Chapitre 4 : Métamorphose
Azriel avait raccompagné l’éclaireuse jusqu’aux portes du Bastion. L’elfe, pudique dans l’expression de ses sentiments, préférait la clarté des discours rationnels à la poésie des mots. Pourtant, il y avait des choses que seuls les gestes pouvaient exprimer. Il se pencha vers Rayna. Ses lèvres effleurèrent les siennes avec prudence, guettant sa réaction de peur qu’elle se referme s’il se montrait trop insistant. Sa compagne accueillit son geste avec grâce, attentive à la manière dont sensations et sentiments s’accordaient à travers ce moment de communion. Quand il s’agissait de parler avec le corps, elle préférait laisser l’elfe mener la danse.
Il quitta ses lèvres pour la contempler un instant comme on admire un coucher de soleil, puis il la serra contre lui. Rayna ferma les yeux pour profiter de la chaleur rassurante de son corps et de son parfum apaisant. Quand il la prenait dans ses bras, elle se sentait à sa place. Elle leva les yeux vers lui et caressa sa joue avec tendresse. Son sourire radieux révélait la profondeur de ses pommettes. Azriel y enfonça ses doigts doucement, comme pour prendre la température de ses émotions. Pour une fois, Rayna le laissa faire sans s’offusquer. C’était devenu un langage silencieux entre eux, une façon d’exprimer la complexité de ce qu’ils ressentaient l’un pour l’autre sans la maladresse des mots mal choisis.
Azriel ferma les yeux un bref instant, sa main posée sur celle de Rayna. Malgré l’apparente froideur de la yukigami aux pouvoirs de glace, son toucher irradiait une chaleur douce et réconfortante comme les rayons d’un soleil hivernal. Il glissa un bras autour de sa taille pour l’attirer à lui et se pencha pour l’embrasser à nouveau. Un baiser plus profond, empreint d’une sensualité pleine de douceur et de retenue. Rayna sentit son désir, mais ne chercha pas à le fuir. Ses bras autour de son cou, elle profitait de l’instant sans se laisser dominer par la peur de ne pas être à la hauteur de ses attentes. L’elfe laissa échapper un soupir mélancolique.
— Si tu t’accroches à moi comme ça, je vais être obligé de revoir les termes de notre accord, murmura l’elfe en pressant son front contre celui de sa compagne.
Rayna lâcha prise en détournant le regard, gênée par l’allusion de l’elfe.
— Je plaisante, la rassura-t-il avec un sourire malicieux. Les termes de notre relation me conviennent parfaitement. Tu décides du rythme et je m’adapte. Je dois retourner travailler. Fais-moi parvenir un message si tu as du temps libre pour me tenir compagnie.
La jeune femme acquiesça. Le ciel s’était soudainement assombri et un nuage lourd de pluie pesait sur son cœur. Au bord des larmes, elle regarda son ami s’éloigner d’un pas léger jusqu’à ce qu’il disparaisse au détour d’un chemin.
***
Rayna avait passé le reste de la journée à planifier minutieusement sa mission d’infiltration. Alors que l’heure de mettre son plan à exécution approchait, elle sortit la potion de métamorphose cachée dans le fond de sa sacoche. Après sa mission, elle confesserait son délit auprès du Grand Maître en lui présentant ses plus plates excuses. Cela n’allait sans doute pas arranger les relations déjà conflictuelles entre le Bastion et le Creuset, mais l’éclaireuse osait espérer que Dame Nyr’iell ferait preuve de bienveillance à son égard, étant donné le caractère exceptionnel de la situation. Elle redoutait surtout la réaction de son compagnon, dont elle avait trahi la confiance. L’âme en peine, la jeune femme s’était fait une raison. Elle assumerait pleinement les conséquences de ses actes, même si cela se soldait par la fin de sa relation avec Azriel.
