Chapitre 6 : Négligence

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Cela faisait trois jours que Daevran n’avait pas eu de nouvelles de l’éclaireuse. Il tournait en rond comme un griffon en cage. Il avait envoyé Nymerion flairer ses pistes, mais son compagnon était revenu bredouille. Ce n’est qu’au soir du troisième jour que le loup au pelage argenté revint avec un message dans la gueule. De ses doigts fébriles et impatients, le vampire déroula le rouleau de papier. 

Faubourg des Lanternes. Jardin des Pas Enchantés. 

L’exécuteur n’avait pas perdu une seconde de plus. Nymerion sur les talons, il s’était rendu dans la maison des plaisirs qui bruissait déjà de l’activité habituelle entre chants, danses et conversations enjouées, les désirs échauffés par l’ardente douceur des eaux-de-vie florales et des fruits macérés. Daevran connaissait bien cet établissement qu’il avait l’habitude de fréquenter pour ses courtisanes érudites, ses vins fins et sa musique envoûtante. C’est là aussi qu’il retrouvait Scorpio pour échanger des informations, ou partager un verre en se remémorant le bon vieux temps. 

— Maître Corbeau, fit le gérant de la maison, son séduisant visage paré d’un sourire charmeur. Je vous attendais ! Suivez-moi.

Le vampire haussa un sourcil, mais il lui emboîta le pas sans poser de questions, tout en restant sur ses gardes. Le courtisan s’arrêta devant la porte d’une des chambres privées. 

— Avant que vous me demandiez quoi que ce soit, sachez que je ne sais rien. Nous l’avons trouvée dans la chambre, allongée sur le lit, et je n’ai aucune idée de qui l’a déposée là, ni pourquoi elle se trouve dans cet état. Quelqu’un a laissé un mot qui disait de ne pas la déplacer, et que vous viendriez la chercher, alors nous l’avons laissée telle que nous l'avons trouvée.

L'exécuteur le rassura d’un signe de tête ferme. Alors qu’il lui ouvrait la porte, il inspira profondément avant d’entrer. Quelle que fût l’apparence qu’elle avait revêtue, les effets de la potion s’étaient dissipés. Elle gisait sur le lit, ses traits figés par un sommeil trop profond pour être naturel. 

— Laissez-nous, ordonna Daevran en s’asseyant sur le bord du lit. 

L’homme s’inclina poliment avant de quitter la pièce. Une fois seuls, Daevran effleura délicatement la joue de Rayna du bout des doigts. Sa peau était anormalement froide. Il sonda rapidement ses flux d’auralium, son esprit cherchant les traces d’une intrusion mentale qu’il ne tarda pas à trouver. Son cœur battait si faiblement que même son ouïe fine le détectait à peine. Un parfum léger lui arracha un frisson de désir. Celui de son sang aux effluves hivernaux de yukigami, froid et doux comme le mariage de la glace pilée et du sirop de grenadine un jour de canicule. Un cocktail subtil qui éveillait tous ses sens. 

L’exécuteur rangea ses canines malgré la soif qui asséchait ses veines. Il connaissait la saveur de son sang, il avait goûté à la tiédeur fade de son affection dénuée de passion. C’était comme boire de l’eau de source, c’était désaltérant sans être enivrant, et pourtant, il le désirait toujours autant, non pas comme une gourmandise, mais comme un besoin vital. Daevran fit taire ses pulsions vampiriques. Il irait les satisfaire dans la chaleur de bras étrangers plus tard. Il fit appeler un fiacre, puis hissa son amie sur son épaule pour la porter jusqu’au véhicule. Désarticulée comme une poupée de chiffon, sa tête reposait mollement contre son épaule. Il la soutenait d’une main pour la protéger des chocs alors que le cocher filait à toute allure sur les routes pavées, le fracas des roues faisant vibrer la nuit comme mille coups de tonnerre. 

À peine eut-il mis les pieds dans l’infirmerie, qu’un acolyte accourut pour lui porter secours. Il l’invita à déposer la jeune femme sur un lit, puis l’examina rapidement, l’air sombre. 

— Celui qui lui a jeté ce sort est un mage très puissant. Un simple contre-sort de dissipation ne suffira pas. Je vais prévenir Dame Forsyth. 

