Chapitre 7 : Envoûtement
L’heure tournait. Au chevet de Rayna, le capitaine des Exécuteurs tapotait nerveusement son genou du bout des doigts. Il leva la tête, surpris de voir Azriel et Rachel faire irruption dans la salle de soins comme s’ils avaient le diable aux trousses. L’apparence soignée et impeccable de l’elfe ne révélait rien du combat haletant qu’il venait de mener. Pas un accroc sur ses vêtements, pas une mèche de cheveux de travers. Son expression, en revanche, trahissait son agitation. Quant à Rachel, son épuisement physique était évident. Pantelante, ses boucles blondes en désordre, elle peinait à cacher son anxiété.
— Que s’est-il passé ? demanda le vampire.
Azriel lui expliqua brièvement la situation, son regard glissant régulièrement vers Rayna qui gisait inconsciente sur le lit.
— J’espère que tu as une bonne explication à me donner. Comment Rayna s’est-elle retrouvée dans cette situation ?
Le ton accusateur de l’elfe était froid et cinglant. Il ne cachait pas son animosité à l’encontre du vampire qu’il tenait responsable de l’état de sa compagne. Sa réaction était légitime et Daevran n’avait rien à dire pour sa défense.
— Pas vraiment… dit-il d’une voix faible. C’est Rayna qui a toutes les réponses.
— Ce n’est pas suffisant. Il va falloir que j’en sache plus si je veux pouvoir l’aider.
Le capitaine se résigna à partager avec lui les quelques bribes d’information dont il disposait.
— À en juger par les petits rigolos qui ont essayé de nous faire la peau sur l’Esplanade, ce n’était pas de simples rumeurs, commenta Azriel. Quoi que ce soit que vous essayiez d’empêcher, c’est trop tard. Je me fiche bien des conspirations de l’Ordre de Corvus et du sort de la Voûte. La seule chose qui m’intéresse, c’est Rayna.
— C’est ma faute, je savais que c’était dangereux, mais je l’ai quand même envoyée enquêter seule, sans renforts. Si je la mords et que je bois un peu de son sang, je pourrai avoir accès à ses derniers souvenirs et savoir qui lui a fait ça, mais…
L’expression de l’elfe se durcit. Il préférait se saigner aux quatre veines plutôt que laisser le vampire poser ses crocs sur elle. La morsure d’un vampire n’était pas un acte anodin, c’était une fusion intime qui liait le corps, l’âme et l’esprit. Quand ces trois points n’étaient pas alignés, le sang devenait une obsession, un poison aussi doux que violent. Si Daevran se laissait submerger par la sensation voluptueuse que lui procurait le précieux liquide, il risquait de perdre le contrôle de ses émotions et drainer le peu d’énergie vitale qui lui restait pour combler le vide entre leurs cœurs.
— C’est hors de question ! trancha-t-il sèchement. Pousse-toi, je vais m’en occuper.
Azriel prit la place de son collègue auprès de l’éclaireuse. Il avait quelques compétences en lecture de l’esprit, mais Rayna avait été entraînée pour se protéger des intrusions psychiques. Même dans cet état, il n’était pas sûr de pouvoir franchir ses barrières mentales. L’elfe prit sa main dans la sienne et posa deux doigts dans le creux de son poignet. Les yeux fermés, il cherchait son pouls, mais ce n’était pas les battements, lents mais réguliers, de son cœur qu’il écoutait. Ses flux d’auralium circulaient lentement dans son corps, trop lentement, comme s’ils avaient été ralentis par le sort qui l’avait plongée dans le coma. Ce n’était pas qu’un sommeil physique, c’était un sommeil magique. Rachel avait raison, le mage qui l’avait ensorcelée était doué, mais aucun sort n’était parfait. S’il trouvait la faille, il pourrait forcer son réveil.