Rayna déboucha la fiole qu’elle renifla d’abord avec méfiance. L’amertume de la potion la fit grimacer, mais ce n’était rien comparé au liquide visqueux qui coulait dans sa gorge et lui collait au palais. Réprimant un haut-le-cœur, elle prit une profonde inspiration pour calmer son état nauséeux. Elle déroula ensuite le petit parchemin et récita l’incantation d’une voix nette et claire. Elle sentit aussitôt une vague de chaleur diffuse parcourir son corps, du bout des doigts jusqu’à la racine de ses cheveux. Elle pouvait presque sentir l’auralium bouillonner dans ses veines.
Plongée dans une transe méditative, elle tourna son esprit vers l’apparence qu’elle souhaitait revêtir. Peu à peu, les traits d’un visage étranger se firent plus nets. Du fond de son troisième oeil, elle apercevait le teint pâle, presque fantomatique, d’une femme aux yeux rouge sang. De longs cheveux noir de jais encadraient son visage émacié. De petites canines pointues perçaient sous ses lèvres carmin, fines et étirées. Rayna sentit quelque chose se tordre dans le creux de son ventre, une faim dévorante lui broyait les entrailles, un courant glacé parcourait ses veines, et une soif brûlante parcheminait sa gorge desséchée. Le souffle court, la nuque raide, elle peinait à respirer, comme si tout son corps était paralysé. Un éclat de lune éclaira le visage de la vampiresse. Ses yeux luisaient d’un désir puissant. Les lèvres retroussées, elle se jeta sur sa créatrice en poussant un sifflement bestial. Alors que les crocs luisants de la créature s’enfonçaient dans la chair tendre de sa victime, Rayna fut brutalement tirée de sa transe.
Il lui fallut quelques minutes pour reprendre ses esprits. Le miroir de sa coiffeuse lui renvoyait le reflet fantomatique de la vampiresse de cauchemar. Il ne restait plus rien du teint hâlé et des joues rondes aux pommettes saillantes de Rayna. À y regarder de plus prêt, elle ressemblait un peu à une version féminine de Daevran, avec son visage allongé et son menton pointu. Elle songea un instant à ce qu’elle avait éprouvé lors de sa transformation. Était-ce cela qu’il ressentait au quotidien ? Cette faim insupportable et cette soif brûlante ? Rayna supposait que la potion avait altéré ses flux naturels pour les maquiller en flux vampiriques. Elle ne comprenait pas bien comment cela était possible, car il ne faisait aucun doute qu’elle était encore en possession de ses pouvoirs de glace. Elle n’avait pas non plus acquis de dons propres aux vampires. Son odorat n’était pas plus aiguisé, son ouïe n’était pas plus fine, sa vision n’était pas plus précise, pas plus qu’elle ne pouvait voir dans le noir. Pourtant, elle avait la sensation d’en être un quand même. C’était sans doute suffisant pour tromper l’ennemi.
Rayna jeta un rapide coup à la pendule qui affichait vingt-deux heures. La gardienne griffonna un message codé sur un morceau de papier, puis siffla entre ses doigts pour appeler Mika qui vint vers elle en sautillant. Il lui tendit aussitôt sa patte.
— Apporte ça à Daevran, et reste avec lui jusqu'à ce que je t'appelle, c'est compris ? lui dit-elle d'une voix douce.
Mika lui répondit par un hululement affirmatif avant de s'envoler par la fenêtre. Rayna le regarda quelques instants planer dans le ciel nocturne. Seule Nakkûsum, la plus grosse des trois lunes, était visible à cette heure-là. L’astre ne formait qu'un fin croissant, gardienne mystérieuse d'un secret ignoré du reste du monde, son sourire ambré fendant la noirceur de la nuit.
***
L'éclaireuse troqua son uniforme pour une tenue plus sobre et passe-partout. Elle chaussa ses bottes et enfila une ample cape noire, puis s’arma de son katana au tranchant effilé qui avait fait rouler plus d'une tête. Son pommeau, orné d'un tressage en soie rouge, rappelait le sang versé et le fourreau en bois noir laqué était aussi sombre que les ténèbres qui l'enveloppaient. La lame runique avait autrefois appartenu à son père, puis elle avait vécu quelques aventures sanglantes avec Daevran, avant de finalement trouver sa place aux côtés de Rayna. La jeune femme glissa l’arme à sa ceinture, ajouta un poignard à son maigre arsenal, puis rabattit le pan de sa cape.
