter. C’est si rare qu’on puisse prendre du temps l’un pour l’autre.

— Allons-y alors. Tu verras, brasser des potions est une activité très apaisante. J’en fais parfois juste pour me détendre. C’est une bonne façon d’allier l’utile à l’agréable, surtout avec toi à mes côtés, glissa-t-il en lui adressant un clin d'œil complice.

Rayna n’en doutait pas, mais ce n’était pas pour cela qu’elle tenait autant à cette démonstration. Il fallait qu’elle accède au laboratoire d’Azriel pour mettre la main sur une potion de métamorphose. Les Amarantes tenaient une officine dans chaque aile de la Voûte, mettant potions, remèdes et artefacts enchantés à dispositions de leurs collègues, mais ils n’étaient délivrés que sur ordre de mission officiel, sans oublier le registre qu’il fallait signer. Daevran avait lourdement insisté sur la confidentialité de cette opération, elle ne devait laisser aucune trace, ce qui la contraignait à employer des moyens moins légitimes.

***

Le duo s’engagea sur l’une des avenues de l’Esplanade qui faisaient la jonction avec entre les quatre factions. Lieu de détente et de rencontres, le parc qui entourait le Cloître Moiré offrait de jolis sentiers de promenade, des jardins peu entretenus au profit d’une nature sauvage plus libre, des bosquets verdoyants et des bois touffus qui masquaient les bâtiments. Écureuils, oiseaux et autres petits animaux partageaient ce petit écrin de verdure paisible avec les familiers de la Voûte. Quelques pèlerins, reconnaissables à leur tenue en lin blanc soigneusement repassée, composée d’une tunique longue et d’une paire de pantalons bouffants, le tout cintré par une lanière en cuir à laquelle était pendue un odalion en solarium, avaient délaissé leur recueillement méditatif pour profiter de l’air printanier.

Sous le ciel limpide, une brise légère diffusait l’arôme doucereux des parterres de roses en fleurs. Les gravillons blancs qui recouvraient l’allée crissaient sous leurs semelles de cuir alors qu’ils se dirigeaient vers le Creuset, le centre de recherche et d’observation situé dans l’aile nord-ouest. Rayna accéléra le pas pour se mettre à hauteur d’Azriel et glissa un bras sous le sien. L’elfe accueillit ce geste avec un sourire chaleureux qu’elle lui rendit timidement, la poitrine écrasée par la noirceur glaciale de son cœur félon. Entre duperie et sincérité, elle jouait à un dangereux jeu de séduction, cherchant tout autant à endormir ses soupçons qu’à puiser un peu de réconfort dans cette proximité.

Elle tourna un regard anxieux vers l’archimage. Ses yeux vert-de-gris étaient animés d’un éclat vif et brillant, apanage d’un esprit en constante ébullition. Pourtant, son port altier ne laissait rien paraître de cette créativité débordante, ni de cet insatiable appétit pour les mystères de l’existence et les merveilles du monde. Son regard impénétrable se perdait dans l’horizon, comme s’il contemplait un secret ignoré du commun des mortels. Sous son teint clair et lumineux, sa mâchoire aux lignes saillantes et ses traits finement ciselés, à la fois délicats et audacieux, lui conférait une beauté inégalée, empreinte d’une virilité dangereusement séduisante, même pour un elfe du clan des Éoliens, réputés pour leur esprit noble et leurs charmes envoûtants.

Vêtu d’une ample robe de mage bleu nuit à pans ouverts, tissée dans un mélange de soie fine et de lin léger, brodée de fils d’argent et ceinturée d’une chaîne en lunarium qui tintait au moindre souffle, ses pas aériens donnaient l’illusion qu’il glissait sur le sol avec la grâce d’un sylphe. Le col en V de sa tunique de corps en coton blanc, doux et respirant, qu’on apercevait discrètement sous la sobriété du tissu, à la fois fin et robuste, apportait une subtile touche de sophistication. Sa longue queue de cheval aile-de-corbeau, dont les reflets bleutés rappelaient le ciel nocturne sous la lueur de la lune opaline, retenue sur le haut de sa tête par un somptueux anneau d’argent orné de motifs elfiques, balayait doucement son dos à chaque foulée.

