Chapitre 5 : Interception

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Rayna s’était levée aux aurores, après quelques heures de sommeil superficiel. Son premier réflexe fut de vérifier son apparence. Le miroir lui renvoyait les mêmes yeux rouges imprimés sur l’extrême pâleur de son visage au teint crayeux, son air spectral accentué par la fatigue. Seule l’incantation de révocation pouvait lui rendre son apparence d’origine. Rassurée, elle était descendue pour prendre son repas dans la salle de restauration, déserte à cette heure-ci. Déjà à pied d'œuvre, l’aubergiste lui servit un grand bol de fromage blanc accompagné de fruits secs et de noix, ainsi qu’une épaisse tranche de pain noir. C’était un repas d’une qualité inhabituelle qu’il réservait pour ses clients de choix. L’homme lui apporta aussi un pot de café fumant qu’elle déclina poliment, ne supportant pas l’amertume du breuvage à laquelle elle préférait le parfum subtil du thé vert. 

L’éclaireuse retourna dans sa chambre pour s’adonner à une longue séance de méditation. Il fallait qu’elle fortifie son esprit pour le protéger de toute intrusion mentale. Si son apparence et sa signature magique ne laissaient rien paraître de sa véritable identité, ses pensées étaient la seule chose qui pouvait la trahir. Forte des enseignements de son maître d’arts martiaux et mystiques, le très facétieux Maître Sakumo, elle bâtissait une forteresse autour de sa conscience. Ses pensées devaient devenir le reflet parfait de l’identité qu’elle s’était forgée. Lorelei Rosenthal, vampiresse aspirante de l’Ordre de Corvus. Voilà qui elle était désormais. Elle peignait les façades de sa citadelle mentale avec la frustration hargneuse, les ambitions démesurées, le sentiment d’injustice et la vulnérabilité émotionnelle d’une femme heurtée par l’échec et le rejet. 

Après quelques heures de restructuration mentale, elle retourna se coucher. Elle avait besoin de reprendre des forces. Pour la première fois depuis longtemps, elle sombra dans un sommeil profond et sans rêves. Quand elle ouvrit les yeux, le Faubourg des Lanternes s’éveillait sous la lueur des lampadaires, l'effervescence de la vie nocturne prenant peu à peu le pas sur le rythme paresseux du quartier qui dormait le jour, délaissé par ses habitants partis goûter aux merveilles de la citadelle arcaelienne. De sa fenêtre, la vampiresse pouvait entendre les premiers clients s’esclaffer dans la Taverne du Pendu, entamant la première tournée de la soirée après une longue journée de travail. Les courtisanes commençaient à se préparer derrière les rideaux tirés des maisons closes. Elles ne sortaient que lorsque la nuit était déjà bien avancée, pour écumer les tavernes à la recherche de clients éméchés, les vapeurs d’alcool ayant tendance à attiser l’ardeur de leur désir. 

Avant de sortir, l’éclaireuse dégaina son sabre pour vérifier l'état de la lame, l'acier luisant à la lueur des lanternes suspendues aux murs. Elle fit quelques mouvements, fendant l'air d'un geste vif et précis. Une vieille habitude. Un rituel que lui avait transmis son maître avant chaque combat, qu’il soit réel ou métaphorique. Elle n’avait pas le caractère impitoyable d’une inquisitrice, ni la froideur implacable d’une exécutrice. La violence était une arme qu’elle n’utilisait qu’en dernier recours, car pour elle, le sang versé était toujours perçu comme une défaite. Elle croyait au pardon et à la rédemption, qu’importe le crime ou l’offense. Si elle avait choisi la voie d’éclaireuse, c’était pour apporter une lueur d’espoir aux âmes égarées avant qu’un drame terrible ne se produise. Elle voulait leur éviter les tragédies auxquelles elle n’avait pas pu échapper elle-même. Avant que l’inquisition ne brise leur être à jamais ou que la main mortelle de l’exécution ne mette fin à leur existence, il y avait la compassion, l’écoute et la persuasion. Parfois, cela suffisait. Rayna espérait qu’il en irait de même avec les conspirateurs, et que la majorité d’entre eux pouvaient encore être raisonnés. 