— Faites vite ! 

L’acolyte hocha la tête. Quelques minutes plus tard, il était de retour, la responsable du Corps des Guérisseurs à sa suite. 

— Capitaine Dragoman, salua l’ondine d’un signe respectueux de la tête. Que s’est-il passé ?

L’exécuteur lui expliqua brièvement ce qu’il savait, ce qui n’était pas grand-chose. La guérisseuse était tout aussi sceptique que son acolyte. 

— Cette magie, ce n’est pas de la magie réglementaire. Je soupçonne un mage noir d’être à l’œuvre. Tenter de briser le sceau par la force est dangereux, cela pourrait endommager ses flux d’auralium ou affecter son équilibre psychique. Il se peut aussi qu’elle ne puisse jamais se réveiller… 

— Comment ça ?

— Dans ce cas de figure, le seul qui peut lever le sort est celui qui l’a jeté. Tu ne sais pas qui aurait pu lui faire ça ?

Daevran secoua la tête. Il avait une liste de suspects longue comme le bras, à commencer par Malakor Voskar’ion, mais aucune certitude. 

— On ferait mieux de prévenir quelqu’un de plus compétent. Il est tard, mais un des archimages est peut-être encore debout à cette heure. Ils sont versés dans toutes sortes de magies arcaniques, ils auront peut-être une solution.

Le vampire ne voyait plus l’intérêt de maintenir le secret. Pas quand la vie de Rayna était en danger. Il était prêt à mettre l’elfe dans la confidence, même si ce dernier allait exiger des réponses que Daevran n’était pas en mesure de lui donner.

— Tu peux aller chercher Azriel Aether’ion du Corps des Mages ? Il la connaît personnellement, et je sais qu’il fera tout ce qu’il peut pour la sauver. 

— Vraiment ? fit l’ondine avec étonnement. C’est la première fois que j’entends parler de ça… 

Daevran lui jeta un regard interrogateur. 

— Tu le connais ?

— On peut dire ça. Enfin, ce n’est pas le sujet. Je fais au plus vite. 

Pendant ce temps, l’exécuteur avait rédigé une missive à l’attention du Grand Protecteur de l’Ambre pour l’informer de la situation. Il lui avait déjà fait part de ses soupçons concernant la loyauté de l’Ordre de Corvus et la nécessité de renforcer la sécurité autour des quartiers de l’Archontesse. Personne n’était plus loyal à Dame Seygura que le général Ashtérian Valor’ion. Il la protégerait jusqu’à son dernier souffle. Le rôle de Daevran était d’éliminer les menaces, mais il lui fallait des noms que seule Rayna détenait. 

***

Un voile sombre couvrait le ciel d’Arcaelis vierge de toutes lunes. Les étoiles lointaines brillaient faiblement à travers la brume qui étendait ses doigts filandreux dans les allées du Quadrant. Azriel ne dormait pas. Depuis la disparition de Rayna, il était en proie à de longues heures d’insomnie. Ses émotions en pagaille paralysaient ses pensées qui devenaient de plus en plus erratiques. Ses théories ne le menaient nulle part, si ce n’est vers la conclusion qu’il était responsable de cette situation. Rayna ne lui aurait jamais menti si elle le jugeait digne de confiance. Elle ne l’aurait pas laissé dans le noir si elle tenait réellement à lui. Il pensait avoir réussi à se faire une place dans son cœur de glace, suffisamment pour qu’elle sente qu’elle pouvait se reposer sur lui, mais la yukigami était une forteresse impénétrable, bâtie sur le secret et la méfiance. Azriel aurait dû s’en douter. Les agents de Corvus étaient tous les mêmes, ils portaient tous masque sur masque sans jamais dévoiler leur véritable nature. 

L’elfe laissa échapper un soupir las. Son regard se porta sur l’artefact qu’il tenait entre les mains. À défaut de pouvoir résoudre l’énigme nommée Rayna, il avait tenté de percer le secret de cette étrange plaque dans laquelle était incrusté un fragment d’Elysambre. Le métal de la plaque était un alliage rare de lunarium et de solarium d’une pureté inégalée. Quant au morceau de cristal inerte, il avait confirmé son authenticité. Plus que l’objet, c’était sa provenance qui le laissait perplexe. 

