Chapitre 8 : Mutilation
Rurik Wöfflin avait ouvert la porte-fenêtre de son bureau. Il s’avança sur le balcon pour emplir ses poumons de la fraîcheur nocturne. Alors que les premiers combats débutaient, l’odeur du sang se mêlait à la froideur de la brume et l’écho de l’acier faisait vibrer le cœur de la nuit. Le général s’enivrait de l’énergie chaotique qui faisait frémir ses flux naturels. Une énergie sauvage et puissante le parcourait de la tête aux pieds. Il se sentait plus fort, mais surtout, il se sentait vivant.
Telle était sa nature. Celle d’un être engendré par le chaos, la guerre et les conflits. La paix était un poison pour les créatures chaotiques comme lui. Un poison lent et insidieux, indolore mais fatal, qui avait eu raison de la plupart des siens. Rurik était l’un des derniers de son espèce. L’Ordre de Corvus lui permettait tout juste de survivre. Il était toujours plongé dans les conspirations, les tentatives d’assassinat et les conflits politiques, de sorte qu’il se nourrissait des quelques miettes d’imperfection laissées par l’Odalie. Ce n’était pas suffisant. Les flux d’auralium garrotaient ses flux chaotiques et étouffaient leur magie bestiale. Sa puissance réduite à une étincelle famélique, il avait perdu la majorité de ses pouvoirs. Jamais le puissant général n’aurait pensé qu’un jour il tomberait en disgrâce. Comment le Walravn sanguinaire qui s’était illustré sur le champ de bataille lors des guerres elfiques avait-il pu tomber si bas ?
La paix avait un prix. Il avait tout sacrifié pour réaliser la vision de l’Odalie, mais il n’était qu’un pantin suspendu à ses flux d’auralium. Elle s’était servi de lui, elle avait nourri ses ambitions guerrières, elle l’avait gavé de rébellions à n’en plus finir, de montagnes de cadavres, et de litres de sang, puis elle avait brutalement coupé les vivres. Condamné à l’indigence magique, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Un corbeau aux ailes coupées.
— Tu arrives trop tard, dit le Grand Veilleur de sa voix grave et caverneuse. L’attaque est déjà lancée.
Daevran sortit de l’ombre, sabre à la main. La lame était encore dans son fourreau, attendant sagement que quelqu’un lance les hostilités.
— Je crois que c’est vous qui avez une longueur de retard. Si vous comptiez profiter de l’effet de surprise, c’est raté. J’ai déjà prévenu le Grand Protecteur. Moïra est partie prévenir Dame Nyr’iell et le vieux Khrâm. Vous pensez avoir une chance contre les soldats de l’Airain et leur général ? Vous avez combattu auprès du Grand Connétable, vous savez que c’est un redoutable guerrier qui écrase ses ennemis par dizaines. Sans parler de la Garde Arcanique qui va anéantir vos sbires avec leur magie martiale.
Rurik ne se retourna pas. Un sourire suffisant se dessina sous son masque d’oiseau de mauvaise augure.
— Tu es donc venu remplir ton rôle d’exécuteur ?
Ce n’était pas l’envie qui manquait, mais Daevran n’avait pas oublié sa mission : gagner du temps. D’ordinaire, c’était Rayna qui s’occupait des négociations, et Daevran qui tranchait des têtes quand celles-ci échouaient. Ce soir, il allait devoir se glisser dans les bottes de son amie.
— Non, je suis venu discuter. J’aimerais comprendre pourquoi vous faites cela. Vous êtes un des plus anciens généraux de la Voûte, vous êtes une légende vivante, les agents de Corvus vous admirent et vous respectent, et vous êtes un modèle pour des milliers d’aspirants qui souhaitent rejoindre nos rangs. Alors pourquoi tout gâcher par ambition ?
— Par ambition ? Tu penses que tout cela n’est qu’une manœuvre politique ? Que je fais cela pour devenir Archonte à la place de l’Archontesse ? Je te savais naïf, mais je ne pensais pas que tu étais aussi simple d’esprit.
— Alors expliquez-moi.
Le Grand Veilleur lui fit enfin face. Ses yeux noirs brillaient d’une lueur sombre où se lisaient la haine, le mépris et la colère.
— Tu penses vraiment que la Voûte est au service du peuple ? Que ce monde que l’on protège au nom de l’Odalie est juste ? Que l’Elysambre assure notre salut ?