Les bras croisés dans les manches évasées de sa robe, ses larges épaules parfaitement alignées et le dos droit, il maintenait une posture digne en toutes circonstances, soucieux d’exécuter chaque geste avec grâce et précision. Bien qu’il semblât naturel et aisé pour l’elfe, un tel maintien n’était pas inné, et même si Azriel refusait d’évoquer son passé, Rayna le soupçonnait d’être issu de l’ancienne noblesse elfique. Elle s’émerveillait du fait qu’un homme aussi élégant et raffiné pût cacher un caractère aussi retors, mais c’était ces contradictions qui le rendaient si attrayant à ses yeux.

Bras dessus bras dessous, ils parcoururent quelques dizaines de mètres d’un pas mesuré, désireux de faire durer ce rare moment d’intimité un peu plus longtemps. Ils rompirent leur étreinte à l’approche d’une grande porte cochère gardée par deux sentinelles de l’Airain. Peints dans un vert aussi profond que les forêts les plus sauvages des Terres d’Émeraudes, les deux panneaux de bois arboraient de subtils reliefs aux motifs végétaux, le bois épousant de voluptueuses arabesques de vignes vierge qui courtisaient la beauté épineuse des roses en fleur. Azriel présenta son insigne d’archimage aux deux sentinelles, imité par Rayna qui ne se départait jamais de son insigne d’éclaireuse en chef de l’Ordre de Corvus. Après avoir vérifié leur identité, les deux gardes se mirent au garde-à-vous tout en s’écartant pour les laisser passer.

L’arche ombragée de la porte cochère ouvrait sur une cour intérieure rectangulaire, sobre mais spacieuse, entourée de bâtiments s’élevant sur deux étages. L’un d’entre eux était une immense verrière aux murs transparents à travers lesquels on pouvait admirer une végétation riche et foisonnante où cohabitaient toutes sortes de plantes, des plus communes aux plus exotiques. L’ensemble formait un sublime tableau verdoyant, agrémenté de touches de couleurs vives et chatoyantes.

— C’est le laboratoire végétalisé du corps des Druides, expliqua Azriel en désignant la verrière d’un geste un tantinet dédaigneux. Ils ne laissent personne y mettre les pieds. D’après eux, les plantes sont des êtres sensibles qui ont besoin d’être choyé avec amour et dévotion. Quelque chose que nous autres technomages sommes apparemment incapables d’éprouver. Nous, on va dans ce bâtiment, là-bas. C’est là que se trouvent les salles d’alchimie et de brassage.

— On ne va pas dans ton laboratoire ?

— Non, je n’ai pas eu le temps de ranger, avoua-t-il avec un petit rire gêné. Il y a tellement de bazar qui s’empile que j’ai l’impression que tout va s’écrouler à chaque fois que j’ouvre la porte. Dame Nyr’iell m’a donné accès à son laboratoire en attendant. Elle est beaucoup plus ordonnée que moi et je suis sûr de trouver tout ce qu’il me faut.

Cet imprévu n’enchantait guère Rayna. Subtiliser une potion dans l’atelier chaotique de son petit-ami était une chose – il ne l’aurait très probablement pas remarqué étant donné le capharnaüm qui y régnait – mais piller la réserve personnelle du Grand Maître des Amarantes en était une autre. Si Dame Nyr’iell était aussi organisée et minutieuse que le prétendait Azriel, c’était un larcin qui ne passerait pas inaperçu, et qui pourrait mettre son apprenti en fâcheuse posture.