Sans un bruit, elle se faufila dans les couloirs sombres pour rejoindre l’Esplanade, déserte à cette heure-là, à l’exception des quelques sentinelles qui patrouillaient en binôme. Elle avait mémorisé leur parcours et put les éviter sans encombre. S’éloignant des sorties secondaires, elle grimpa avec agilité dans un arbre puis sauta lestement sur le parapet du mur d’enceinte. Elle atterrit de l’autre côté avec la souplesse d’un chat.
Il lui fallut une bonne demi-heure pour traverser la ville jusqu’aux remparts extérieurs. Les gardes surveillaient les allées et venues d’un œil paresseux en réprimant un bâillement. À minuit, ils fermeraient les portes qui ne s’ouvriraient qu’à l’aube. Au-delà des murs d’enceinte, on arrivait dans les quartiers populaires occupés par la classe ouvrière et domestique. Contrairement à l’image qu’on pourrait en avoir, ce n’était pas des quartiers malfamés grangrénée par la criminalité. Bien au contraire. Ici, tout le monde se serrait les coudes et s’entraidait. Beaucoup faisaient le choix de vivre ici pour ne pas être soumis au couvre-feu qui scellait la ville chaque nuit. D’autres travaillaient dans les fermes aux alentours ou dans les docks du port d’Arcaelis, construits au pied de la falaise. De même que de nombreux commerçants qui venaient vendre leur produit sur les marchés, mais n’avaient pas les moyens de louer ou d'acheter une maison dans la citadelle.
C’était dans ces quartiers animés que Rayna et Daevran avaient grandi. Elle en gardait un souvenir aigre-doux. Les choses avaient bien changé depuis son enfance, la ville n’était plus gangrénée par la criminalité et la corruption comme au siècle passé, ce dont elle se réjouissait. C’était une paix sociale qu’ils avaient gagné au prix de lourds sacrifices, et qui n’aurait pas été possible dans les réformes menées par l’Archontesse.
L’éclaireuse se fondit dans l’animation tapageuse du Faubourg aux Lanternes. La nuit faisait vivre ce quartier où cohabitaient auberges, tavernes et maisons closes. Si ces établissements n’avaient pas tous la même réputation, ils oeuvraient tous dans le même but, celui de satisfaire leurs clients. Qu’ils soient des étrangers venus de contrées lointaines, des marchands ambulants, des artistes itinérants, des pèlerins en quête de piété, ou des arcaeliens cherchant à se changer les idées, il y avait une lanterne pour éclairer leur chemin, une taverne pour épancher leur soif, une auberge pour soulager leurs vieux os, ou une compagnie chaleureuse pour combler leur solitude. Daevran, adepte du monde de la nuit, était un des plus fidèles clients du Faubourg des Lanternes. Pas une courtisane ignorait la réputation sulfureuse du vampire et toutes se pressaient à sa porte pour obtenir ses faveurs. Rayna comprenait donc pourquoi il avait préféré l’envoyer à sa place.
La jeune femme s'arrêta devant la porte de la Taverne du Pendu. Derrière les vitres teintées, une clameur joviale animait la salle, emplie du tintement des chopes en étain, des éclats de voix rauque des hommes et des rires cristallins des femmes. Rayna ramena sa cape autour d'elle, le visage caché sous sa large capuche noire. On lui adressa à peine un regard lorsqu’elle franchit le seuil. Elle salua le tavernier d'un signe de tête avant d'aller s'asseoir dans un coin de la salle.
Échansons et serveuse allaient et venaient entre le comptoir et les cuisines, les bras chargés de plats et de boissons. Quelques rustres batifolaient bruyamment avec les jolies servantes qui remplissaient leur chope avec un sourire de convenance, tout en se dérobant habilement lorsque certains clients se montraient un peu trop entreprenants. Des courtisanes de second rang, parées de robes affriolantes aux couleurs vives dont la légèreté du tulle laissait subtilement entrevoir leur silhouette séduisante, leur visage lourdement maquillé caché derrière un éventail, déambulaient entre les tables en lançant des clins d'œil aguicheurs aux clients les plus séduisants, ce qui ne manquait pas d'attiser la jalousie de leurs favoris. Plus discrets mais tout aussi bien apprêtés, les galants capturaient le cœur de leur amant d’un soir à coups de belles paroles et de tour de passe-passe.