Son ancien maître lui avait rendu visite en songes pour lui délivrer des paroles cryptiques. La magicienne était une arpenteuse qui foulait aussi bien la terre que les plans astraux, ses caprices la menant là où elle le souhaitait d’un simple pas. Qu’elle utilise la voie des rêves pour communiquer avec lui n’était pas surprenant. Azriel avait eu la certitude qu’il ne s’agissait pas d’un simple rêve lorsqu’à son réveil, il avait trouvé l’artefact glissé sous son oreiller.  

Les fils du destin tissent la toile de notre monde que nul ne peut briser. C’est en acceptant sa place dans le grand dessein qu’on en devient maître.

Si Azriel avait un moyen de la contacter, il l’aurait interrogée sur le sens de ces paroles vagues qui sonnaient presque comme un avertissement, mais la magicienne était aussi insaisissable que le vent. Que voulait-elle qu’il fasse de ce fragment de cristal ? N’avait-elle rien de mieux à faire de son temps que de lui envoyer des casse-tête métaphysiques ? Il avait tenté d’infuser sa propre énergie pour activer le cristal, sans succès. Il avait cherché les traces d’une incantation cachée dans les mots de l’arpenteuse, en vain. Il avait utilisé la projection astrale pour entrer en résonance avec l’artefact qui était resté insensible à ses stimulations psychiques. Sans passé ni futur, c’était un espace vierge de tout souvenir, une page blanche qui attendait qu’on y couche les premiers mots d’une histoire déjà écrite. 

Aux antipodes des enseignements de son maître qui ne jurait que par la divination et l’interprétation des prophéties, l’archimage avait la notion de destin en horreur. Il préférait voir la vie comme une succession de coïncidences et de choix plus ou moins éclairés que comme un chemin décidé à l’avance par une prédestination céleste. Même l’Odalie qui tirait les ficelles de Théandria ne pouvait pas anticiper et contrôler chaque décision et chaque action de ses sujets. Si c’était le cas, le monde ne serait pas aussi imparfait et il ne serait pas là, usé moralement, à se ronger les sangs dans l’attente du retour de Rayna tout en imaginant le pire.

Alors qu’Azriel maudissait tous les cieux, son cœur écrasé par la rage et l’impuissance, il sentit un léger picotement sous ses doigts. Le cristal d’ambre luisait faiblement tandis qu’un courant diffus se répandait à travers ses flux d’auralium, réchauffant son corps d’une énergie douce et lumineuse. Quelques images fugaces traversèrent son esprit agité. Rayna, inconsciente, allongée sur un lit d’infirmerie. À ses côtés, la silhouette sombre du capitaine des Exécuteurs lui tenait la main, sous le regard anxieux d’un acolyte guérisseur. 

L’elfe n’avait pas le temps de s’attarder sur l’origine de ces visions. Après l’inaction subie des derniers jours, il n’avait qu’un seul désir : rejoindre Rayna au plus vite et s’assurer qu’elle était saine et sauve. Animé d’une énergie nouvelle, il traversait l’Esplanade d’un pas vif, sa silhouette enveloppée dans un cocon de brume froide et humide. Il ralentit lorsqu’il vit une silhouette se découper sous la lueur des lampadaires. 

— Azriel ? C’est toi ?

La jeune femme fit quelques pas hésitants dans sa direction. Ses cheveux courts et ondulés aux reflets bleu pâle flottaient doucement autour de son visage rond et lisse comme une poupée en porcelaine. La pénombre diaphane conférait une beauté spectrale à l’ondine qui inondait son entourage de sa délicate fragilité de nymphe aquatique. 

— Rachel ? fit l’elfe en plissant les yeux comme s’il cherchait à dissiper un mirage. Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je te cherchais. C’est le capitaine Dragoman qui m’envoie. Il-

— J’étais justement en route, la coupa l’archimage. Comment va la capitaine Kaeldryn ? 

— Comment est-ce que tu- ?

— Peu importe. Tu me feras part de ton diagnostic en chemin. Allons-y.