Daevran garda le silence. C’était une question qu’il s’était souvent posée par le passé. Non, le monde n’était pas juste. Il ne l’avait jamais été et ne le serait jamais. C’était aux gens d’être justes. C’est pour cela qu’il avait rejoint la Voûte ; parce qu’il voulait être le bras de la justice.
— Le rôle de la Voûte est de protéger les faibles et les innocents, et de maintenir la paix, répondit le vampire comme s’il récitait un mantra appris par cœur. Je ne sais pas ce que l’Elysambre vient faire là-dedans, c’est juste un gros caillou magique.
Le général esquissa un léger sourire, amusé par la remarque presque insolente du jeune capitaine. Il était trop nonchalant et égocentré pour comprendre la déférence presque religieuse que beaucoup ressentaient envers le Cristal d’Ambre, source suprême de vie et de puissance.
— Les faibles et les innocents ? répéta alors Rurik avec amertume. Tu veux dire ceux qui n’offensent pas l’Odalie par leur simple existence ? Les elfes sont cantonnés dans des réserves, leurs ambitions magiques réprimées par une malédiction de sang à cause des fautes de leurs ancêtres. Les goules et harpies doivent se terrer dans la jungle pour ne pas être traquées et tuées jusqu’à la dernière. Les Terres du Crépuscule sont un bagne à ciel ouvert où l’on confine tout ce qui est laid, sombre et sale. Pour une créature impie qui arrive à se faire une place sous le ciel de la Voûte, combien périssent oubliées de tous ? Toi, vampire, tu devrais savoir mieux que quiconque ce qu’il en coûte d’être une créature de l’ombre. Nous n’avons pas choisi nos origines démoniaques. Nous ne contrôlons pas notre nature sauvage et chaotique. Et à cause de cela, nous sommes une épine dans le pied de l’Odalie qu’elle cherche à arracher.
La réponse de Daevran fut à l’image de son désintérêt manifeste pour la politique.
— Il paraît que sur Terre, le soleil est mortel pour les vampires. Grâce à l’Odalie, nous pouvons prendre un bain de soleil sans finir en tas de cendres. Je trouve qu’on s’en tire à bon compte.
— Toujours aussi hédoniste, ricana le corbeau. Les vampires ne sont pas les plus mal lotis, certes, mais d’autres races souffrent en silence, leurs voix étouffées par le chant de paix de l’Odalie.
L’exécuteur, préférant le langage des lames et du sang aux longs débats idéologiques, était à court d’arguments. Sa main se crispa autour de la poignée de son sabre. Il luttait contre l’envie de dégainer le premier pour mettre un terme à cette joute verbale qu’il était en train de perdre.
— Je comprends que vous soyez un peu aigri après toutes ces années à gérer une faction d’espions au lieu de vous défouler sur un champ de bataille, mais il n’est pas trop tard pour sauver votre honneur. Si vous libérez Rayna, je me porterai garant auprès de l’Archontesse et j’assurerai votre défense moi-même. Mieux, je peux même vous aider à vous enfuir ici et maintenant, si vous voulez échapper à un procès.
Le Walravn lâcha un rire guttural.
— Voilà donc la véritable raison de ta présence ! Tu veux négocier la survie de ta partenaire ? Alors soit, voici mon offre : quittez la Voûte tous les deux. Prends Rayna avec toi, partez loin d’ici. Au premier jour des Odalisques, quand les trois lunes seront alignées, je lèverai le sort, et vous aurez la vie sauve.
Ce fut au tour de Daevran d’éclater de rire.
— Je vois qu’après toutes ces années, vous connaissez bien mal vos subordonnés ! Je préfère vous affronter ce soir plutôt que m'attirer ses foudres quand elle se réveillera trois mois plus tard, et qu’elle apprendra que j'ai pris la fuite avec elle en abandonnant tous nos camarades. Et je ne parle même pas de l'elfe fou furieux qui va me poursuivre jusque dans les entrailles des Terres Grises si j'enlève sa petite amie. Contrairement à vous, je tiens à la vie.
— Je pensais que ton amour pour Rayna passait avant tout le reste.
— L’amour et le respect, ça va de pair. C’est parce que je l’aime que je respecte ses convictions et que je ne prends pas de décisions à sa place.
— Ton idéalisme te coûtera cher un jour. Assez discuté. Puisque tu es déterminé à me tenir tête, montre-moi de quoi tu es capable. Un dernier combat entre le maître et l'élève.