À l’étage supérieur, quelques clients délestés de leur mise étaient accoudés à la rambarde pour se repaître du spectacle qui se déroulait un peu plus bas, laissant derrière eux les parloirs de jeux où s’échauffaient les joueurs, leur sort entre les mains d’une Dame Chance capricieuse. Le tintement des aelions d’or et d’argent qui passaient de main en main éprouvait rudement leurs nerfs. Chaque seconde qui passait donnait l’impression qu’une bagarre allait éclater, mais la tension montait puis redescendait, sans débordements.
Rayna se tassa sur sa chaise, dissimulée dans la pénombre, invisible et silencieuse, sans qu'aucun fait ou geste ne lui échappe. Le tavernier lui apporta une pinte de bière aux relents de pisse de zébrâne et un bouillon à l’os sans moëlle dans lequel flottait quelques herbes aromatiques défraîchies et des morceaux de cartilages ayant sans doute appartenus à un vieux coq malade. La jeune femme s'efforça de boire sa bière afin de ne pas éveiller les soupçons. Le liquide, âcre et acide à la fois avec un arrière-goût rance, était si infect qu'elle faillit tout recracher.
Une heure passa, puis deux, sans qu’elle ne remarque quoi que ce soit d’anormal. Sur les coups de trois heures, une silhouette suspecte fit son apparition. Vêtu d'un long manteau, le visage dissimulé dans l'ombre d'un chapeau à bords larges et d’une écharpe qui masquait sa bouche, l'individu se dirigea d'un pas vif vers le tavernier avec qui il échangea quelques mots à voix basse. Le chef d'établissement acquiesça solennellement. Il somma un échanson de l’accompagner à l’étage supérieur. Rayna garda un œil discret sur eux alors qu’ils passaient dans la galerie. L’homme s’arrêta un instant, ses deux mains gantées posées sur la balustrade. Il balaya longuement la salle du regard avant de reprendre sa route et disparaître au coin du mur.
Dix minutes plus tard, un deuxième homme fit son apparition. Après s’être présenté au tavernier, ce dernier lui désigna l’étage d’un signe de tête. Puis, encore une dizaine de minutes plus tard, ce fut au tour d'une femme de se joindre au groupe. Rayna était presque sûre qu'il s'agissait d'une femme, car, malgré la cape et le chapeau qui cachait son visage, elle était de petite taille et portait des sandales à rubans. Douze personnes défilèrent ainsi, neuf hommes et trois femmes. Quelques clients leur jetaient des regards méfiants. L’éclaireuse tendit l’oreille, intriguée par une conversation entre deux hommes assis non loin d’elle.
— Qu'est-ce que tu crois qu'ils font là-bas ? dit le premier.
— J'sais pas, répondit le second d’une voix basse, mais il paraît qu'ils cherchent à recruter des membres.
— Recruter des membres ? Pour quoi faire ?
— J’en sais rien. Peut-être une nouvelle guilde d’assassins ou de mercenaires. Mieux vaut ne pas se mêler de ce genre d'affaires. Moins on en sait, mieux c'est.
Rayna nota tout cela dans un coin de sa tête. Une heure plus tard, et de la même manière qu'ils étaient entrés, les conspirateurs quittèrent la taverne en laissant un certain laps de temps entre chaque sortie. L’éclaireuse attendit que le dernier d'entre eux ait quitté la salle, puis elle se leva à son tour, après avoir laissé quelques cuprions sur la table. Elle payait généreusement ce repas de piètre qualité.
