Chapitre 9 : Démonstration de force

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L’inquisitrice-adjointe Mirage Aktalone avançait d’un pas sûr, ses talons hauts claquant sur le marbre blanc. Sa lourde pelisse en peau de manticore effleurait le sol, un fouet enroulé à sa ceinture. Le long serpent de cuir marron se balançait avec indolence, charmé par le rythme de ses hanches larges et rondes. Ses cheveux épais formaient un entrelacs de tresses serpentines noires méchées de rouge qui tombaient en cascade sur ses épaules. La tête haute, elle précédait le capitaine Malakor Voskar’ion avec une confiance arrogante. À leur suite, une cinquantaine d’agents de l’ombre, dont une douzaine d’occultistes des Terres du Crépuscule que le Grand Veilleur avait placés sous les ordres de l’Inquisiteur-en-Chef qui avait choisi de rester en retrait, laissant son adjointe jouer les cheftaines.

Mirage ne fit qu’une bouchée des deux sentinelles qu’elle immola sans états d’âme, son feu ténébreux brûlant la chair et l’âme ; l’impatience était le plus grand défaut de la jeune sulfurya au tempérament de braise. Elle ouvrit la paume de sa main pour invoquer une nouvelle vague d’énergie chaotique qu’elle projeta avec force contre la porte. Alors que les flammes se dissipaient dans un nuage sombre, la sergente émit un claquement de langue irrité : le sceau n’avait pas bougé d’un iota.

— La force brute ne viendra pas à bout d’un sceau aussi puissant, il faut faire preuve d’un peu plus de subtilité, dit Malakor d’une voix posée en s’avançant à son tour. La clé runique est gravée dans l’esprit des sentinelles. Si tu n’avais pas été aussi prompte à les tuer, nous aurions pu les faire parler.

Blessée dans son orgueil, Mirage esquissa une moue dédaigneuse.

— Amon m’a donné une perle du chaos, répliqua-t-elle avec fierté. Un vulgaire sceau d’aetherium ne fera pas le poids contre la puissance d’un véritable démon.

L’inquisiteur secoua doucement la tête. Elle n’était pas plus démone qu’il était ange, mais l’idolâtrie de Mirage pour l’ancienne race numéenne lui faisait perdre le sens des réalités.

— Ce serait dommage de gâcher un artefact aussi précieux pour une simple porte, dit-il avec un sourire moqueur aux lèvres. Tant que le processus de dégradation n’a pas encore commencé et que les trois corps ne sont pas complètement désalignés, je peux encore accéder à leurs dernières pensées.

Nombreuses étaient les rumeurs inquiétantes qui couraient au sujet des inquisiteurs. Parmi elles, leur capacité à obtenir la vérité coûte que coûte, y compris en faisant parler les morts, faisait d’eux des figures craintes et respectées. Si pour beaucoup, la nécromancie était un tabou qui allait à l’encontre des lois divines établies par l’Odalie, c’était un outil précieux pour les chasseurs de vérité. L’elfe du chaos tendit la main vers l’un des cadavres encore tièdes. Il ne cherchait pas à ranimer le corps, mais à exhumer la mémoire à l’aide d’un sort de rémanence post-mortem. Il murmura quelques mots dans une langue d’outre-tombe aux accents gutturaux. Un flux de lumière verte affleura à la surface de sa peau grise. Il ferma les yeux, son esprit naviguant à travers les souvenirs fragmentés du défunt. Il raffermit sa volonté, toutes ses pensées tournées vers la clé runique, jusqu’à ce que l’image d’un symbole incomplet s’impose à lui. Il fit de même avec l’autre sentinelle.

En possession des deux parties de la rune, Malakor traça le symbole dans les airs, les traits lumineux de la rune prenant forme en suivant son index. Il dirigea ensuite la clé vers la porte. La rune s’encastra au centre du cercle qui venait de se matérialiser, et le verrou céda sans effort.

— Après vous, très chère, dit-il avec un sourire suffisant en s’inclinant légèrement pour laisser passer Mirage.