***

Lorelei entra dans la ruelle sombre et déserte. Quelques minutes après, l'homme de la veille fit son apparition. Cette fois-ci, il retira son chapeau et montra son visage. Il lui semblait familier. Sans doute l'avait-elle déjà croisé dans les couloirs du Bastion. Il la salua d'un signe de tête. Elle fit de même.

— J'ai parlé à notre chef. Il est d'accord pour qu'on t'intègre au groupe. La plupart des patrouilleurs et des gardes sont de l’Airain. Avoir quelqu’un de chez nous aux portes est un avantage non négligeable. Si tu n’as pas froid aux yeux, tu pourras jouer un rôle clé dans notre plan et gagner l’estime du chef. Une réunion a lieu demain au Pendu. 

Il lui tendit un morceau de papier sur lequel était griffonné l’heure du rendez-vous, le mot de passe à donner au tavernier, ainsi qu’un talisman qui lui donnerait accès au lieu de réunion. Elle accepta gracieusement la note qu'elle glissa dans sa manche. Il lui faudrait patienter une journée de plus, mais elle touchait au but.

Contrairement à Daevran qui ne tenait pas en place plus de quelques heures et cherchait constamment la stimulation sociale, ou à Azriel qui avait toujours besoin de s’occuper l’esprit, d’éprouver ses théories et de mesurer son génie à l'aune de celui de ses pairs, Rayna ne connaissait pas les affres de l’ennui et de la solitude. Les festivités qu’offraient la cité n’avaient que peu d’attrait à ses yeux. De nature réservée et solitaire, elle préférait la compagnie silencieuse d’un bon livre à l’effervescence des mondanités qu’elle jugeait trop souvent superficielles et mentalement éprouvantes. L’attente lui offrait l’occasion de se ressourcer avant d’aborder la suite des opérations. 

Alors que l’éclaireuse, sous les traits de Lorelei, s’apprêtait à entrer dans l’auberge où elle avait prolongé son séjour, elle remarqua un homme qui se tenait dans la ruelle, un baluchon à l’épaule, le regard tourné vers les chambres de l’étage supérieur. Il fallait dire qu’il était difficile de passer à côté d’un homme à la carrure aussi imposante dont la silhouette musculeuse se découpait en ombres chinoises sur le mur de l’auberge. Rayna ne lisait aucune hostilité dans son regard, simplement une sorte d’envie mélancolique et de regret, comme si ces chambres étaient un rêve inatteignable auquel il avait été contraint de renoncer. 

— Je peux vous aider ? 

Oubliant un instant sa nouvelle identité, Rayna s’était adressée à lui d’une voix qui se voulait douce et rassurante, mais les cordes vocales éraillées et le ton sec et abrupt de Lorelei n'avaient rien d’agréable. L’homme, qui ne l’avait pas entendu arriver dans son dos, sursauta. Il se retourna brusquement en le dévisageant avec méfiance. Malgré la pénombre qui les enveloppait, il tira son chapeau à bord large sur son visage. 

— Je ne pense pas que vous le puissiez, répondit-il avec prudence. Et je suis presque certain que si vous saviez ce que je suis, vous ne m’auriez pas proposé votre aide. 

La vampiresse eut du mal à cacher son étonnement face aux paroles énigmatiques de l’étranger. Malgré sa déception évidente et son air résigné, ses yeux exprimaient une détermination farouche. Celle d’un homme qui était tombé mille fois et avait essuyé bien des échecs, mais s’était toujours relevé sans jamais faiblir. L’idée qu’il puisse penser que Rayna n’avait pas deviné ses origines dès le premier coup d'œil trahissait une certaine ingénuité qui contrastait avec son physique de guerrier légendaire. N’importe quel Lumens avec un odorat un tant soi peu affuté pouvait reconnaître l’odeur du sang terreux qui coulait dans leurs veines, mêlé aux effluves subtils d’auralium. 