Il dirigea ses propres flux d’auralium vers sa main pour établir un pont avec ceux de sa compagne. Une fois leurs corps magiques unis, il pourrait lier leurs énergies spirituelles. Alors qu’Azriel ouvrait son esprit à celui de la jeune femme, il sentit une légère résistance. Ses flux avaient du mal à s’accorder à ceux de Rayna. Ils n'étaient pas seulement affaiblis, ils étaient erratiques, comme la flamme vacillante d’une bougie. Il lui fallut un moment pour stabiliser leur lien. Dès qu’il eut trouvé le point de liaison entre son âme et la sienne, il plongea dans son esprit.
***
Des images fugaces aux contours incertains se présentèrent à lui les unes après les autres, mais l'une d'entre elles, plus nette, revenait sans cesse. Une capuche sombre qui laissait deviner la pointe d’un bec noir. Une voix faible effleura l’esprit d’Azriel. L’éclaireuse avait-elle senti sa présence ? Elle murmura un nom. Rurik Wöfflin. Il avait trouvé ce que Daevran cherchait, mais plutôt que de refaire surface pour alerter le vampire de la traîtrise du chef de faction, il plongea plus profondément dans l’esprit de Rayna. S’il pouvait briser le sort de l’intérieur, il pourrait la libérer de son coma magique.
Les souvenirs anodins avaient cessé de défiler devant ses yeux. Il se trouvait dans un désert froid et silencieux. Une brise hivernale soulevait des tourbillons de neige qui dansaient un instant avant de retomber sur le sol. Il regarda autour de lui en espérant apercevoir la manifestation spirituelle de Rayna, mais il était seul. Il réprima un frisson. Les mains couvertes de givre et les paupières brûlées par le froid, il continuait d’avancer à contre-courant.
Le vent se leva. La brise froide se mua en blizzard glacial. Aveuglé par la tempête de neige, l’elfe se couvrit le visage d’un bras. Le ciel s'était assombri, la lumière mourait par-delà l’horizon blanc. Au loin, il perçut comme un bruit de chaîne, suivi d’un battement d'ailes. Soudain, une silhouette au regard glaçant apparut devant lui. Ses yeux étaient deux perles blanches qui le fixaient avec froideur. L’instant d'après, Azriel fut éjecté de l’esprit de Rayna.
***
Les os gelés et l’esprit tétanisé par l’effroi, il revint peu à peu à lui. Il rompit le contact avec la jeune femme lorsqu’il sentit ses doigts s’engourdir au contact de sa peau.
— Ça va ? demanda Daevran, l’air inquiet. On dirait que tu as rencontré un spectre.
— Ça va, répondit-il en chassant l’image de la créature glaciale de son esprit. Je sais qui lui a jeté ce sort. C’était le Grand Veilleur de l’Ordre de Corvus, Rurik Wöfflin.
— Je vois.
— Tu n’as pas l’air étonné.
— J’avais mes doutes, j’aurais préféré me tromper…
Daevran savait que Rurik avait des idées quelque peu conservatrices. Il était déjà Grand Veilleur lors du premier soulèvement de l’Ordre de Corvus quelques décennies plus tôt. À cette époque, le général Wöfflin avait réussi à blanchir son nom, et l’Archontesse Seygura l’avait maintenu à son poste, faute de preuves contre lui et d’un meilleur candidat pour occuper cette fonction aussi prestigieuse qu’épineuse, sans pour autant lui accorder son entière confiance. Elle avait chargé Daevran de garder un œil sur lui, une mission que le vampire avait acceptée, non pas parce qu’il partageait les doutes de l’Archontesse, mais parce qu’il croyait en l’honnêteté et la loyauté de son mentor.
Le général Wöfflin était un commandant charismatique et intransigeant qui ne tolérait pas l’échec, mais qui offrait toujours une chance à ses subordonnés de réparer leurs erreurs et de se surpasser. Le Grand Veilleur était un homme ambitieux, attaché à l’image de l’Ordre de Corvus qu’il considérait comme la faction d’élite de la Voûte. Daevran pensait qu’il ferait toujours passer les intérêts de l’Ordre avant ses ambitions personnelles. Que sa foi en l’Odalie avait plus de poids que son désir de siéger au sommet de la Voûte. Une fois de plus, le vampire avait péché par sa naïveté.