Enfin une conversation sensée ! D’un coup de pouce, Daevran débloqua son sabre. À défaut de faire durer la conversation, il allait pouvoir mener la danse.
— Sans vouloir vous vexer, j’ai eu de meilleurs maîtres que vous, rétorqua-t-il avec un sourire provocateur.
Un rictus sardonique étira les lèvres de Walravn. Son regard était animé d’un éclat malicieux, comme si les paroles du vampire cachaient une ironie connue de lui seul.
— Tu as raison. J’ai peut-être fait de toi un agent d’élite et un exécuteur redoutable, mais tu dois ta réussite aux enseignements de Scorpio et Sakumo. Ils me dépassent en tout point, y compris celui de la traîtrise et du mensonge. Je ne sais pas comment tu as fait pour survivre aussi longtemps en étant aussi insouciant.
Le ton railleur de Rurik était plus tranchant qu’un poignard. Le regard de Daevran se durcit. Il retint une insulte, les dents serrées pour ne pas céder à la provocation. Si Scorpio lui avait inculqué une leçon à grands renforts de coups de pied, c’était l’importance de contrôler ses émotions face à ses adversaires.
— Je sais ce que vous essayez de faire, siffla-t-il avec colère. Je suis peut-être naïf, mais pas au point de me laisser berner par une feinte aussi grossière.
Le général secoua la tête en poussant un soupir résigné. Le vampire était incapable de distinguer la vérité du mensonge. Il aspirait à une vie de plaisirs et de simplicité, quitte à se bercer d’illusions. Il était loin de se douter que son monde allait bientôt voler en éclats.
***
Daevran eut à peine le temps de se mettre en garde que trois poignards volèrent vers lui. Il para le premier de sa lame, esquiva le second de justesse, mais le troisième lui entailla la cuisse. Les lames et les éclairs de magie chaotique fusaient dans tous les sens. Les murs fissurés et les meubles fendus furent les premières victimes de ce combat sans pitié. L’exécuteur maniait son sabre d’une main pour parer les attaques adverses, cherchant une ouverture, mais la défense de son adversaire était sans faille. Pour une raison qu’il ignorait, le général semblait retenir ses coups.
Le vampire arracha le couteau planté dans son épaule en haletant. La fatigue le gagnait. Il n’arrivait pas à esquiver toutes les attaques et il avait perdu trop de sang. Ses pouvoirs de régénération commençaient à faiblir et ses blessures ne se refermaient plus aussi rapidement qu’avant. Il se demandait si son supérieur, loin de faire preuve de clémence, n'était pas plutôt un sadique qui prenait plaisir à le tuer à petit feu en le faisant courir dans tous les sens. Froid et implacable, le général dominait le combat et ne lui laissait pas une seconde de répit.
Rurik franchit les quelques mètres qui les séparaient d'un pas vif. Il lui asséna un violent coup de pied dans les côtes. Le vampire eut tout juste le temps de bloquer son coup avec un bras déjà mal en point. Le choc l'obligea à reculer jusqu’au mur. Profitant de son déséquilibre, le général le saisit par la gorge. En une fraction de seconde, Daevran fut désarmé et le sabre de son amie se retrouva dans la main de son ennemi.
— Il y a cent façons de tuer un vampire. Il n'y a que les Humens pour croire que c'est une tâche ardue, car ils ont la tête remplie de fantaisies et n'ont pas les ressources que possède un assassin aguerri. Le bon poison, la bonne malédiction, la bonne arme... La base de tout assassinat, c'est l'information. Dis-moi qui tu es et je saurai comment te tuer. Sais-tu qui je suis ?
— Non, admit l'exécuteur, c'est justement pour cela que j'ai pris ce sabre. Je n'ai pas besoin de connaître la nature ou les pouvoirs de ma cible.
— C'est une belle lame, admit Rurik en admirant le sabre luisant qui n'avait pas fait couler une seule goutte de sang. Une lame mystique qui peut trancher aussi bien la chair que les flux magiques pour qui sait s’en servir. Tu pensais pouvoir me tuer plus facilement avec ça ? Tu pensais que cela compenserait la différence de niveau entre toi et moi ? La valeur d'une arme se mesure au talent de son manieur. Tu ne mérites pas une lame de ce calibre, pas plus que Rayna qui n'a même pas idée de l'étendue de ses pouvoirs. Mais je suppose que vous partagez tout, même la stupidité et la médiocrité.