— Je sais ce que tu es, lui dit-elle avec un sourire amusé. Ce n’est pas ce qui m’intéresse. J’aimerais mieux savoir qui tu es. As-tu un nom ?

L’hybride écarquilla les yeux. Ce n’était pas le tutoiement soudain de la jeune femme qui le surprenait, mais la direction que prenait la conversation. C’était la première fois qu’on lui posait cette question depuis son arrivée dans les Terres d’Émeraude. Il pensait qu’elle était comme tous les autres Lumens qu’il avait croisés, méprisante et injurieuse. Il regrettait son jugement hâtif, honteux d’être coupable des mêmes préjugés qu’il subissait quotidiennement. 

— Fijölnir. C’est le nom que m’a donné ma mère. 

— C’est un joli nom. Tu viens des Terres du Feu ?

Il acquiesça prudemment. Il redoutait la prochaine question. Celle qui portait sur son statut d’esclave et la maison qu’il servait. Une fois de plus, il fut pris de court par la réaction de son interlocutrice. 

— J’imagine que le veilleur t’a dit que l’établissement était complet, ou bien qu’ils n’acceptaient pas de nouveaux clients après une certaine heure ? dit-elle en désignant la porte d’entrée du pouce. Les préjugés ont la vie dure. Il n’a pas voulu se montrer ouvertement hostile envers toi pour ne pas s’attirer d’ennuis, alors il a préféré te mentir pour te faire partir. Viens avec moi. 

Fijölnir hésita un instant avant d’emboîter  le pas à la vampiresse. Les chaises avaient été montées sur les tables, et la salle était vide, à l’exception du veilleur de nuit qui somnolait derrière le comptoir. Rayna fit sonner le carillon avec force. L’homme sursauta, tiré de son sommeil par le son clair et perçant de la clochette. 

— Veilleur, une chambre pour mon ami, s'il vous plaît, demanda Rayna avec fermeté. 

— Votre ami ?

L’éclaireuse lui lança un regard insistant.

— Vous m’avez bien entendu. Je sais que la chambre voisine et celle en face de la mienne sont libres. 

L’aubergiste se râcla nerveusement la gorge.

— Je suis désolé, mais je ne peux pas, bégaya-t-il en se tordant les mains. Si l’aubergiste apprend que j’ai hébergé un Umbrens, je risque de perdre mon poste.

— Vous devriez mieux choisir vos employeurs dans ce cas-là, lui répondit froidement la vampiresse. Le décret de l’Archontesse concernant le statut d’asile d’Arcaelis est pourtant clair. Aucune discrimination à l’encontre des Humens et des Umbrens n’est permis dans l’enceinte de la ville et ses alentours. Cet établissement se situe peut-être dans les faubourgs, mais il dépend de la juridiction de la Voûte. Vous préférez peut-être que je fasse un signalement à la Commanderie ? 

L’homme agita les mains devant lui en secouant la tête. Rien n’était plus terrifiant qu’une inspection des prévôts de l’Ambre. 

— Non ! Il peut rester, mais pas plus d’une nuit. Et seulement s’il dort dans votre chambre et que vous me promettez qu’il sera parti avant l’aube. 

Rayna allait protester, mais Fijölnir posa sa grande main calleuse sur son épaule qu’il aurait pu briser d’une simple pression s’il le souhaitait. Pourtant, elle semblait aussi douce et légère que la caresse d’une plume. 

— Merci, vous en avez fait assez pour moi. Je comprends que vous ne vouliez pas partager votre chambre avec un inconnu. J’irai dormir à la belle étoile, j’ai l’habitude. 

— Ce n’est pas ça… Je trouve cela injuste que tu ne puisses pas avoir ta propre chambre ! Les règles sont les règles, il n’a aucun droit de te refuser l’hébergement. Encore moins pour une raison aussi inacceptable ! 

L’hybride était plus enclin à faire des compromis que la vampiresse qui n’en démordait pas face au veilleur, lui-même . 