La jeune femme se mordilla nerveusement la lèvre. Devait-elle renoncer à son plan ? Elle passa rapidement en revue les autres options qui se présentaient à elle. Revenir ici de nuit, éviter les patrouilles, neutraliser les sentinelles, entrer par effraction dans les réserves alchimiques des Amarantes, ni vu ni connu, était envisageable, mais peu souhaitable. Le gain de temps ne valait pas le chaos qui s’en suivrait, mettant tout le Quadrant en alerte, et à quelques mois des Odalisques, c’était le genre de tension dont tout le monde préférait se passer. Elle pouvait se tourner vers des brasseurs de potion clandestins qui concoctaient leur tambouille douteuse dans les bas-fonds des quartiers populaires, relégués à la bordure extérieure de la cité, sauf qu’elle ne savait pas combien de temps cela lui prendrait, sans compter qu’elle n’avait aucune assurance que la potion – qu’elle devrait acheter au prix fort avec des propres deniers – soit aussi efficace et fiable que celles fabriquées par les potionnistes de l’Amarante.

La gestion du temps était essentielle, plus elle en perdait, plus elle en laissait à ses ennemis pour couvrir leurs traces. Les éclaireurs étaient la première ligne d’action dans ce genre d’enquête. C’était grâce à l’identification des cibles et à la fiabilité des informations qu’ils rassemblaient, du détail le plus anodin aux preuves les plus compromettantes, qu’ils pouvaient ouvrir la voie aux inquisiteurs et aux exécuteurs. Cette fois-ci, Rayna ne pouvait compter que sur elle-même. Face à cette situation ardue, elle songeait de plus en plus à solliciter la complicité d’Azriel, mais l’avertissement solennel de Daevran la contraignait au silence.

Ce n’était pas qu’une affaire de procédure, mais une question de prudence. Elle devait agir avec discrétion et discernement si elle voulait protéger les gens qui lui étaient chers et assurer la sécurité du Quadrant. D’autant plus qu’Azriel était un maître de l’improvisation, qui faisait volontiers fi de toutes les précautions que le bon sens exigeait, préférant se jeter dans la gueule du loup sans se soucier de ses crocs mortels, encouragé par la certitude qu’un plan se dévoilerait de lui-même le moment venu. Rayna, pour qui la planification minutieuse des opérations était essentielle, en avait fait les frais lors des quelques missions conjointes qu’ils avaient effectuées ensemble, et c’était une expérience qu’elle ne souhaitait pas réitérer, en particulier dans un contexte aussi tendu. Un blâme du Grand Maître et quelques heures de corvées supplémentaires étaient préférables aux lames assassines de corvidaes corrompus.

***

Azriel et Rayna entrèrent par la porte du bâtiment opposé à la verrière des druides. L’elfe l’avait déverrouillée à l’aide de sa carte d’identification arcanique, l’accès aux laboratoires des Amarantes étant strictement réservé aux membres du Cercle. Un premier obstacle qui aurait donné du fil à retordre à Rayna si elle avait tenté de s'infiltrer en douce dans leurs locaux. Ils tournèrent au coin d’un couloir jalonné de portes derrière lesquels s’affairaient novices et acolytes, puis empruntèrent un escalier de pierre en colimaçon qui les mena jusqu’au premier étage, juste en dessous des combles aménagés où l’on entreposait le vieux matériel défectueux en attente d’une éventuelle réparation.

L’étage supérieur était réservé aux membres confirmés, Azriel y avait son laboratoire, qu’il trouvait trop petit et étriqué à son goût. Rayna estimait que nul atelier était assez vaste pour contenir la nature expansive de son compagnon. Azriel apposa sa plaque d’identification arcanique contre le petit renfoncement prévu à cet effet, juste en dessous de la poignée, en apparence dénuée de verrou. Gravé dans le bois de la porte, le pentagone, au centre duquel se trouvait un cercle magique à neuf branches aux symboles intriqués, épousait parfaitement la forme de la clé runique d’Azriel. L’artefact en bronze, patiné d’un vert-de-gris profond, était orné de l’emblème des Amarantes. Des feuilles de lierre couraient sur les bordures du pentagone, tandis qu’un anneau formé par des fleurs d’amarante reposait au centre d’un pentacle dont la pointe de chaque branche était sertie d’une pierre semi-précieuse au pouvoir aussi bien symbolique que magique. Au centre de l’anneau végétal, deux mains jointes en triangle symbolisaient la Sainte Trinité et les trois courants magiques créés par l'Elysambre.