Alors que la réalité prenait peu à peu racine dans son esprit et que la surprise s’effaçait pour laisser place à l’amertume de la déception et à la douleur de la trahison, une question demeurait.
— Pourquoi lui avoir jeté un sort alors qu’il aurait pu la tuer ? demanda-t-il faiblement, presque pour lui-même.
L’elfe se posait la même question.
— Peut-être qu’il ne voulait pas attirer l’attention, hasarda-t-il. Ou alors il a eu un moment de faiblesse face à sa protégée, même si j’ai du mal à croire que le Grand Veilleur soit du genre sentimentaliste. Enfin, quelles que soient ses raisons, on peut s’estimer heureux qu’il l’ait épargnée. On devrait prévenir l’Archontesse.
— C’est fait. J’ai déjà prévenu le général Valor’ion. Il va assurer sa sécurité. Si, comme tu me l’as dit, Moïra a prévenu le Grand Maître de l’Amarante et le Grand Connétable de l’Airain, ils pourront prendre le contrôle de la situation et assurer la défense de leur faction.
— Et toi, qu’est-ce que tu vas faire ?
Daevran laissa son regard glisser vers Rayna. Les mots de l’ondine lui revinrent en tête.
— D’après Dame Forsyth, le seul moyen de la libérer de ce sort, c’est de forcer le jeteur à lever l’enchantement.
Le vampire se tourna vers la jeune femme qui s’interrogeait sur ce qu’elle venait de voir et entendre.
— Dame Forsyth, que se passerait-il si je tuais le lanceur de sort ?
Rachel pinça les lèvres en esquissant une grimace de dégoût. Daevran faisait honneur à sa réputation d'exécuteur. C’était bien leur genre de tout résoudre par la mort.
— Je ne sais pas. Cela pourrait rompre l’enchantement, mais si l’enchanteur a mis des gardes-fous, cela pourrait aussi entraîner la mort de sa victime. L’idéal serait de le convaincre de la libérer…
— Je ne pense pas que le général Wöfflin soit très enclin à la négociation.
— Rachel a raison, dit Azriel. C’est trop risqué. Je comprends que tu te sentes trahi et que tu veuilles le tuer, mais tu risques de mettre la vie de Rayna en danger si tu agis sur un coup de tête.
— Dans ce cas, je vais essayer de gagner du temps. Je compte sur toi pour briser l’enchantement, et dès qu’elle sera hors de danger, je ferai ce que je sais faire le mieux : exécuter les traîtres.
Le vampire saisit le katana, symbole de leur union forgée dans le sang et la mort. C’était ce sabre qui avait lié leurs destins, et c’était au fil de sa lame qu’ils avaient tué pour survivre. Daevran le maniait pour éliminer, Rayna s’en servait pour protéger. Ce soir, sa place était entre les mains de l’exécuteur. Daevran quitta l’infirmerie, l’air sombre et les crocs découverts. Une colère froide sourdait dans son cœur et une pulsion meurtrière faisait vibrer toutes les fibres de son âme. Ses doigts frémissaient de rage alors qu’il serrait l’arme dans son poing. La seule chose qui l’empêchait de perdre le contrôle de ses émotions, c’était son amie dont la vie dépendait de ses actions.
***
La conscience de Rayna avait sombré dans les ténèbres. Tout n'était que silence et obscurité autour d'elle. Un courant d'air lui caressa le visage. La brise légère, qui venait d'animer l'immobilité dans laquelle elle dérivait, portait avec elle une voix familière. Une voix rassurante qui lui avait manqué. Puis, soudain, ce fut celle de son agresseur qui retentit dans le néant.