— C’est un arrangement qui me convient, dit-il d’une voix posée. Si ma présence ne vous importune pas, je partagerai volontiers votre chambre. 

— Bien, ce sera cinq silvens. 

— Je vais payer, fit Rayna en sortant quelques pièces d’argent de sa bourse qu’elle déposa sur le comptoir. 

Le veilleur la remercia d’un bref signe de la tête qu’elle lui rendit sèchement. Elle sentait son regard méfiant fixé sur eux alors qu’ils montaient les escaliers qui menaient aux chambres. Elle ouvrit la sienne d’un tour de clé et invita Fijölnir à entrer le premier. Le géant se plia presque en deux pour éviter de se cogner la tête dans le linteau de la porte. 

— Merci. Je vais m’asseoir dans un coin, je ne te dérangerai pas.

Il déposa son baluchon près de la fenêtre, retira sa cape de voyage élimée, puis s’assit en tailleur, bras croisés, le dos appuyé contre le mur. Sous la lumière chaude des lampes au solarium, Rayna put observer celui qu’elle soupçonnait d’être un esclave en fuite tout à sa guise. Ses cheveux bruns en bataille contrastaient avec la clarté de ses yeux bleu lagon. Sa tunique sans manche révélait des bras puissants et sa peau tannée par le soleil impitoyable des Terres de Feu mettait en valeur ses muscles saillants. Il n’avait pas acquis ce physique grâce à un entraînement martial rigoureux, c’était le résultat de longues journées de dur labeur à travailler la terre sans répit sous les coups de fouet des superviseurs. La rudesse de ses mains n’était pas due au maniement de l’épée, mais à celui des outils agricoles. Pourtant, Rayna l’imaginait sans peine brandir un espadon qui aurait été du plus bel effet entre les mains d’un grand gaillard comme lui. 

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda Fijölnir, un peu gêné par le regard scrutateur de la jeune femme. 

— Excuse-moi, déformation professionnelle. Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise. 

Le colosse arqua un sourcil, mais il était trop poli pour la questionner. 

— Au fait, tu connais mon nom, mais j’ignore le tien, dit-il alors. 

Rayna esquissa un sourire malicieux.

— C’est un secret. Si tu te fais un nom dans la cité et que tu t’attires les faveurs de l’Odalie, je suis certaine que nos chemins se croiseront à nouveau. 

— L’Odalie a-t-elle des faveurs à accorder à quelqu’un comme moi ? répliqua-t-il, la tête basse. Ne sommes-nous pas à ses yeux les germes d’un Mal qu’il faut purger à la racine ? 

Rayna secoua doucement la tête, touchée par son air résigné, à la fois mélancolique et teinté d’espoir.

— Les Lumens ont beau se targuer d’être des êtres de lumières enfantés par la clarté divine, ils sont trop souvent aveuglés par leur propre orgueil et leurs préjugés pour saisir les préceptes de l’Odalie. Comment peut-on préserver la paix et l’équilibre en opprimant des peuples entiers ? Une telle politique reflète un cruel manque de vision, et je suis bien contente que les choses soient en train de changer depuis quelques décennies.

Fijölnir hocha la tête. Qui était-il pour contredire les sages paroles de sa bienfaitrice ? Il se réjouissait simplement d’avoir rencontré une personne aussi bienveillante à son égard. 

— Tu n’as pas peur de moi ? demanda alors la vampiresse sur un ton plaisantin, amusée par le regard presque adorateur que l’hybride portait sur elle. 

— Et toi, tu n’as pas peur de moi ?

— Pourquoi aurais-je peur de toi ?

— Parce que je suis une Umbrens. Tout le monde a peur des Umbrens. 

— Je te l’ai dit, la plupart des gens sont simplement ignorants et craignent ce qu’ils ne comprennent pas, répliqua-t-elle en haussant les épaules. Je connais plus d’Umbrens qui ont souffert à cause de Lumens que l’inverse, mais ne t’en fais pas, tu es en sécurité avec moi. 

— Je sais, fit-il simplement.