***
Dehors, l'air était frais et humide. Dès qu'elle aperçut la silhouette de l'homme s'éloigner dans la rue, elle le prit en filature. Il tourna dans une ruelle, puis encore une autre. L'éclaireuse continuait de le suivre le plus discrètement possible. Il tourna à nouveau au coin d’un bâtiment, mais lorsqu’elle s’engagea dans le cul-de-sac à son tour, il avait disparu. Elle s'apprêtait à revenir sur ses pas lorsqu'un bras la tira en arrière. La jeune femme frissonna au contact de l'acier froid d'une lame glissée sous sa gorge, paralysé par la pression que le bras de son agresseur exerçait sur sa clavicule. Elle leva lentement les mains en signe de reddition. Le bras de l'homme se détendit un peu, mais elle ne bougea pas pour autant. Elle attendait que son assaillant parle.
— Pourquoi me suis-tu ?
— J'ai entendu dire que vous recrutiez. J'étais intéressée, mais je ne savais pas comment aborder le sujet alors je me suis contentée de vous suivre.
— Qui t'a parlé de ça ?
— Personne. J'ai entendu ça à la taverne à l'instant. Je voulais vérifier la rumeur moi-même.
— Qu'est-ce que tu sais ?
— Rien de plus que ce que j'ai entendu, c'est-à-dire que vous cherchiez de nouveaux membres pour une guilde d’assassins ou de mercenaires. J’ai des compétences dans ce domaine, et cela me conviendrait mieux que mon poste actuel.
— Et quel est ce poste ?
Rayna hésita un instant. C’était quitte ou double.
— Je suis aspirante à la Voûte. J’ai postulé pour entrer dans l’Ordre de Corvus, mais j’ai été recalée deux fois déjà. On m’a reléguée à la surveillance des portes. J’ai pensé repasser l’examen une troisième fois, mais je me demande si travailler pour une guilde ne serait pas plus simple, tout en étant plus lucratif. Au point où j'en suis, je suis prête à faire n'importe quoi pour avoir un peu plus d'action.
— Je vois... Alors comme ça t'es une aspirante corvidae tuée dans l'œuf ? Ton nom.
— Lorelei Rosenthal.
— Jamais entendu parler. On s’est déjà croisé ?
— Je ne crois pas.
L’homme l'obligea à lui faire face en la tenant fermement par l'épaule. De la pointe de son couteau, il fit basculer sa capuche pour révéler son visage. Il l'observa avec attention, son regard s’attardant longuement sur son visage comme s’il cherchait à se le remémorer.
— Jolie frimousse. Vampire ?
Rayna hocha la tête.
— Comme cet imbécile de Dragoman, grommela l’homme.
Rayna resta impassible à la mention de son meilleur ami. Elle soutenait le regard de l'homme sans rien dire, ses yeux rouges luisant d’un éclat sanguinaire sous la lueur tamisée des lampadaires. L’homme détourna le regard tout en relâchant son épaule.
— Qu'est-ce que tu sais faire ? lui demanda-t-il alors.
— Je sais manier le sabre et toutes les armes blanches en général. Je suis discrète et vive, et je maîtrise la magie élémentaire et la magie du sang. Si vous me le permettez, je vous prouverai de quoi je suis capable ! Si vous n’êtes pas satisfait de mes prestations, vous pourrez me dénoncer à la Voûte ou me tuer, à votre guise.
— Soit. Je vais en parler à mes supérieurs. Retrouve-moi demain, même endroit, même heure. Tu peux disposer.
La vampiresse acquiesça d'un signe de la tête. L'homme lui jeta un dernier regard avant de tourner les talons et s'engouffrer dans une ruelle sombre, tandis qu’elle regagnait la chambre qu’elle avait louée au deuxième d’une auberge, qui donnait directement sur la taverne, de l’autre côté d’une étroite ruelle. L’éclaireuse avait acheté le silence de l’aubergiste en exigeant de lui la plus grande discrétion. La chambre qu’il lui avait attribuée était petite mais propre. Le lit, bien qu’un peu grinçant, offrait un confort correct.
La jeune femme invoqua Mika d’un simple signal télépathique. Elle lui confia un bref rapport destiné à Daevran, rédigé dans un langage crypté qu’il était le seul à pouvoir décoder. Elle comptait sur le vampire pour corroborer son histoire si jamais les conspirateurs décidaient de confirmer son identité auprès de la Commanderie, ce qui, par la même occasion, leur fournirait la preuve irréfutable que les conspirateurs faisaient partie de l’Ordre.