Rurik Wöfflin. Le nom franchit les lèvres de la yukigami puis remonta lentement à la surface comme un écho lointain répondant au souffle qui l'avait tirée de sa léthargie. Elle aurait voulu l'atteindre, mais sa volonté était engourdie par un épais brouillard, sombre et froid. Elle sombra une nouvelle fois dans le sommeil.
Alors que les ténèbres se refermaient autour d’elle, un froid violent secoua son esprit. Quelque chose était en train de la tirer à la surface. Elle tendit une main devant elle, puis l'obscurité laissa place à un décor enneigé dont l'horizon s'étendait à l'infini. Elle sentait le vent souffler dans ses cheveux et le givre recouvrir sa peau, mais elle n'avait pas froid. Au contraire, c’était une sensation délicieusement agréable, aussi douce et plaisante que la caresse sensuelle d’un amant attentionné. Elle ferma les yeux pour se laisser aller à ce moment de sérénité parfaite, mais la réalité se rappela à elle. La Voûte était en danger. Elle devait les prévenir. Elle balaya le désert de glace qui recouvrait sa conscience, scruta l’horizon à la recherche d’une issue. Elle fit un pas en avant, mais son corps refusa de lui obéir. C’est alors qu’elle remarqua le cercle à ses pieds. Les motifs intriqués du sort pulsaient d’une lueur sombre aux reflets pourpres. Plus elle tentait de lui résister, plus la paralysie la gagnait.
***
La température chuta brusquement dans la salle. Azriel sentit le souffle glacé qui s’échappait de ses lèvres entrouvertes. Il se pencha vers elle pour examiner ses flux. Il recula lorsqu’elle ouvrit les yeux, ses iris aussi blancs que l’ombre spectrale qu’il avait croisée dans son esprit. Ses doigts, parcourus de spasmes nerveux, étaient en train de se couvrir de givre, le gel s’étendant progressivement aux draps.
— Que se passe-t-il ? demanda Rachel avec empressement en accourant vers le lit.
— Je ne sais pas. C'est peut-être le sort qui a perturbé ses pouvoirs de yukigami. J’ai ressenti quelque chose d'étrange lorsque je suis entré dans son esprit tout à l'heure. Je ne saurais pas dire ce que c'était exactement, mais peut-être qu’elle tente inconsciemment de résister au sort.
— Ce n'est pas un sort contre lequel on peut lutter par la seule volonté, fit remarquer la guérisseuse avec prudence. Si l'enchantement détecte une résistance, il est possible qu’il s'attaque directement à son corps spirituel. Et si son esprit est endommagé, elle risque de ne jamais pouvoir se réveiller ou de garder de graves séquelles psychiques.
— Si je replonge dans son esprit, je pourrais peut-être entrer en contact avec elle et l'aider à reprendre le contrôle de ses pouvoirs.
— Non, c'est trop dangereux. Tu as bien vu ce qu’il s'est passé tout à l'heure. Je ne peux pas te laisser faire ça. Si Daevran arrive à persuader le général Wöfflin…
— Tu es trop naïve, Rachel ! répliqua Azriel en posant une main sur le front de Rayna malgré le froid qui lui glaçait les os. Daevran ne pourra pas tuer le Grand Veilleur tant que Rayna sera son otage. C’est pour cela qu’il ne l’a pas tuée. Elle est plus utile vivante mais sous son emprise que morte. Et je ne compte pas laisser Rayna se sacrifier pour sauver la Voûte. Elle mérite mieux que ça.
Rachel baissa les yeux. Azriel avait raison, ils devaient faire tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver l’éclaireuse, mais elle ne voulait pas non plus que l’elfe prenne des risques inconsidérés.
— Très bien, céda-t-elle en poussant un soupir résigné. Mais on devrait la placer dans une des salles de rituel pour stabiliser ses flux et éviter que ses pouvoirs échappent à son contrôle.
L’elfe acquiesça. Pendant que Rachel renforçait les runes gravées sur les murs de la petite annexe, Azriel avait pris place au centre du cercle magique. La tête de Rayna posée dans le creux de ses jambes croisées, il posa deux doigts sur ses tempes. Ignorant la sensation de froid qui se répandit aussitôt dans son corps, il replongea dans le subconscient de la yukigami.