Rayna lui offrit un sourire compatissant avant de bondir sur ses pieds pour griffonner une note rapide au dos de laquelle elle apposa le cachet de l’Ordre de Corvus. 

— Tiens. Si tu montres ça aux gardes des portes, ils te laisseront passer sans faire d’histoires. J’y ai inscrit l’adresse de la résidence de la Fontaine de l’Errance. Ils pourront te prendre en charge et s’occuper de toutes les formalités administratives. Dans quelques jours, tu seras officiellement un homme libre. 

Fijölnir lui adressa un regard reconnaissant. Dans sa fuite, il avait croisé le chemin d’un groupe de néïdanes itinérants, ces guerriers Humens ou Umbrens versés dans les arts martiaux et mystiques, dotés de pouvoirs psychiques pouvant rivaliser avec la puissance de l’élysium. Ils faisaient partie de la Fontaine de l’Errance, une communauté qui œuvrait pour l’émancipation, la liberté et les droits fondamentaux des peuples opprimés. Ils étaient notoires pour leurs opérations de libération d’esclaves qu’ils escortaient ensuite jusqu’aux rares territoires libres. 

Parmi ceux qui avaient aboli l’esclavage et accordaient l’asile aux plus grands pestiférés du royaume, les Terres d’Émeraudes étaient les plus célèbres, car le pays aux mille forêts abritait en son coeur Regalia, le Domaine Dynastique où siégeait le Théandriarque Hélios Ier, souverain suprême de la toute nouvelle dynastie du Soleil. Lors de son ascension sur le trône de Théandria, quelques dizaines d’années plus tôt, il avait sollicité le conseil des ministres pour mettre en place une série de réformes, visant à inciter les territoires fédérés à restreindre l’esclavage aux seuls criminels de droit commun, libérer les esclaves enchaînés à un maître du fait de leur statut racial, et punir les persécutions à l’encontre des peuples marqués par l’opprobre héréditaire.

La proposition de réforme avait fait esclandre chez une partie de l’assemblée ministérielle qui imploraient le jeune roi de revenir sur sa décision. Sans l’appui de l’ancien Archonte et la bénédiction du Théarque du Clergé de la Trinité, le texte aurait sombré dans l’oubli. Contre toute attente, un peu plus de la moitié des territoires répondirent favorablement à l’appel du monarque. Leurs dirigeants signèrent l’accord royal, s’engageant ainsi à réguler l’esclavage dans leurs terres et réprimer sévèrement les persécutions et injustices liées à l’appartenance raciale. Un processus long qui prenait timidement racine dans l’esprit étriqué des théandriens, si bien que la route vers la liberté et l’équité s’annonçait encore longue. 

Fijölnir avait appris tout cela lors de sa rencontre avec les néïdanes de la Fontaine de l’Errance. Il les avait vus mettre en fuite des chasseurs d’esclaves dans une danse aussi mortelle que gracieuse. Les guerriers errants lui avaient ouvert leur campement, l’espace d’une nuit, partageant avec lui un repas frugal mais revigorant. L’homme sans racines écouta leurs exploits racontés au bord du feu, s’indigna des tragédies qui jalonnaient leur route, et s’émerveilla du tableau féérique qu’ils dressaient de l’immaculée cité d’Arcaelis. 

Esclave, il avait fui sans destination ni but. Ce soir-là, il comprit enfin qu’il devrait rompre les chaînes de son passé. Il ne fuyait plus, il avançait vers son destin d’homme libre. Un destin qui l’avait mené aux portes d’Arcaelis, où la déception fut aussi grande que l’espoir qui avait nourri son périple. Les réformes et décrets portés par l’Archontesse Seygura  avaient peut-être fait de la cité sacrée une terre d’asile sur le papier, mais la véritable tolérance résidait dans le cœur des gens, non dans les textes de loi. Sans la rencontre fortuite d’une Lumens aussi bienveillante que la vampiresse anonyme, l’hybride aurait probablement repris le chemin de l’errance. 