Ils avaient parcouru une dizaine de mètres à peine lorsqu’un bruissement de pas légers vint chatouiller l’ouïe fine de l’elfe. L’étau se resserrait autour d’eux alors que les ombres surgissaient de la brume les unes après les autres. 

— Qui va là ? demanda-t-il d’une voix ferme tout en protégeant Rachel d’un bras. 

— Archimage Aether’ion, Dame Forsyth, il serait avisé pour vous de retourner au Creuset. Si vous insistez pour porter secours à la capitaine Kaeldryn, nous serons obligés de vous tuer. 

En d’autres circonstances, Azriel se serait amusé des provocations de ses adversaires tout en cherchant à deviner leurs intentions, mais il n’était pas d’humeur à se lancer dans une joute verbale. Il leva une main qui se para d’un halo de lumière ardente tandis que des feux follets tournoyaient autour de lui, son éclat cru irradiant une dizaine de visages masqués. 

— Hors de mon chemin si vous ne voulez pas finir en tas de cendres ! ordonna-t-il, ses yeux animés par une impatience féroce. 

À en juger par le silence obstiné et l’aura meurtrière de ses ennemis, le combat était inévitable. Les premières lames fendirent l’air. Les flammèches d’Azriel se dispersèrent à la recherche d’une cible à immoler, tandis que d’un geste aussi vif que gracieux, Azriel déploya l’un des deux éventails qu’il portait à la taille. L’accessoire en apparence décoratif était un artefact redoutable et versatile, ses lamelles en fer-de-lune aussi tranchantes qu’un sabre et aussi solides qu’un bouclier. Lié à la volonté de l’elfe qui le commandait d’une simple pensée, l’éventail enchanté s’adaptait aux besoins de son maître. Les pieds fermement ancrés au sol, Azriel dirigeait l’éventail du bout des doigts comme s’il tirait des fils invisibles. L’éventail pivota pour parer la pluie de lames. Son souffle puissant les envoya valser dans une tornade de graviers et d’acier.

Dans son dos, Rachel se défendait tant bien que mal à l’aide de ses pouvoirs hydrokinésiques. L’ondine n’était pas formée au combat, ses compétences de guérisseuse étaient inutiles face à un groupe d’assassins polyvalents maniant magie et armes blanches. Ses flux naturels répondaient à un instinct primaire de survie. Elle frappait à l’aveugle, ses lames d’eau ratant plus de cibles qu’elle n’en touchait. À ce rythme, elle allait finir par s’épuiser. L’elfe joignit deux doigts en dessinant un arc de cercle dans les airs pour rappeler l’éventail à lui. Alors que sa magie infusait les runes de l’artefact, l’éventail se mit à grossir jusqu’à prendre la taille d’un large paravent métallique derrière lequel il mit Rachel à l’abri, tout en couvrant ses arrières. 

Il pouvait désormais se concentrer sur la bande de corvidaes renégats qui l’encerclaient. Il déploya son deuxième éventail dans les airs qu’il dirigeait avec la précision d’un chef d’orchestre. Ses lamelles acérées fauchaient tous ceux qui n’étaient pas assez rapides pour esquiver son tournoiement mortel. Un peu plus loin, un groupe d’assassins luttaient contre les flammèches qui les assaillaient de toutes parts, cherchant à percer leur barrière magique tout en esquivant leurs contresorts. Dix. Vingt. Trente. Les ennemis affluaient dans un flot incessant d’ombres dansantes. Quand l’un d’entre eux tombait, deux autres surgissaient de la brume pour prendre la relève, telle une horde de zombies infatigables. Cette danse de sortilèges sournois, de poignards volants et de flèches empoisonnées mettait la patience d’Azriel à rude épreuve. Soudain, un sifflement aigu perça la brume nocturne. 

— Hé ! Bande de rats ! rugit Moïra, ses yeux rouges de banshee luisant d’une lueur malsaine. Vous n’avez pas honte de vous défouler sur deux pauvres mages de l’Amarante ? 

Les corvidaes se figèrent. La gorge serrée par l’aura écrasante de l’inquisitrice, ils échangeaient des regards nerveux. Personne n’osait parler. 