Alors que la sulfurya prenait les devants, suivie de ses sbires, l’elfe du chaos resta en retrait pour dissimuler le mal qui le rongeait de l’intérieur. Il tourna la tête en portant une main à la bouche, sa poitrine soulevée par une violente quinte de toux. Quelques gouttes écarlates s’étalèrent dans le creux de sa paume. Malakor essuya sa main le long de son manteau, son regard tourné vers les appartements de l’Archontesse. Le combat contre le général Valor’ion s’annonçait ardu. Dans son état, il ne pourrait pas lui tenir tête longtemps. Désormais, tout reposait sur la perle de chaos de Mirage.

***

Sa lance posée contre son épaule, Asthérian était adossé à la porte de la chambre d’Althéa. Sourd aux protestations de son amante qui tambourinait de l’autre côté en lui ordonnant d’ouvrir, il porta son attention sur le groupe de rebelles qui venaient d’investir le couloir. Il s’avança vers eux d’un pas lent et mesuré, puis s’arrêta devant une ligne invisible, déterminé à ne laisser personne la franchir. Il frappa le sol avec le talon de sa lance. L’impitoyable dureté du métal lunaire fit vibrer le marbre froid, l’artefact en lunarium entrant en résonance avec les flux de tellurium dont les veines, chargées d’une énergie solennelle, affleurèrent à la surface du sol en formant de vives zébrures ambrées. La puissance brute de la terre répondait à l’immensité infinie du ciel. Sa magie chargée de gravité, arrachée à l’intimité de ses entrailles, s’échouait par vagues successives sur les rivages marbrés. Porté par le flot d’énergie tellurique, l’écho clair et limpide de la mise en garde du Grand Protecteur retentit d’un bout à l’autre du couloir. Asthérian n’attaquait jamais le premier, mais il défendait toujours jusqu’à son dernier souffle ; ceux qui cherchaient à renverser la Voûte devaient abattre son plus solide pilier.

Dans un silence pesant, deux forces se faisaient face. D’un côté, un bataillon sombre et informe d’âmes en apparence unies par une même cause, mais profondément divisées par la cacophonie de leurs émotions contradictoires. Dans ce concert dissonant, dominé par les tambours scandant la rage de vaincre et l’honneur du sacrifice, la peur et le doute crissaient comme un archet usé, frotté contre les cordes d’un violon mal accordé. De l’autre, l’elfe lunaire, gardien du protocole cérémoniel et de la loi sacrée de la Voûte, se tenait droit mais sans raideur aucune, sa posture mêlant rigueur martiale et souplesse elfique. Entre ses doigts fins, l’imposante lance en lunarium à lame courbe se pliait à sa volonté avec la révérence d’un roseau. Ses pieds fermement ancrés dans le sol témoignaient de sa détermination à ne pas céder un centimètre à ses ennemis, tandis que ses épaules relâchées, son air décontracté et la flamme malicieuse qui dansait dans ses yeux doux comme la rosée du matin laissaient deviner un esprit fourbe et sournois. Le général était au-dessus des règles qu’il s’évertuait à faire respecter, et quand on lui faisait face, tous les coups étaient permis.

Mirage plissa les yeux, la bouche tordue en un rictus méprisant. À ses yeux, le Grand Protecteur était un hypocrite, un manipulateur, un menteur et un opportuniste. Pire, c’était le chien de l’Archontesse qui n’hésitait pas à contourner les règles et à faire plier les lois quand cela servait ses intérêts. Sans son influence et ses manigances, l’Ordre de Corvus ne serait pas tombé aussi bas. Ce soir, elle remettrait à sa place ce rejeton de nymphe pécheresse, fruit de la honte et de la transgression, qui avait osé s’élever au-dessus de sa condition en niant ses origines et en abandonnant les siens à la misère et à l’opprobre. La sulfurya déroula son fouet qu’elle fit claquer au sol avec rage.

— Général Asthérian Valor’ion, fils de l’amour défendu et de la faiblesse de l’âme, ton existence même déshonore toutes les nymphes de la Création. Si ta mère avait une once de dignité, elle t’aurait étranglé à la naissance pour sauver son honneur et retourner auprès de ses sœurs. Elle a choisi le bannissement et la honte éternelle pour les beaux yeux d’un elfe lunaire. Et le fils a hérité de la faiblesse et de la traîtrise de ses parents. Jusqu’où vas-tu te rabaisser pour lécher les pieds de l’Archontesse et réchauffer son lit ? Combien de créatures de l’ombre vas-tu jeter en pâture pour servir tes ambitions ?