Au petit matin, Rayna escorta l’Umbrens jusqu’aux remparts de la citadelle. Ils se séparèrent sur une poignée de main cordiale dans laquelle transpirait tous les encouragements et la reconnaissance qu’ils se souhaitaient mutuellement. Alors que la jeune femme reprenait le chemin des faubourgs, Fjölnir ressentit une pointe de regret en la regardant s’éloigner jusqu’à disparaître complètement. Si seulement il avait eu le courage d'insister pour connaître son nom, il aurait pu la retrouver pour payer sa dette. S’il espérait la revoir un jour, il devait se montrer digne des attentes qu'elle avait placées en lui.

***

La réunion approchait à grands pas. Un moment crucial pour Rayna. Elle jeta un dernier coup d'œil au message qu'elle compara à l'heure affichée par la pendule de la taverne. Ni trop en avance, ni trop en retard. Parfait. Une fois dans la taverne, elle se dirigea vers le comptoir. Dès qu’elle lui montra le laissez-passer, le propriétaire de l'établissement lui adressa un sourire de connivence, puis un échanson la guida jusqu’aux salles de jeux au premier étage.

Le parloir où se tenait la réunion se trouvait tout au fond du couloir, à l’écart des autres pièces. L’éclaireuse sortit le talisman qu’elle activa d’un simple mouvement de la main. Le papier couvert de runes lumineuses lévita un court instant avant d’aller se coller au centre de la porte, révélant brièvement les motifs complexes d’un cercle runique. Rayna fronça les sourcils. Elle n’était pas experte en enchantement, mais un tel cercle enchâssé alliant sort de brouillage et sceau de verrouillage exigeait un certain niveau de maîtrise qui n’était pas à la portée du premier enchanteur. Tandis que la porte se refermait, elle perçut vaguement le cliquetis émis par le réarrangement des runes. Chaque talisman devait être lié à un code runique unique qui expirait une fois utilisé. Un tel niveau de sécurité prouvait que ces dissidents étaient loin d’être négligents. 

Réunis autour d’une grande table ovale, les conspirateurs attendaient en silence que la réunion débute. Ils avaient tous retiré leur manteau et leur chapeau, ce qui permit à Rayna d'étudier chaque visage. Seule la personne qui avait pris place avec dignité au bout de la table avait conservé son anonymat, son identité soigneusement enveloppée dans l'ombre d'une capuche noire d'où dépassait un bec de corbeau. La jeune femme n'aurait su dire s'il s'agissait d'un simple masque ou d'une forme semi-animale que pouvaient adopter certains Lumens thériantropes. L'homme qui l'avait recrutée lui fit signe d'approcher dès qu'il la vit entrer.

— Voici la nouvelle recrue dont je vous ai parlé, dit-il à l’attention de l’homme-corbeau. Elle me semble très prometteuse.

— Tu es Lorelei Rosenthal ? demanda celui qui semblait être le chef du groupe sans quitter sa chaise.

La vampiresse acquiesça.

— Sais-tu ce que nous faisons ici ?

Elle secoua la tête.

— Bien. Dans ce cas assieds-toi et écoute, mais sache qu’après ce soir, il n’y aura plus de retour possible. Si tu n’es pas sûre de toi, je te conseille de partir maintenant.

Lorelei fit mine d’hésiter un moment avant de prendre un air déterminé. Elle remercia le corbeau d’un signe poli de la tête avant de prendre  place sur une des chaises libres.

— Bien ! fit alors le chef du groupe en se levant. Nous allons pouvoir commencer. C’est la dernière fois que nous nous réunissons de la sorte, mais puisque nous accueillons une dernière recrue parmi nos rangs, c’est l’occasion de rappeler à tous la raison pour laquelle nous sommes rassemblés. 