***
De nouveau au cœur du blizzard, Azriel se mit en quête de la figure étrange qui l'avait chassé de l’esprit de Rayna un peu plus tôt. Il fallait qu’il confirme la nature de ce phénomène. S’il s'agissait d’une manifestation du sort du Grand Veilleur destinée à empêcher toute intervention externe, il devrait procéder avec prudence s’il voulait le neutraliser de l'intérieur sans endommager le corps spirituel de l’éclaireuse. Si ce n’était qu’une simple sentinelle qui protégeait son esprit des intrusions, elle était forcément liée à la conscience de Rayna, il pourrait s'en servir pour communiquer avec elle et la faire remonter à la surface.
L'elfe avançait avec difficulté. La neige l’aveuglait, le vent hurlait dans ses oreilles et l’air glacé lui brûlait les poumons. Il savait que ce qu’il ressentait ici-bas se répercutait sur son corps physique à l’extérieur. Il ne fallait pas qu’il perde de temps s’il ne voulait pas se transformer en statue de glace.
Il l’aperçut enfin, à quelques mètres de lui. Une silhouette parfaitement immobile malgré les rafales glaciales qui faisaient trembler les murs de son esprit. Cette fois, il se prépara mentalement avant d'approcher. Il sentait qu’on le repoussait, mais il renforça son propre corps spirituel et continua d'avancer jusqu’à ce qu’il puisse enfin contempler la figure qui le regardait avec ses yeux blancs, légèrement voilés et dénués d'expression.
Il se retrouva face à une Rayna un peu différente de celle qu’il connaissait. Sa peau mate était recouverte d’une épaisse couche de glace aux reflets opalins, aussi dure et éclatante que du diamant. Ses longs cheveux blancs flottaient autour d'elle comme des lambeaux fantomatiques. Le golem de glace se tenait au centre d’un cercle infusé de magie noire dont la lumière pulsait faiblement.
Il ne fallut pas longtemps à Azriel pour saisir la situation. Wöfflin avait scellé la conscience de Rayna dans un cercle magique qu’il avait gravé directement dans son âme. Même si elle parvenait à sortir des limbes de son esprit, elle ne pouvait pas quitter le cercle qui la retenait prisonnière dans son propre corps spirituel. Le golem n'était pas une défense de son esprit, comme il l'avait d'abord cru. C'était une manifestation de son corps magique qui avait rassemblé toutes ses forces pour neutraliser le cercle. Elle avait inconsciemment fusionné ses flux naturels et ses flux d’auralium. Une prouesse dont peu de mages étaient capables et qu’on ne maîtrisait qu’après avoir atteint le septième palier d’élévation magique. Les mages qui pouvaient fusionner librement leurs flux pour décupler leur puissance magique étaient surnommés les Harmoniseurs. Azriel lui-même avait récemment atteint le cinquième palier d’élévation magique, celui du Tisseur, qui lui permettait de puiser dans les flux externes pour renforcer ses flux internes, mais il était loin de pouvoir les fusionner comme Rayna était en train de le faire.
Ce n’était pas la seule chose qui laissait Azriel perplexe. Il sentait la présence ténue d’un troisième flux qui se fondait discrètement dans les deux autres, comme s’il cherchait à masquer son existence. L’elfe n’arrivait pas à en saisir la nature. D’autant plus que cela était tout bonnement impossible. À l’exception des Humens qui ne possédaient pas de flux magiques mais des flux spirituels, les Lumens possédaient tous des flux d'auralium auxquels pouvaient s’ajouter, pour certains d’entre eux, des flux naturels qui leur permettaient de développer des dons propres à leur race. Les deux flux coexistaient sans se mélanger alors comment diable Rayna arrivait-elle à fusionner non pas deux, mais trois flux à la fois ?