— On va parler épées et fourreaux longtemps ou vous allez enfin vous décider à me tuer ? répliqua le vampire avec un sourire féroce tout en le défiant du regard.
— S'il y a bien une chose qui n'a pas changé chez toi depuis ton entrée dans la Voûte, c'est ton arrogance.
— On se demande de qui je tiens ça…
Le sabre prêt à fendre l’air, le général resserra sa poigne autour de la gorge du vampire.
— Voyons voir ce que cette lame est capable de faire…
***
Dans un coin de la pièce, Azriel surveillait attentivement l’état de Rayna. Le corps inconscient de la jeune femme lévitait à quelques centimètres du sol, secoué par les échos de la lutte magique qui faisait rage dans son esprit. La salle de rituel absorbait une grande partie des pics d’énergie émis par ses flux en roue libre, mais les cercles commençaient à saturer, et du givre se formait sur les murs, recouvrant peu à peu les runes. L’elfe avait érigé une barrière supplémentaire autour de l’éclaireuse pour contenir sa puissance débridée, mais elle était déjà en train de se fissurer.
— Si elle n’arrive pas à reprendre le contrôle de ses flux, il va falloir sceller la pièce, dit Rachel avec inquiétude.
— Elle va y arriver, elle a juste besoin d’un peu de temps. Aide-moi à renforcer la barrière.
L’ondine accorda ses flux à ceux de l’archimage dans un chant harmonieux. L’énergie qu’ils insufflèrent à la barrière leur fit gagner quelques minutes de répit. La guérisseuse se tourna alors vers Azriel, les lèvres pincées comme à chaque fois qu’elle désapprouvait quelque chose.
— Tu aurais pu me le dire !
— Te dire quoi ?
— Que tu voyais quelqu’un !
— Tu ne m’as pas demandé, répliqua l’elfe en haussant les épaules. Je ne savais pas que je devais te rapporter chaque détail de ma vie privée. Je fais assez de rapports au Protectorat comme ça.
La bouche de Rachel se tordit en une moue de vexation. L’agacement faisait frémir ses boucles blondes.
— J’ai promis à Yônah de veiller sur toi ! Tu ne peux pas me cacher des choses aussi importantes !
— Me surveiller tu veux dire ? Mon frère se fiche de ma vie personnelle, il veut juste s’assurer que je ne fais rien qui puisse déshonorer notre belle et grande maison.
L’ondine lui jeta un regard peiné. L’indifférence froide qu’Azriel éprouvait à l’égard de sa propre famille lui brisait le cœur.
— C’est vraiment ce que tu crois ?
— À toi de me le dire, mais vu que tu es sa fiancée, je doute de ton objectivité sur la question.
L’ondine n’insista pas. Elle connaissait les deux frères depuis l’enfance.
Yônah, premier fils du seigneur Thaniel de la grande maison Odonata, était né d’une mère ondine, riche maîtresse de guilde marchande qui avait préféré conserver son indépendance plutôt que se lier à une maison elfique. Abandonné à la naissance, il avait grandi aux côtés d’Azriel, fils légitime de Lyaëlle, la première asuna, épouse officielle liée à Thaniel par contrat conjugal. Les deux frères s’étaient toujours entendus, bien plus qu’ils ne l’étaient avec leur cadet Valdraïr, né de la seconde union du seigneur.
Conscient de la fragilité de leur foyer, Yônah s’efforçait de maintenir la paix entre ses adelphes, mais ses efforts n’avaient pas suffi. La mère d’Azriel était tombée gravement malade, victime des intrigues de la deuxième asuna de leur père, la mère de Valdraïr. Yônah refusait d’y voir un complot malveillant. Azriel, lui, s’était senti trahi par la neutralité diplomatique de son frère aîné, qui préférait l’illusion de la paix à la cruauté de la vérité.
Même une guérisseuse chevronnée comme Rachel n’avait pas réussi à recoller les morceaux. Comment réparer un lien qui n’était pas brisé, mais usé jusqu’à la corde ? La barrière qu’Azriel avait érigée autour de son cœur était aussi instable que celle qu’il maintenait autour de Rayna : déjà, des fissures lézardaient la surface, prêtes à éclater au moindre choc.