Il marqua une pause, son regard noir se posant brièvement sur chacun de ses complices. Quand il prit enfin la parole, ce fut pour délivrer un pamphlet politique et idéologique sur fond de conservatisme historique. Rayna devinait que cet homme devait être une relique de l’ancienne ère, lorsque les factions n’étaient que trois et jouissaient d’une plus grande indépendance. Tout avait changé après l’ascension de l’Archontesse Seygura et la fondation d’une quatrième faction, sous l’égide de l’Odalie, chargés d’unifier et de contrôler les ambitions des trois autres. Rien de tout cela ne serait arrivé si l’Ordre de Corvus n’avait pas assassiné l’ancien Archonte pour prendre le contrôle d’Arcaelis. 

Rayna et Daevran faisaient partie de ceux qui avaient déjoué la conspiration et avaient soutenu l’Archontesse dans son grand projet de réforme institutionnelle. Un nouvel ordre que l’Ordre avait bien du mal à accepter. Que ce soit l’ingérence de l’Ambre dans les affaires de Corvus ou la dépendance aux autres factions, la fierté des corvidaes avait été mise à mal et l’humiliation s'était muée en désir de vengeance. L’éclaireuse grinça des dents ; chassez le naturel et il revient au galop. Ils avaient eu tort de croire que l’Ordre accepterait le changement si facilement. Une fois de plus, les graines de la sédition prenaient racine dans les esprits rebelles. 

— L’Archontesse a outrepassé ses prérogatives, conclut le corbeau. Sous prétexte qu’elle a la faveur de l’Odalie, elle a pris le contrôle de la Voûte et elle a placé ses alliés à la tête des quatre factions. Ses décisions n’ont fait qu’affaiblir le pouvoir des factions au fil des années, nous sommes étouffés par les protocoles de l’Ambre et leur abominable bureaucratie. Même les guildes de mercenaires et d’assassins nous rient au nez, quand hier, ils tremblaient devant l’insigne du corbeau tricéphale. L’Amarante et l’Airain aimeraient nous voir disparaître au profit du Protectorat de l’Ambre. Ils ne voient en nous qu’une faction de tueurs et de bourreaux, indignes de confiance et dangereux, et bientôt, on leur donnera raison. Ils pensent pouvoir maintenir la paix sans sacrifice ni douleur, nous leur prouverons qu’ils ont tort. 

— Si seulement le Corbeau Blanc partageait votre vision, notre victoire serait assurée, nota un homme en bout de table. 

— Dragoman est un imbécile idéaliste, admit le corbeau d'un hochement de tête. Il est têtu comme une mule, mais son talent est remarquable. Je me chargerai de lui personnellement. 

— Si le capitaine des Exécuteurs ne cède pas, ses hommes ne se rallieront pas à notre cause. Et il a aussi le soutien de la chef des Éclaireurs. Elle est appréciée parmi son unité, beaucoup d’agents répugnent à la trahir. 

— C'est vrai que la yukigami risque de poser problème, reconnut le chef, mais c'est aussi le plus gros point faible du capitaine Dragoman. Elle nous fournira un bon moyen de pression pour qu'il se tienne tranquille. Nous avons déjà l’Inquisition de notre côté, à l’exception de deux d’entre eux. Le capitaine Voskar’ion s’en chargera. Si nous pouvons prendre les deux autres capitaines otages, leurs fidèles seront obligés de se soumettre à nous. 

— Qui sont les inquisiteurs assez fous pour tenir tête à leur supérieur ? s’enquit quelqu’un, une pointe d’admiration dans la voix.

— Les lieutenants Moïra O’Skully et Elijah Desrosiers. La première a grandi dans le même orphelinat que les capitaines Kaeldryn et Dragoman. Le deuxième fait partie du clan de vampires Rex Rosalis, dont fait également partie la famille maternelle de Dragoman. Ils ont la réputation d’être imprévisibles et dangereux. 

Tout en prenant des notes mentales, Rayna songeait à tout ce qu’elle venait d’apprendre. Même avec Elijah à ses côtés, Moïra aurait dû mal à faire face aux sept autres inquisiteurs dont le capitaine Malakor Voskar’ion. 

— Et les Exécuteurs ? demanda une femme. Vont-ils vraiment tous s’aligner avec leur commandant ?