Au dos de la plaque, on pouvait lire, gravé en italique, le nom complet du porteur – Azriel Aether’ion –, sa faction, son rang, son corps de magie, suivi de la devise des Amarantes : Sous la Voûte étoilée, par la volonté du Cristal sacré, la magie est notre souffle et notre fierté.” Un credo que Rayna trouvait on ne peut plus en adéquation avec l’esprit de supériorité frôlant la condescendance qui régnait chez les Amarantes.

Au contact de la clé, le cercle gravé sur la porte se mit à luire d’un éclat jaune vif. L’instant d’après, le verrou invisible émit un clic sonore tandis que la lueur se mourait doucement. Azriel rangea la clé dans une des poches intérieures de sa robe de mage avant d’actionner la poignée. De l’autre côté, des tables de transmutations en pierre cotoyaient les tréteaux en bois sur lesquels trônaient plusieurs alambics, dont certains distillaient des liquides vaporeux aux parfums capiteux. Le long des murs, des armoires vitrées, pleines à craquer de potions, d’élixirs et de philtres, montaient jusqu’aux murs.

Pendant qu’Azriel installait son matériel, Rayna observait attentivement ses alentours. L'œil vif de l’éclaireuse fut attiré par l’une des vitrines où se bousculaient fioles et flacons. Un écriteau suspendu au petit bouton de céramique bleue en forme de citrouille indiquait : “Altérations et métamorphoses”. Ce qu’elle cherchait se trouvait probablement là, mais n’y connaissant pas grand-chose en potions, elle était bien en peine de faire son choix. Comment savoir laquelle il lui fallait ? La voix suave et profonde d’Azriel l’arracha à ses pensées. Il tenait un foulard imbibé d’un liquide noirâtre, épais et huileux.

— Les vapeurs peuvent provoquer des maux de tête quand on n’est pas habitué, expliqua-t-il. L’huile de noctifer permet de filtrer les odeurs et de neutraliser les toxines.

L’elfe avait également ouvert les fenêtres pour que la pièce soit bien ventilée. Il l’aida à nouer le foulard autour de sa bouche et de son nez puis, après une brève présentation du matériel, il se lança dans un cours sur les potions de fortification dont Rayna ne saisit pas un traître mot. Elle avait retenu qu’il y avait deux types de fortifiants, ceux qui augmentaient les capacités physiques ou mentales, et ceux qui augmentaient les capacités magiques. Le reste n’était que pur charabia. Azriel avait lancé la préparation, puis il avait invité sa collègue à touiller la mixture en effectuant un mouvement ample et régulier, dans le sens des aiguilles d’une montre. Concentrée sur sa tâche, elle suivait les instructions à la lettre, de peur de gâcher la potion au moindre faux pas. Le liquide brun et odorant formait un maelström hypnotique. Ancrée dans le moment présent par la louche qui guidait son bras, elle ne pensait plus à rien. Envolée, l’angoisse qui la tenaillait jour et nuit depuis des semaines. Disparues, les pensées agacées qui lui trottaient dans la tête quand elle repensait à sa dispute avec Azriel. L’elfe avait raison, elle s’était rarement sentie aussi détendue.

Penché par-dessus son épaule, une main tendre posée sur sa taille, il observait avec attention ses premiers pas de potionniste amatrice.

— Tu t’en sors plutôt bien pour un premier essai, la complimenta-t-il en hochant la tête avec satisfaction. Tu ferais une bonne acolyte.

Un compliment sincère de la part de l’elfe était un fait assez rare pour surprendre l’éclaireuse qui faillit rater un tour de chaudron.

— Tu es sûre de ne pas vouloir demander un transfert de faction ? ajouta-t-il sur le ton de la plaisanterie, même si l’idée n’était pas pour lui déplaire.