— Bah alors ? Je ne vous ai même pas encore arraché la langue que vous avez déjà perdu l’usage de la parole ? 

Personne ne savait vraiment à qui s’adressait la femme au sourire dérangé qui s’avançait sous la lumière des lampadaires. Couverte de sang de la tête au pied, elle tenait la tête décapitée d’une de ses collègues de l’Inquisition. Les orbites vides et la bouche grande ouverte privée de langue de sa victime exprimaient l’horreur de sa mise à mort brutale et sanguinaire. Moïra jeta son trophée aux pieds des corvidaes qui reculèrent en poussant un croassement de terreur. 

— Inquisitrice O’Skully, parvint enfin à dire l’un d’entre eux d’une voix tremblante. Vous ne devriez pas être là… 

— T’es pas le premier imbécile à me faire une remarque aussi stupide ce soir ! Je vais où je veux et je fais ce que je veux. Je ne vais pas me laisser emmerder par une bande de traîtres séditieux. 

Elle se tourna alors vers l’elfe qui la jaugeait avec prudence tout en essayant de deviner ses intentions. Il se tramait quelque chose au sein de l’Ordre de Corvus qui lui échappait, même s’il avait la certitude que tout cela était lié à la mission secrète de Rayna. 

— Hé ! L’elfe sapé comme un prince de Terres de Jade, range ton éventail et mets en place une barrière insonorisée. Ça m’embêterait de faire saigner de si jolies oreilles. 

Azriel s’exécuta avant que la banshee ne pousse son cri mortel. Traçant rapidement une série de cercles magiques du bout des doigts, il concentra son énergie pour activer la barrière de protection. Enfermé avec Rachel dans un dôme de silence, ils n’entendaient plus rien de ce qui se passait à l'extérieur. L’elfe adressa un bref signe de tête à Moïra qui prit une profonde inspiration. Les corvidaes couraient, cherchant à quitter le périmètre avant que l’onde sonore ne les frappe de plein fouet, mais ils ne furent pas assez rapides. Ils tombèrent à genoux les uns après les autres, les tympans en sang et les yeux exorbités, leurs hurlements se joignant à celui de la banshee. Sa longue stridulation discordante faisait vibrer leurs os qui se brisèrent en mille morceaux, tandis que leurs organes implosaient dans un feu d’artifice sanglant. 

Quand Moïra ferma enfin la bouche, l’archimage désactiva la barrière puis tendit une main à Rachel pour l’aider à se relever. 

— Ça va ? lui demanda-t-il avec une sollicitude sincère. S’il t’arrive quelque chose, je… 

— Je vais bien, le rassura l’ondine en souriant avec douceur, une main posée sur son bras. 

Elle posa un regard douloureux sur la mer de cadavres qui jonchait l’Esplanade, ses yeux céruléens emplis de larmes compassionnées. Parmi les victimes de la banshee, certains s’accrochaient encore à la vie, un sifflement rauque s’échappant de leurs poumons gorgés de sang. Elle sentait leur énergie vitale décliner plus vite que leur capacité de régénération. 

— On ne peut pas les laisser comme ça, dit la guérisseuse avec tristesse.

Azriel la retint par le bras avant qu’elle ne gaspille son énergie à soigner de futurs condamnés à mort. Parfois, une exécution sommaire valait mieux que des semaines de torture pour arracher un aveu qui servait à justifier l’ouverture d’un procès dont le verdict était couru d’avance. 

— Ils ont eu ce qu’ils méritaient, trancha-t-il sèchement. Tu crois qu’ils t’auraient témoigné la même sympathie si tu étais à leur place ? Ils t’auraient achevée d’une lame dans le cœur. 

— Peut-être, mais sur le champ de bataille, un guérisseur se doit de sauver autant de vies que possible, peu importe qu’ils soient alliés ou ennemis. C’est le serment que j’ai prêté lorsque je suis entrée dans le Corps des Guérisseurs. 

— On n’est pas sur le champ de bataille, là, cocotte ! lança Moïra. 

D’un coup de pied, elle enfonça la cage thoracique d’un survivant en poussant un grognement mauvais. 