— Difficile à dire. La plupart des Exécuteurs sont des opportunistes. Ceux qu’on a approché ont accepté de rester neutre et de ne pas intervenir en faveur d’un camp ou de l’autre. Quant aux autres, on avisera le moment venu. Notre plan final sera bientôt mis à exécution. Notre objectif est l'assassinat de l’Archontesse, de tous les officiers supérieurs du Protectorat de l’Ambre, et des quatre chefs de faction, sans exception. Si les membres des autres factions résistent, y compris ceux de l’Ordre de Corvus, tuez-les sans hésitation. À vous de relayer ces ordres à nos camarades. 

— Quand agissons-nous ? demanda une des trois autres femmes présentes à l'assemblée.

Rayna la reconnut à ses lourdes tresses noires, son teint rougeâtre et les deux petites cornes noires qui pointaient sur son front. C’était une agente de l’Inquisition du nom de Mirage Aktalone. Grande et élégante, elle affichait toujours un air mauvais et hautain. Elle était assez célèbre au sein de l’Ordre, car c'était une Sulfurya, une race de Lumens originaire des Terres de Crépuscules, connus pour être de redoutables démonistes. La sergente racontait à quiconque voulait l'écouter qu'elle n'était pas une simple Sulfurya, mais une succube, descendante de la très ancienne et éteinte race des démons. Elle leur vouait presque un culte, ce qui en disait long sur son équilibre mental. Elle arborait donc ses petites cornes noires, ornées d'anneaux de jade, avec fierté. La démoniste hocha la tête avec une fervente approbation lorsque le chef déclara qu'ils profiteraient de la nouvelle lune pour lancer l'offensive à minuit. 

— Nous utiliserons les ténèbres de la nuit pour frapper. J'exige de vous la plus grande discrétion. Vous connaissez vos cibles. Vous frapperez à mon signal et vous frapperez sans retenue. Du chaos naît l’ordre !

— Du chaos naît l’ordre ! répéta l’assemblée d’une seule voix. 

***

D'un commun accord, les conspirateurs avaient mis fin à la réunion. Ils étaient tous sortis les uns après les autres, à quelques minutes d'intervalle. À la fin, il ne restait plus que Lorelei et le chef de la rébellion. Elle se leva à son tour, mais alors qu'elle s'apprêtait à sortir, il l'interpella.

— Lorelei, tu t’en vas déjà ? Je ne t’ai pas encore assigné ton rôle. Tu es la clé de notre plan, je ne peux pas te laisser partir comme ça.

L’éclaireuse se figea, la main sur la poignée. Tout se passa en un éclair. Elle porta la main à son katana, mais n'eut pas le temps de dégainer. L'homme, plus rapide qu'elle, la saisit par la gorge. Sous ses gants de cuirs, ses doigts froids et puissants lui écrasaient la trachée. Le souffle de la jeune femme se mua en sifflement plaintif. 

— Tu pensais vraiment que je ne percerais pas ton déguisement ? Tu as oublié la devise de notre ordre ? “Rien n’échappe à l'œil sacré du corbeau qui veille”. Je reconnais que tu m’as presque dupé, mais ton sabre t’a trahie. Tu devrais pourtant savoir, en tant qu’Éclaireuse-en-Chef, que le diable se cache dans les détails. Je nourrissais de grands espoirs pour toi, je suis vraiment déçu. Tu vas dormir pendant quelque temps. Quand tu te réveilleras, tu seras dans un tout nouveau monde. Si tu es sage, peut-être que je te donnerai une nouvelle chance de faire tes preuves.

Le corbeau aux yeux noirs et haineux posa une main contre son front. Alors qu’il récitait une incantation d’une voix grave et caverneuse, la jeune femme sentait sa conscience lui échapper. Son corps devint lourd comme une pierre et sa conscience s’enlisait dans un bourbier de pensées chaotiques. Elle ne saisit pas les derniers mots de son agresseur, mais il lui restait assez de lucidité pour remarquer que sa voix avait changé. Elle appartenait à celui qui se cachait derrière le masque. Ce n'était pas possible... Pas lui... Pas… Daevran...

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