Avant de se coucher, Rayna plaça un poignard sous son oreiller, puis s’allongea sur le lit, tout habillée. La tête posée sur la taie un peu poussiéreuse, elle ferma les yeux pour s’accorder quelques heures d’un sommeil léger et vigilant.
***
Daevran reçut le deuxième rapport de son amie plus tard dans la nuit. Il détacha le rouleau de papier, puis lança un lézard séché en guise de récompense au hibou Grand-Duc. Pendant que l'oiseau avalait goulûment sa friandise, le vampire parcourut rapidement la missive de sa partenaire dans laquelle elle lui faisait part de ses avancées et lui transmettait tous les détails de sa nouvelle identité. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne parvienne à infiltrer le groupe des conspirateurs. Il brûla son message dans un encensoir tout en adressant une prière silencieuse à l’Odalie afin qu’elle veille sur la jeune femme et la protège du danger.
Dès les premières lueurs, le vampire avait glissé un dossier factice dans les archives du Bureau des Personnels, puis il avait passé la matinée à fureter autour de la Commanderie, prétextant avoir besoin de consulter d’anciens rapports de mission, tout en s’attirant les bonnes faveurs des secrétaires grâce à ce bagout dont il avait le secret. Il ne fallut pas longtemps pour que quelqu’un se présente au bureau pour consulter le dossier d’une certaine Lorelei Rosenthal, aspirante de l’Ordre de Corvus, affectée à la garde des portes. Daevran aurait pu feindre l’indifférence s’il ne s’agissait que d’un simple subordonné sans grade. En revanche, il ne s’attendait pas à ce que l’Inquisiteur-en-Chef vérifie lui-même les dires de l’éclaireuse.
Les deux capitaines se saluèrent poliment, sans rien laisser paraître de la méfiance mutuelle qui se cachait derrière leur attitude décontractée. Ils échangèrent quelques mots plaisants, ponctués par un sourire avenant, mais leurs yeux tenaient un tout autre discours. Daevran sentit l’esprit de son homologue sonder ses pensées, effleurant la surface de sa conscience avec retenue et prudence, de peur qu’il détecte l’intrusion. Il cherchait à savoir si sa présence au Bureau des Personnels était un piège qu’on lui tendait ou une simple coïncidence. Ses pouvoirs psychiques se heurtèrent à la superficialité affligeante du vampire et un sourire suffisant étira ses lèvres grisâtres d’elfe du Chaos. S’il respectait l’Exécuteur pour ses qualités d’assassin et son esprit de camaraderie, il avait en horreur son attitude désinvolte et frivole, jugeant que les affaires de cœur et les jeux de séduction n’avaient pas leur place sous le ciel sacré de la Voûte. C’était une offense envers la pureté divine de l’Odalie qui choquait la nature dévote de l’inquisiteur.
Daevran prit congé de l’elfe du Chaos, feignant d’ignorer le mépris pourtant évident que son collègue nourrissait à son égard. Ses craintes étaient fondées. Non seulement il y avait bien un groupe de corvidaes dissidents qui s'était formé au sein de l’Ordre, mais il avait la preuve que l’Inquisition en faisait partie. Combien de ses membres étaient impliqués ? Jusqu’où s’étendait la conspiration ? Sans réponse claire à ces questions, il ne pouvait faire confiance à personne. Avaient-ils même une chance contre cette rébellion invisible ? Daevran savait que son amie était une agente plus que compétente, pourtant il ne parvenait pas à se défaire d’une sensation de malaise grandissant. Les trois mots griffonnés à la va-vite de Scorpio et sa disparition soudaine lui faisaient pressentir le pire.