— Ce ne sont pas des soldats qui se battent pour leur patrie, ce sont de sales charognards puants qui ont poignardé leurs frères et sœurs d’armes dans le dos. Ils ne méritent aucune compassion, ni aucun respect. Je sais qu’on dit qu’on ne peut pas faire confiance à un corvidae, mais là, ils ont vraiment chié dans la colle. 

— Tu sais ce qui se passe ? demanda l’archimage que la situation laissait de plus en plus perplexe. 

— Aucune foutue idée. Cette idiote de Nayra m’a tendu un piège pour essayer de me tuer. J’ai pas eu le temps de lui poser de questions. J’allais rapporter sa tête au Bastion quand j’ai pris ces andouilles en flagrant délit de rébellion. 

Azriel examina rapidement l’un des cadavres. Il portait l’uniforme noir brodé de fils d’argent des agents de Corvus, mais son insigne d’officier ne correspondait à aucune des trois unités spéciales. Il n’était pas frappé du traditionnel corbeau tricéphale, mais représentait une chimère mi-loup, mi-corbeau qu’il identifia comme étant un walravn. Sous les pattes griffues du charognard infernal, on pouvait lire la devise du groupe des rebelles : “Du chaos naît l’ordre.” La banshee attrapa l’insigne qu’il venait de lui lancer. Elle le fit tourner entre ses doigts, les sourcils légèrement froncés, alors qu’elle fouillait dans les méandres de sa mémoire. 

— Je n’ai jamais vu ce symbole avant, ni cette devise. On a toute une liste de cultes et de groupes dissidents à l’Inquisition, mais ça, c’est nouveau. Ils ont du culot d’avoir forgé une telle devise. L’Odalie doit se retourner dans son Cristal. 

Moïra se tut un instant. Son esprit d’inquisitrice s’était éveillé et commençait à esquisser un portrait des rebelles. Agents corrompus de l’Ordre de Corvus, désir de semer chaos et destruction pour servir leurs propres intérêts qu’ils soient politiques ou monétaires : tous étaient tournés vers le passé. …  nostalgie d’une ère où la paix était encore fragile, où l’ombre de la guerre pesait constamment sur les treize royaumes, faisant de l’Ordre un puissant levier dans la sphère géopolitique de Théandria capable d’influencer le destin d’une nation. 

La paix était un somnifère aussi doux que puissant. Elle endormait les consciences, incitait à l’oisiveté et encourageait la vulnérabilité. Les armées étaient remplacées par des milices, les guerriers par des politiciens et des savants. On craignait la puissance individuelle, on censurait la cultivation de soi, et on étouffait la réussite militaire et les prouesses magiques. La paix ne pouvait exister qu’à travers la faiblesse de son peuple. À l’inverse, les légendes héroïques se forgeaient dans la guerre et le chaos. 

Il n’avait pas fallu longtemps à la banshee pour se faire une idée de l’idéologie qui se cachait derrière les actions des corvidaes dissidents. Ce qu’elle voulait savoir, en revanche, c’était si cette faction émergente était un groupe isolé, ou si elle s’inscrivait dans un réseau plus large d’agitateurs politiques et de mages mégalomaniaques en quête de glorification. Elle avait de longues heures d’interrogation et de torture devant elle si elle voulait obtenir le fin mot de cette histoire. 

— Ce ne serait pas prudent de retourner au Bastion maintenant, dit-elle en glissant l’insigne dans sa poche. Si le nid de frelons se trouve quelque part, c’est sûrement là-bas. 

— Je dois me rendre à l’infirmerie, répliqua Azriel. Les capitaines Dragoman et Kaeldryn m’attendent là-bas, ils ont besoin de mon aide. Tu devrais alerter les chefs de faction, leur vie est peut-être en danger. La Brigade d’Airain pourra assurer la sécurité du Quadrant. 

L’inquisitrice acquiesça tout en regrettant que la téléportation soit impossible dans l’enceinte du Quadrant. Elle prit la direction du Creuset, courant aussi vite que le permettaient ses jambes fines et athlétiques. Elle laissait le sort du Bastion entre les mains de son partenaire de crimes. Elijah n’était pas un homme facile à abattre, et la banshee plaignait les pauvres fous assez naïfs ou imbus d’eux-mêmes pour penser avoir une chance contre lui. 

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