***
Le masque de bravoure de Daevran s’était brisé. L’effroi d’une mort certaine se reflétait dans l’acier cruel. Un sourire mauvais étira les lèvres fines et grisâtres du Walravn. Il pressa la lame effilée contre le visage du vampire. Un filet de sang coula le long de sa joue. Rurik prenait un malin plaisir à jouer avec ses nerfs, et l’exécuteur vivait dans l’appréhension de la prochaine entaille. Le général Wöfflin fit remonter la pointe du sabre vers ses yeux, traçant la courbe de son nez et l’arcade de ses sourcils. Un voile écarlate couvrit son regard. Il ne cria pas. Aucune plainte ne sortait de sa gorge muette. À genoux, le sang coulant à flots entre ses doigts tremblants, il était frappé de stupeur.
Impassible, Rurik essuya consciencieusement le bout de la lame sur un pan de sa cape avant de se détourner.
— Pourquoi… vous ne m'achevez pas ? articula Daevran avec peine, sa voix déformée par la douleur.
— Parce que tu peux encore avoir une utilité, mais utile ne signifie pas unique et irremplaçable. Si tu tiens vraiment à mourir…
Les jambes chancelantes, le vampire se releva en poussant un grognement plaintif. Une brûlure lancinante pulsait dans son globe mutilé qui tentait vainement de se régénérer. La montée brutale de ses flux d’auralium était le dernier fil qui retenait sa conscience. D’une main, il tira la lame courbe qu’il portait dans le dos.
— Tu as donc choisi la mort.
Le corbeau perfide fit volte-face pour se jeter avec force et rapidité sur son subordonné, mais alors qu'il allait le frapper en plein cœur, il se figea. Daevran la sentit avant même qu’elle lance son attaque, ses flux résonnant silencieusement avec les siens sans trahir leur lien. Il n’avait pas besoin de la voir, ni de l’entendre, pour accorder sa magie à celle de sa partenaire de toujours. Rurik recula, aveuglé par un nuage de poudreuse blanche et froide. Le tourbillon de neige se dissipa, laissant quelques traces de givre ici et là. Le vampire avait disparu. À sa place se tenait Rayna. La yukigami souffla un nouveau nuage givrant. Profitant de la paralysie du Walravn, elle le désarma en quelques mouvements habiles. Tenant leur sabre à deux mains, l’éclaireuse se mit en garde.
— Vous n’avez aucune chance de gagner, dit-elle calmement. Vous devriez vous rendre tant qu’il est encore temps.
Le Grand Veilleur lui répondit par un sourire étrangement compatissant.
— Un jour, toi aussi tu réaliseras que tout ce monde n’est qu’une illusion. Le jour où tu perdras tout, tu réaliseras que ce pour quoi tu te bats est vain.
Avant que l’éclaireuse ne puisse répliquer, le corps de Rurik se décomposa en un millier de plumes noires qui l'enveloppèrent dans un manteau noir de jais. Un croassement moqueur résonna dans la nuit alors que le corbeau prenait la fuite. Rayna se précipita sur le balcon. En contrebas, Azriel avait arqué son arc, ses yeux vifs scrutant le ciel nocturne. Il décocha une flèche dans laquelle il insuffla un peu de son énergie magique pour la guider à travers les courants d’aetherium. Le projectile s’élança à la poursuite de sa cible dans une course-poursuite faite de zigzags et de changements de trajectoire impromptus. Profitant de la confusion causée par son leurre, Azriel décocha une deuxième flèche qui fit mouche. L’aile transpercée, l’oiseau s’écrasa dans un parterre de fleurs.
Le général Wöfflin reprit peu à peu son apparence d’origine. Il porta une main à la déchirure sanglante qui zébrait son bras en grimaçant. Alors que l’archimage s’avançait vers lui, il leva une main pour invoquer un sort, mais l’elfe fut plus rapide. D’un geste vif et précis, il traça une série de runes pour restreindre les flux énergétiques du Walravn. Il invoqua ensuite des liens de lumière pour lier ses poignets et ses jambes.
— Si cela ne tenait qu’à moi, je vous aurais déjà tué, mais Rayna tenait à ce que vous ayez un procès équitable, dit-il froidement en resserrant les liens d’un geste de la main.
— Je n’en attendais pas moins de sa part. Sa compassion et son sens de la justice sont à la fois remarquables et affligeants. C’est pour ça qu’elle n’a jamais eu les épaules pour devenir exécutrice ou inquisitrice.
— Vous feriez mieux de la remercier au lieu de l’insulter à mots couverts.