— Pour me retrouver tout en bas des échelons ? Non, merci. Puis travailler pour toi sonnerait le glas de notre relation.

— Hm, ça c’est toi qui le dis ! Je suis d’avis qu’avoir une assistante aussi sérieuse et appliquée que toi m’obligerait à me surpasser. Et Dame Nyr’iell arrêterait enfin de me harceler pour que je forme des acolytes comme tous les autres archimages.

— On dirait que tu oublies comment se sont déroulées nos missions ensemble…

— Je ne vois absolument pas ce que tu insinues par là. Nos missions se sont déroulées à merveille. On fait une excellente équipe.

Rayna secoua la tête, dépitée. Si le déni pouvait tuer, Azriel serait mort trois fois déjà.

— Si on se base sur le résultat uniquement, oui, on va dire que tu as raison. J’accepte le compliment, mais je vais devoir décliner l’offre. J’aime mon rôle d’éclaireuse. D’ailleurs…

Elle hésita un instant, consciente qu’elle s’engageait sur un terrain glissant.

— Oui ?

— Tu t’y connais en potions de métamorphoses ?

— Oui, on en prépare assez souvent. C’est même ta faction qui en commande le plus. Vous êtes maîtres dans l’art du déguisement, après tout. Pourquoi ? Il t’en faut une ?

— J’y songe pour une éventuelle mission. J’ai déjà utilisé des potions d’altération dont les effets ne durent que quelques heures. C’est pratique pour modifier quelques traits superficiels, mais les résultats sont assez aléatoires. Je me demandais s’il existait des potions plus sophistiquées, capables d’induire une métamorphose complète basée sur notre propre volonté, voire d’altérer notre signature magique.

— Les potions de métamorphoses de ce genre ne fonctionnent qu’en complément d’un parchemin d’incantation, et elles nécessitent un certain degré de concentration et de maîtrise des flux d’auralium pour obtenir le résultat désiré. Le corps des Enchanteurs te conseilleraient de te faire implanter une rune de métamorphose, le principe est le même, l’avantage étant que tu peux l’utiliser à volonté. En revanche, cela demande une très bonne capacité de visualisation et un bon contrôle mental pour changer fluidement d’apparence. Le risque étant aussi qu’à force d’activer la rune, tu oublies à quoi tu ressemblais à la base, surtout si tu te forges une nouvelle identité. On appelle ça une rupture identitaire. C’est une expérience éprouvante pour le corps physique et le corps spirituel. Après le retrait de la rune, il faut plusieurs semaines de soins et de rééducation pour réparer le lien corps-esprit.

Rayna hocha la tête. Elle connaissait bien ce genre de runes, très en vogue parmi les fugitifs souhaitant changer d'identité et dans les guildes d’assassins. Elle savait aussi que les Inquisiteurs pouvaient aisément les détecter à l’aide de leurs pouvoirs psychiques, et rares étaient les enchanteurs capables de forger une rune qui puisse échapper à leur vigilance.

— Ce n’est probablement pas de mon niveau, dit-elle en haussant les épaules. La magie et moi, ça fait deux.

— Tu as pourtant de bonnes bases, de ce que j’ai pu constater lors de nos missions.

— C’est vrai, mais je préfère employer des moyens plus classiques.

— Comme tu veux ! Tu peux arrêter de brasser. On va laisser le mélange se stabiliser, je m’occuperai du reste plus tard.

— D’accord. Dis, j’ai un peu soif. Il y a de quoi se désaltérer ici ?

Azriel lui répondit par la négative.

— Il n’y a que de l’eau déminéralisée, c’est pas terrible à boire. Les fontaines d’eau potable sont au rez-de-chaussée, je peux aller remplir un pichet. Tu veux juste de l’eau ou quelque chose de plus fort ? J’ai découvert qu’un groupe de disciples avaient installé une brasserie clandestine d’hydromel dans les combles. J’ai promis de garder le silence en échange de quelques bouteilles de temps en temps.