L’esprit analytique d’Azriel cherchait à résoudre ce mystère métamagique qui dépassait son entendement, mais ce n’était pas le moment de se perdre en conjectures théoriques. L’archimage reporta son attention sur le problème qu’il était venu résoudre. Rachel s’était trompée sur un point. Certes, la volonté seule ne pouvait pas briser un sort aussi puissant. Seule la magie pouvait défaire la magie, mais celle-ci reposait essentiellement sur la volonté et l'intention de celui qui l'utilisait. Sans une conscience pour le contrôler, le golem de glace frappait à l’aveugle. Avec une telle puissance à sa disposition, si Rayna pouvait reprendre le contrôle de son corps magique, elle pourrait désintégrer le cercle et rompre l'enchantement en un claquement de doigts.
— Rayna ! appela l’elfe. Rayna, est-ce que tu m'entends ? C'est moi. Azriel.
La sentinelle de glace ne réagit pas à la mention du nom de la jeune femme. Pourtant, il était certain que sa conscience se trouvait quelque part à l'intérieur du golem. Sa respiration était laborieuse, il ne sentait plus ses membres, son corps physique allait bientôt lâcher, mais il ne voulait pas rompre le contact avec la yukigami. Pas encore.
— Écoute-moi ! Je ne peux pas rester plus longtemps, il faut que tu te libères toute seule. Daevran est parti affronter Wöfflin tout seul. Il a besoin de toi. J’ai besoin de toi.
Il vit les lèvres de la jeune femme former les trois syllabes de son nom. Elle l'avait entendu.
***
L’éclaireuse sortait peu à peu de sa paralysie, son esprit reprenant progressivement le contrôle de ses flux magiques. Elle ferma les yeux un instant puis les rouvrit, juste à temps pour apercevoir le sourire encourageant de l’elfe avant qu’il ne disparaisse dans un tourbillon de neige. À ses pieds, le cercle magique pulsait plus intensément qu'avant et faisait pression sur son esprit. Il essayait de la renvoyer dans les limbes de son subconscient.
La magie n’était pas le fort de Rayna. Elle s’était péniblement hissée au rang d’Adepte, le troisième palier d’élévation magique, au prix de longues années d’entraînement intensif. En dépit de tous ses efforts, elle avait atteint un plafond de verre qu’elle ne parvenait pas à briser. Quant à ses flux naturels, elle était parvenue à les raffiner jusqu’au stade initial de fondation qui lui permettait de contrôler ses flux de manière consciente pour développer quelques techniques basiques d’attaque et de défense, mais ses pouvoirs laissaient encore à désirer en termes de fiabilité et de puissance.
Azriel la surestimait. Elle ne pensait pas être capable de se libérer seule, mais elle ne voulait pas le décevoir. Pas après avoir abusé de sa confiance. Elle devait au moins essayer, elle lui devait bien ça. La yukigami vida son esprit pour se concentrer sur ses flux magiques et canaliser leur énergie. Le vent tomba, le ciel s'éclaircit et la tempête de neige laissa place à un ballet de flocons duveteux qui s’écrasaient mollement sur le sol. Rayna dirigea le froid qu’elle avait emmagasiné vers ses pieds. Elle pensait avoir réussi à geler le cercle lorsqu’elle sentit la glace se craqueler. Le cercle se mit à luire de plus belle : le sort lui résistait. Elle envoya une seconde salve de gel, plus puissante cette fois-ci, la lueur dorée de l’auralium se mêlant à la blancheur du givre qui se teintait de délicats reflets rosés.
« Allez, ma vieille ! Ce n'est pas le moment de flancher. Quand on veut, on peut ! »
***
Asthérian Valor’ion, assis à son bureau, était occupé à valider des rapports de mission lorsque le message du capitaine Dragoman lui était parvenu. L’elfe lunaire ne se donna pas la peine de vérifier l’information. Il abandonna encre, plume et dossiers pour rejoindre les appartements de l’Archontesse, à l’autre bout de la Commanderie.