— La remercier de m’accorder une exécution publique au lieu d’une mort digne d’un guerrier ? C’est une mort honteuse. Je n’ai jamais envisagé autre chose que périr sur le champ de bataille. Si vous pensez avoir gagné, vous vous trompez lourdement. Am-
L’air vibra. Azriel n’eut pas le temps de réagir. Un poignard se matérialisa entre deux courants d’aetherium. La lame furtive se planta dans la gorge du Walravn qui tomba sur le côté, le corps secoué de spasmes violents. Des veinules violacées parcouraient son cou et son visage. Il s’étouffait sur son sang noir et visqueux. L’elfe se figea, ses yeux s’écarquillant légèrement.
— Du poison… souffla-t-il.
Il s’accroupit pour arracher le poignard et libérer les flux du général, mais il était trop tard. Le poison se propageait rapidement dans tout son corps, paralysant ses capacités de régénération. Une voix interpella Azriel. Il se tourna vers Rayna qui avançait vers lui en soutenant Daevran. Le vampire était plus blanc qu’un linceul.
— Que s’est-il passé ? demanda l’éclaireuse.
— Je ne sais pas, répondit l’elfe en secouant la tête, l’air tout aussi perplexe qu'elle. Je n’ai pas vu d’où venait l’attaque. C’est comme si l’arme s’était téléportée toute seule. Je n’ai ressenti aucune fluctuation dans les flux d’aetherium. Enfin, comme il fallait s’y attendre, c’est encore l’Ordre de Corvus qui poignarde tout le monde dans le dos.
— C'est sûr que c’est pas les petites fleurs en robes de chambre de l'Amarante qui vont fomenter un coup d'État, grogna Daevran, son rire moqueur se muant en gémissement de douleur.
— Tu as du mordant pour un vampire à l’agonie. Tu veux que je te crève le deuxième œil ?
— Azriel ! s'offusqua Rayna en le fusillant du regard.
L’elfe leva les mains en signe de défense.
— Je plaisante. Rachel nous attend à l’infirmerie. Elle pourra lui donner un sédatif pour qu’on puisse enfin avoir la paix. Toi, va prévenir l’Archontesse que le général Wöfflin est mort. Je m’occupe de Daevran.
— C’est capitaine Dragoman, pour toi, l’elfe des bleuets, répliqua le vampire avec un sourire féroce.
Azriel leva les yeux au ciel. Malgré la rivalité mesquine qui se jouait entre les deux hommes, l’exécuteur ne broncha pas lorsque son collègue de l’Amarante passa son bras autour de ses épaules. S’il se dévouait pour le soutenir jusqu’à l’infirmerie, ce n’était pas tant par compassion que pour libérer sa partenaire de ce poids mort qui se servait d’elle comme d’une béquille. Il échangea un dernier regard avec Rayna qui le remercia d’un signe de la tête avant de prendre la direction de la Commanderie.
***
Deux silhouettes perchées sur un des toits du Bastion observaient avec attention le spectacle qui se déroulait à leurs pieds. L’une se tenait droite, emmurée dans un silence attentif. Une longue cape en velours d’un violet sombre brodée de fils d’argent couvrait son corps frêle. Son visage fermé était caché dans l’ombre de sa capuche. Son acolyte, un peu plus grand mais tout aussi malingre, était accroupi au bord du toit, son long manteau noir s’étalant sur les tuiles. L’air désabusé, il mâchouillait un bâton de réglisse qu’il agitait par moments pour désigner les différents protagonistes qui s’agitaient à leurs pieds, tout en faisant des commentaires décalés sur les combats qui embrasaient le Quadrant.
— Rurik s’est vraiment fait plumer, dit-il machinalement, sans une once d’émotion dans la voix. Tu crois que c’est bon le corbeau faisandé ?
Nekrôh ne manquait jamais une occasion de faire des jeux de mots douteux que plus personne ne se donnait la peine de relever.
— Je n’ai réussi à identifier que deux bellatoris, dit Scorpio, une pointe de doute dans la voix. Il devrait y en avoir au moins trois d’identifiables.
— C’est le quatrième dont il faut se méfier, si on en croit Amon. C’est le joker de l’Odalie, sauf qu’il n’est pas détectable, donc ce sera la grande surprise.
Scorpio acquiesça. Il sortit la perle de détection que lui avait confiée Amon. Ses couleurs changeantes oscillaient entre le rose pâle et le rouge sang. Les flux angélique et démonique étaient actifs, seul le vert céladon du flux draconique manquait à l’appel. L’énergie qu’ils dégageaient était encore faible, le Sceau du Silence n’avait pas été levé. L’air pensif, son questionnement mental fut capté par les ondes télépathiques de son frère.