— Pourquoi ça ne m'étonne pas ? soupira l’éclaireuse en levant les yeux au ciel. Tu sais que si l’Ambre fait une inspection, tu vas recevoir un blâme pour dissimulation d’activités illicites et incitation à la corruption ?

— Tout de suite les grands mots ! C’est pas comme si on vendait le fruit de notre labeur pour faire du profit sur le dos de la Voûte, c’est pour notre consommation personnelle. En plus, depuis qu’ils ont appliqué mes conseils, leur hydromel est bien meilleure que celle qu’on peut trouver dans la plupart des tavernes. Je t’assure, tu devrais goûter.

— Si tu veux mon avis, tu ferais mieux de dire à ces disciples de cesser leurs activités ou de les délocaliser à l’extérieur du Quadrant. Tu sais comment ils sont chez les Ambrés, ils ne rigolent pas avec les règles et le protocole.

— Je sais, ils adorent faire des rapports pour tout et rien. Ils ont une section entière réservée spécifiquement au Cercle des Amarantes, et ils ont déjà un dossier complet à mon nom. À chaque retour de mission, c’est le même topo : « Pourquoi vous avez fait comme-ci et pas comme-ça ? Pourquoi vous n'avez pas suivi la procédure ? Un tel s’est plaint de votre attitude pendant la mission. Un autre a dit que ceci ou cela… Et pourquoi tel détail insignifiant n’était pas mentionné dans votre rapport ? Et blablabla. » Ils n’ont qu’à venir sur le terrain, ils verront si c’est si simple de suivre leur règles plus rigides qu’un plastron, parce que je peux te dire, moi, que les hors-la-loi, eux, ils ne se soucient pas de la procédure.

— Raison de plus pour faire profil bas, même si je sais que ce n’est pas ton fort. Surtout en ce moment…

— Justement, tout le monde est sur les dents à cause des Odalisques, on se détend comme on peut.

Rayna préférait ne pas insister. De toute façon, elle n’avait jamais gagné un argument contre Azriel, même quand il avait tort et qu’elle avait raison. Après tout, sa petite transgression était inoffensive comparée à celle qu’elle s’apprêtait à commettre.

***

Dès qu’Azriel eut quitté la pièce pour quérir des rafraîchissements, l’éclaireuse se mit à fouiller dans l’armoire aux potions de métamorphose. Elle en repéra une à laquelle était attachée un petit parchemin d’incantation. Sur l’étiquette, on pouvait lire : “Potion de métamorphose semi-permanente à altération biomagique.” C’était ce qu’il lui fallait. Elle attrapa la fiole qu’elle glissa dans sa sacoche, tout en prenant soin de réorganiser les autres pour dissimuler sa disparition. Les acolytes faisaient l’inventaire en fin de semaine, ce qui lui accordait quelques jours avant que quelqu’un s’aperçoive du vol.

L’elfe remonta quelques minutes plus tard, les bras chargés d’un plateau avec deux gobelets en étain et un pichet rempli d’eau fraîche aromatisée au sirop d’orgeat. Il retroussa soigneusement sa manche avant de remplir les deux verres. Rayna le remercia d’un signe de tête avant de vider le sien d’un trait, rinçant par la même occasion l’arrière-goût de culpabilité, âpre et amer, qui lui asséchait la bouche.

— Tu devais vraiment avoir soif, souligna Azriel qui sirotait sa boisson du bout des lèvres sans la quitter des yeux.

— Oui, d’ailleurs j’en veux bien un deuxième ! dit-elle en tendant le bras vers le pichet.

— Attends, fit l’elfe en l’arrêtant d’un geste de la main. Je vais te servir.

Alors qu’il remplissait son verre, Rayna s’interrogeait sur ce soudain élan de galanterie. Les yeux pétillants de malice de l’elfe ne laissaient rien paraître de ses pensées intimes. À quel jeu jouait-il ? Cherchait-il simplement à se faire pardonner pour l’offense commise plus tôt dans la matinée, ou avait-il flairé la duplicité qui se cachait dans le cœur de la voleuse de potions ?

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