— Dame Seygura, vous dormez ? demanda-t-il tout bas après avoir discrètement frappé à sa porte, de peur de la réveiller.
Une voix étouffée lui parvint, suivie d’un bruit de pas précipités.
— Asthérian ? s’étonna l’Archontesse en voyant le général sur le pas de sa porte. Que fais-tu là ?
En chemise de nuit, ses pieds glissés dans des chaussons en laine, Althéa se préparait à se coucher. Ses oreilles noires de renard aux aguets et ses cheveux de jais coupés au carré formaient un contraste saisissant avec le panache immaculé de sa queue blanche et soyeuse qui battait nerveusement l’air. Le général lui tendit la note envoyée par l’exécuteur, que la thériane parcourut rapidement du regard.
— Par l’Odalie, nous n’en finirons donc jamais avec les rebelles de Corvus, se désola-t-elle en poussant un soupir angoissé. Quelle est la situation ?
— Les capitaines Dragoman et Kaeldryn ont pris l’initiative de débusquer les conspirateurs et de les éliminer. J’attends un nouveau rapport. En attendant, je vais m’assurer personnellement de votre sécurité, Dame Seygura.
— Tu n’as pas besoin de te montrer si formel, dit-elle avec un sourire mélancolique. Il n’y a personne d’autre que nous dans ce couloir.
Elle posa une main douce mais assurée sur son bras, son regard orange vif plongé dans les yeux rosés de l’elfe lunaire. Ses lèvres charnues, rondes et rouges comme un fruit mûr, étaient légèrement entrouvertes, l’invitant silencieusement à y goûter sans retenue. Une tentation à laquelle le général n’eut pas la force de résister. La main d’Althéa quitta son bras pour se poser sur son torse. Ses longs doigts fins et griffus perçaient le tissu, pourtant dense et solide, de son uniforme blanc et or. Le souffle d’Asthérian s’accéléra. Le parfum boisé de santal du général se mêlait aux effluves sucrées de fleur d’oranger qui parfumaient la peau fine et laiteuse de l’Archontesse. D’un geste fébrile, il l’attira à lui pour l’embrasser avec fougue, oubliant l’espace d’un instant la déférence presque pudique qu’il lui témoignait en public. Son corps pressé contre celui de l’elfe, la queue de la renarde lui caressait doucement les mollets, et ses doigts s’enfonçaient avec douceur dans sa chevelure argentée, tandis que sa chemise en coton léger se froissait sous les caresses impatientes de son amant.
Soudain, les oreilles d'Althéa se tendirent, alertées par un bruit de pas lointain.
— Quelqu’un arrive, murmura-t-elle précipitamment en repoussant l’elfe lunaire.
Elle tourna un regard inquiet vers les portes fermées qui isolaient le couloir du reste du bâtiment, gardées par deux sentinelles de l’Airain qui avaient pour ordre de ne laisser personne accéder aux appartements de l’Archontesse sans l’autorisation du Grand Protecteur. L’instant d’après, la voix d’une des sentinelles retentit, sommant les intrus de ne pas faire un pas de plus. Un rire cynique leur répondit, suivi d’un éclat de voix rageur. Les sentinelles s’exclamèrent, puis l’étonnement se mua en terreur. Un râle d’agonie, le bruit sourd d’un corps qui s’effondre, puis le silence de la mort.
— Rentre, fit Asthérian en poussant Althéa à l’intérieur de sa chambre. Peu importe ce que tu entends, tu ne dois sortir sous aucun prétexte, c’est compris ?
— Je peux me battre aussi ! Tu es toujours prêt à te jeter dans la gueule du loup pour me protéger, laisse-moi combattre à tes côtés !
— Non, c’est trop dangereux. Et tu es trop précieuse pour que je te laisse risquer ta vie.
Asthérian lui offrit un sourire confiant. Celui d’un homme qui avait trop à perdre pour se laisser vaincre par ses ennemis.

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