— Peut-être que ce n’était pas suffisant pour mettre l’Odalie en mode survie, répondit Nekrôh à voix haute, tout en se grattant la tempe avec son bâton de réglisse. Tant qu’on ne s’attaque pas à son cœur, elle ne sortira pas l’artillerie lourde et les bellatoris resteront en veille.
— C’est possible.
— Tu es sûr que la yukigami et l’elfe lunaire en font partie ?
— Certain.
Nekrôh se tut un instant. L’air songeur, il reporta son regard sur le combat qui venait de s’achever entre l’archimage de l’Amarante et le général de l’Ordre de Corvus. Un affrontement on ne peut plus décevant.
— Rayna Kaeldryn, c’était ta disciple, non ?
Scorpio garda le silence, mais son frère jumeau sentait son inconfort.
— L’Odalie ne recule vraiment devant rien pour nous mettre des bâtons dans les roues, dit-il sur le ton du constat. Diviser pour mieux régner, un classique. C’est à mourir d’ennui. Un peu d’originalité n’a jamais tué personne.
— C’était la disciple de Sakumo, pas la mienne, répliqua-t-il en feignant l’indifférence. Je dirigeais les entraînements de temps en temps quand j’avais du temps à tuer, mais c’est tout. Puis ça me permettait de garder un œil sur Sakumo comme le voulait Amon.
Après un blanc qui trahissait son hésitation, il ajouta sèchement :
— Cela ne change rien au plan.
— Si tu le dis... répondit son frère sans grande conviction.
Il trouvait que Scorpio se justifiait beaucoup pour quelqu’un qui prétendait avoir la conscience tranquille, mais il ne chercha pas à le contredire. Il respectait son insincérité, à la fois touchante et maladroite. C’était le fardeau des être doués d’émotion. D’ailleurs, en parlant d’émotivité... Nekrôh pencha la tête sur le côté, concentré sur les pensées étrangères qui traversaient son esprit.
— Je crois que Rurik va cafter. J’entends ses pensées s’emballer, il va dire un truc qu’il va regretter.
La réaction de Scorpio fut plus vive que l’éclair. Le poignard enduit de poison quitta ses doigts fins pour apparaître quelques mètres plus bas, la lame tuant le mot de trop dans la gorge du général avant qu’il ne trahisse ses alliés malgré lui.
— Dans le mille ! s’exclama Nekrôh sur un ton faussement enthousiaste. On fait quoi ? On était juste censé déstabiliser la Voûte pour préparer le terrain pour la phase finale. Je n’attendais pas qu’il réussisse à prendre le contrôle du Quadrant, mais je ne pensais pas non plus qu’il se ferait arrêter aussi facilement. C’était la tentative de fuite la plus claquée au sol que j’ai jamais vue.
— Rurik est trop orgueilleux et émotif. Et il parle trop. C’est trop risqué de le laisser vivre. J’expliquerai la situation à Amon, il comprendra. C’est devenu un maillon faible dans notre organisation.
Nekrôh fredonna quelques notes d’une émission qu’il avait regardée lors d’une de ses nombreuses escapades terriennes.
— Bon, fit-il en se relevant pour s’étirer. On y va, alors ?
Scorpio acquiesça. Les jumeaux firent un pas dans le vide. L’instant d’après, ils avaient disparu en ne laissant derrière eux qu’une fine brume de particules spirituelles.
***
Les yeux exorbités, le Walravn avait repris sa forme luméenne. Des plumes noires s'étaient massées autour de la plaie purulente, nécrosée par le poison qui rongeait sa chair. Dans un vain effort pour la refermer, elles formaient un cataplasme épais. Son cœur se crispa dans un spasme violent et douloureux, et il cracha une nouvelle gerbe de sang amer. L'air vibra. L'espace s’étirait comme de la guimauve, affranchi des lois du temps et de la gravité. Le chaos sensoriel chamboulait la perception du Walravn qui ne pouvait plus se fier à ses sens, malmenés par l’énergie synesthésique qui parfumait les sons, transformait le goût en orchestre symphonique, et parait les mots d’un subtil éclat bariolé. Rurik entendait l’odeur âcre de son sang jouer une mélodie funeste aussi belle que terrifiante.