***
Azriel s'était réveillé d'excellente humeur. Il se dirigeait vers le réfectoire en sifflotant lorsqu'il fut interpellé par Alaeya. La sirène aux longs cheveux blonds et aux écailles irisées cachait son esprit sournois derrière des minauderies faussement innocentes qui exaspéraient l’elfe, même s’il se désolait plus souvent de sa maladresse légendaire. Elle occupait le poste d’acolyte depuis quelques années, mais ses compétences limitées ne lui avaient pas permis d’accéder au rang de disciple. Elle errait de corps de magie en corps de magie, proposant ses services dont personne ne voulait. Elle avait fini par trouver grâce auprès du Maître des Potions qui lui confiait le soin d’étiqueter et classifier les préparations. Son amour de la nature lui permettait aussi de s’occuper des plantes dans la Verrière – ce qui confortait Azriel dans l’idée que les druides étaient des abrutis finis –, de nourrir les animaux aux écuries, et de veiller aux soins et au toilettage des familiers.
Si le Cercle de l’Amarante lui avait octroyé le rang d’acolyte malgré son manque de qualification, c’était parce qu’Alaeya était une princesse d’Atlantide. L’Archontesse lui avait accordé l’asile après que les Neuf Cités Marines soient tombées au main d’un tyran et s’était engagée à ce que la Voûte assure sa protection. La sirène jouait de tous ses charmes pour s’attirer les bonnes faveurs des figures les plus haut placées de l’Amarante dans l’espoir de retrouver une partie du statut qu’elle avait perdu. Depuis qu’Azriel était devenu archimage et qu’il était en lice pour devenir le prochain Grand Maître, c’est sur lui qu’elle avait jeté son dévolu. Le fait qu’il lui ait sauvé la vie après l’avoir trouvé échouée sur la plage cinq ans plus tôt motivait également son choix aussi bien dicté par l’ambition que par les sentiments.
— Azriel ! Je te cherchais ! s'exclama-t-elle d’une voix chantante en l'irradiant de son sourire candide, les mains croisées derrière son dos, le buste légèrement penché pour mettre en avant ses plus beaux atours.
— Que me vaut cet accueil chaleureux ? demanda-t-il froidement en affichant un air détaché, insensible aux charmes hypnotiques de la sirène.
— Dame Nyr’iell m’envoie. Elle veut te voir dans son atelier. Tout de suite.
— Pourquoi veut-elle me voir ?
— Je ne sais pas, mais elle avait l’air sacrément remontée, répondit la sirène en se mordant la lèvre. Je crois que cette fois, tu t’es vraiment attiré de gros ennuis…
Azriel fronça les sourcils. Il ne voyait pas ce qu'il avait pu faire pour déplaire à au Grand Maître. Il remercia la princesse d’un signe de tête et tourna les talons pour se rendre au Creuset. Il frappa trois coups à la porte de l’atelier avant d’entrer. Dame Nyr’iell l'attendait de pied ferme, les bras croisés, ses petites lunettes rondes en équilibre sur son nez retroussé. Ses cheveux blond vénitien enserré dans chignon bas et ses sourcils légèrement froncés lui donnaient l’air sévère mais distingué d’un juge de cour martiale.
— Vous vouliez me voir, Grand Maître ? demanda Azriel en s’inclinant respectueusement, sans se laisser intimider par l’aura implacable de la potionniste.
— Tu as travaillé au laboratoire hier ?
— Oui, j’ai préparé les potions fortifiantes que vous m'aviez demandées.
— Tu ne saurais pas où est passée la potion de métamorphose semi-permanente à altération biomagique ?
— La potion de... Maître, avec tout le respect que je vous dois, vous devriez vraiment songer à trouver des noms plus courts pour vos potions, releva Azriel en affichant un air désabusé.
— Là n'est pas le propos ! répliqua sa supérieure en agitant la main avec impatience.
— Toutes mes excuses. Je méditerais sur l’impertinence de mes propos. Quant à votre question, eh bien…
Azriel se souvint de la conversation qu'il avait eue avec Rena la veille. Elle lui avait posé des questions sur les potions de transformation. À tous les coups, c’était elle qui l’avait subtilisée. Il ne voyait pas d’autre explication.
— Azriel ? lança Dame Nyr’iell en claquant des doigts sous son nez pour le tirer de sa rêverie.
— Ah, oui, je me souviens ! Je suis vraiment désolé, j’ai renversé une fiole en voulant mettre de l’ordre dans les armoires.
— Toi, mettre de l’ordre ? s’étonna la mage elfique en arquant un sourcil.