Les étoiles s'éteignirent les unes après les autres. Quand le dernier astre eut disparu, le Quadrant se fondit dans l'aether pour laisser place à un miroir inversé de la réalité. En haut, la Voûte d’Arcaelis et ses bâtiments, tête à l’envers, étaient suspendus à un ciel mauve. En bas, une forêt de cristaux d’améthystes dont la lueur spectrale pulsait faiblement. Ici et là, des glaces de formes et tailles diverses reflétaient le monde réel. Rurik comprit que Scorpio venait de le faire basculer dans l'Antre-Monde. Si les jumeaux étaient là, il avait encore une chance de s’en sortir.
— Vous allez mourir, constata Nekrôh qui venait de se matérialiser à quelques pas du général.
Il s'agenouilla en rabattant les pans de son manteau sur ses talons. Ses yeux émeraude émettaient une lueur d’outre-tombe. Rurik ne pouvait pas parler, mais son regard suppliant exprimait sa rage de vivre. Alors que ses pensées criaient « sauvez-moi », Nekrôh sentait l’énergie morbide grignoter sa vitalité avec avidité, sourde au désespoir du mourant. La mort n’avait aucun secret pour celui qui avait fait de la nécromancie un art de vivre. D’un simple souffle, il pouvait arracher les défunts au repos éternel. C’était aussi naturel que respirer en apnée, mais encore fallait-il qu’il en ait envie.
— Cette fois, vous êtes vraiment cuit. D’après mon frère, vous êtes le maillon faible. Au revoir.
Nekrôh fredonna une fois de plus son jingle incongru en prenant un air faussement solennel, tandis que l’incompréhension et le désespoir se lisaient dans les yeux du corbeau agonisant, frappé par cette sentence irrévocable, plus fatale encore que le poignard qui lui avait transpercé la gorge. Il tressaillit en réalisant qu’il avait placé son dernier espoir entre les mains de ses bourreaux. L’amertume de la trahison faisait flétrir sa langue, tandis que les notes stridentes et discordantes du poison lui vrillaient les tympans.
Alors que Nekrôh approchait sa main pour abréger ses souffrances une bonne fois pour toutes, le général déchu saisit son poignet. Il n'avait pas l'intention d'implorer sa pitié. Il savait que ce monstre n'en avait aucune. Il tenait simplement à le mettre en garde. Un avertissement solennel aux relents de cave humide et de livre poussiéreux, plus tenace qu’une malédiction noire de rancune. Comme si la torture olfactive infligée à ses narines ne suffisait pas, la voix du corbeau rugit dans la tête de Nekrôh qui couvrit ses oreilles délicates, comme si ce geste pouvait le protéger de l’écho mental tonitruant, à défaut de préserver la finesse de son odorat.
« Votre essence divine ne vous protégera pas éternellement ! Vous êtes puissants, mais entre les mains d’Amon, ton frère et toi n’êtes que des pantins ! Un jour, vous aussi vous finirez comme moi ! Il vous sacrifiera sans hésitation dès que vous n’aurez plus d’utilité à ses yeux ! »
— Je sais, souffla le nécromancien, un éclair de lucidité froide animant brièvement son regard inexpressif avant que sa bouffonnerie habituelle ne reprenne le dessus. Pas la peine de crier dans ma tête comme ça, j’ai les neurones sensibles.
Il se releva et tendit une main pour invoquer une faux à double lame asymétrique. D’un geste machinal, il trancha dans le vif de l’âme. Une lame se nourrissait du peu d’énergie vitale qu’il restait, tandis que l’autre se gorgeait de l’énergie morbide qui entamait déjà son travail de décomposition. Sans âme pour lier les flux magiques au corps physique, il ne restait plus rien qu’un cadavre tristement banal. D’une simple pensée, la faux de Nekrôh disparut dans un tourbillon de lumière verdâtre.
— T’as fini ? demanda Scorpio qui était resté en retrait tout en observant la scène avec attention. Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien, répondit Nekrôh en fourrant ses mains dans les poches de son manteau. J'ai faim. Ça te dit du corbeau grillé ? J’ai jamais goûté. Tu crois que c’est bon ?
— Non.
— Non, t’en veux pas ? Ou non, c’est pas bon ?
— Les deux. J'ai du travail. Si tu as fini, on y va.
Son frère haussa les épaules. D’un claquement de doigts, Scorpio leur fit quitter le monde illusoire de l’Antre-Monde dans un mouvement de bascule vertigineux. Le cadavre de Rurik fut rendu au monde tangible, et les mystérieux jumeaux se volatilisèrent dans l’aether.

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