— Vous me rappelez sans cesse l’importance d’être bien organisé, j’essayais simplement d’appliquer vos conseils et de rendre l’atelier tel que je l’avais trouvé. Je me garderai de toute initiative la prochaine fois. En attendant, je peux refaire la potion que j’ai cassée, si vous le souhaitez.
— Sais-tu combien de temps il faut pour réaliser une telle potion et à quel point les ingrédients nécessaires sont rares et coûteux ? Ce n’est pas pour rien qu’elles sont sous clé !
— Je suis vraiment désolé, ça ne se reproduira plus.
— C'est bon, hors de ma vue ! ordonna-t-elle avec irritation en le chassant d'un geste de la main.
L'elfe s'inclina légèrement avant de prendre congé. Abandonnant l’idée de déjeuner, il se rendit directement au Bastion. Rayna n’était pas dans sa chambre, et personne ne l’avait vue. Si quelqu’un savait où elle se trouvait et ce qu’elle faisait, c’était le capitaine Dragoman.
***
Ravalant sa fierté, l’archimage s’était lancé à la recherche du capitaine des Exécuteurs de Corvus. Un titre qui faisait frémir les âmes les plus téméraires autant qu'il indifférait l'elfe. Il le trouva à se prélasser sur un banc, dans les jardins de l’Esplanade, entouré d'un groupe de novices qui lui faisaient les yeux doux tout en buvant ses paroles comme du petit lait. Sans doute était-il en train de leur narrer une de ses aventures romanesques sur fond d’amours impudiques et de nuits torrides, qui se soldaient tous immanquablement par une trahison cruelle et un cœur brisé. Bien que ses histoires fussent en grande partie véridiques, le vampire érotisait son récit à outrance pour échauffer les fantasmes de son audience. Une performance scabreuse qu’Azriel trouvait du plus mauvais goût.
— Dragoman ! interpella Azriel d'une voix forte, sans se soucier de l’émoi que son interruption impromptue à un moment croustillant de l’histoire venait de causer.
Le vampire leva des yeux surpris vers lui. Il s'excusa auprès de ses adulatrices pour certaines, admirateurs pour d’autres, qui le laissèrent partir à regret en échangeant murmures, œillades et rires grivois. Daevran faisait face à son collègue, les bras croisés en signe de défiance. Rayna pouvait s’offusquer de la jalousie provocatrice d’Azriel, mais l’attitude excessivement protectrice de son frère de cœur ne valait pas mieux. Irrité par cette rivalité de coq de basse-cour, Azriel s'efforçait de faire preuve de maturité – une fois n'est pas coutume.
— Tu as vu Rayna aujourd'hui ?
— Non, mais je suis certain qu’elle n’est pas perdue et que tu vas finir par la retrouver. Ce serait bien le comble pour une éclaireuse de disparaître sans laisser de trace.
— Épargne-moi tes traits d’esprit, rétorqua Azriel avec dédain. Il faut absolument que je la trouve et personne ne l'a vue depuis hier. Mika ne répond pas à mes invocations non plus.
— Je ne sais pas non plus, fit le vampire en haussant les épaules. Rayna ne me partage pas les moindres détails de sa vie. Elle a le droit de prendre du temps pour elle. Quand elle voudra te voir, elle te le fera savoir.
— Je ne te remercie pas pour ce conseil empreint de sagesse et de perspicacité, répliqua Azriel avec amertume.
L’achimage tourna les talons, laissant le capitaine de Corvus songeur. Rayna lui avait fait savoir qu’elle avait mis la main sur une potion de transformation, mais elle avait omis de préciser comment elle se l’était procurée. À en juger par la réaction de l’elfe, elle avait dû se servir de lui pour accéder aux réserves de l’Amarante, et il ne lui avait pas fallu longtemps pour découvrir le pot-aux-roses. Daevran poussa un soupir en passant une main nerveuse dans ses cheveux bruns. Son amie avait commis une imprudence en volant la potion sous le nez de son collègue. Azriel n’était pas né de la dernière pluie ; s’il continuait de fouiner dans cette affaire, il risquait de compromettre la mission.

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