Asthérian esquissa un sourire nerveux, ses doigts se resserrant imperceptiblement autour de sa lance. Il ferma les yeux un instant en inspirant doucement. Son esprit était un lac placide en surface, mais quelque chose s’agitait dans la vase boueuse de son inconscient. Il pesa soigneusement chacune de ses paroles. Sous le ton calme et doux de sa voix, chaque mot tranchait comme une lame de rasoir.

— Je ne te savais pas si cultivée, Mirage. Je vois que tu as fait des recherches sur les mœurs des nymphes, tu mourras donc un peu moins bête ce soir. Quant à mes parents, ils se portent très bien, merci de demander. J’ai eu la chance de grandir dans une famille aimante et unie par les liens du cœur. Si, pour toi, amour et faiblesse sont synonymes, et que haine rime avec violence, alors je te plains sincèrement.

La sulfurya serra les dents et la poignée de son fouet. Le cuir crissait sous la puissance enragée de sa poigne, les jointures de sa peau rouge virant au rosâtre. C’était un combat d’ego. Là où chaque provocation était une attaque, celui qui perdait le contrôle de ses émotions perdait le duel.

— Tu peux cracher ton venin autant que tu veux ! siffla l’inquisitrice-adjointe avec une colère mal contenue. Je ne suis pas là pour échanger des insultes avec toi, mais pour mettre fin à l’hégémonie de l’Archontesse. Il en va de l’avenir de l’Ordre de Corvus, et je ne décevrai pas le Grand Veilleur.

Elle leva une main pour signaler à ses troupes de se mettre en formation. La nouvelle lune jouait en leur faveur. Sans la bénédiction astrale des trois lunes, l’elfe ne pouvait pas utiliser ses dons de manipulation spirituelle, alors qu’à l’inverse, l’énergie démonique était décuplée par les ténèbres nocturnes ; un avantage considérable qui augmentait grandement leur chance de mettre le général à genoux. Deux précautions valant mieux qu’une, ils portaient tous un talisman pour se protéger des intrusions mentales de l’elfe.

— Nous attendons ce moment depuis des années, lança la sulfurya à l’attention de ses soldats. Ce soir, nous nous battons pour la justice sans craindre la mort. Par les armes et par le sang, nous rétablirons l’honneur de Corvus. Que vos pas soient vifs comme le vol du corbeau, que vos coups acharnés frappent comme son bec, et que vos lames tranchent comme ses serres. Du chaos naît l’ordre !

— Du chaos naît l’ordre ! scandèrent les rebelles en dégainant leurs armes.

Asthérian secoua la tête, amusé par le discours galvanisant de l’inquisitrice-adjointe. Elle avait le sens de la mise en scène. Et dire que c’était lui qu’on traitait d’homme protocolaire et cérémoniel. Un stratège de sa stature n’avait pas besoin de ses dons astraux pour lire ses ennemis et deviner leurs intentions. Leurs attaques avaient la subtilité d’un volcan planté au milieu d’un désert de glace : ardemment explosives mais froidement prévisibles. Alors que la première vague déferlait sur lui, l’elfe lunaire frappa une nouvelle fois le sol. Sous la pression écrasante exercée par les flux telluriques, leurs genoux ployaient à chaque pas. Ils avançaient à contre-courant, un pied après l’autre, luttant contre cette marée cosmique qui s’acharnait à broyer leurs os et leur détermination. Quelques soldats lancèrent une volée de couteaux avec lourdeur et maladresse. Les lames, légères et véloces, parcoururent quelques mètres avant d’être rattrapées par la gravité. Elles s’écrasèrent aux pieds de leurs cibles dans un cliquetis métallique.

Le Grand Protecteur desserra les doigts, sa lance retenue par la seule force de son esprit. L’arme s’éleva en oscillant dans les airs pour se dresser entre son maître et la première vague d’ennemis. En l’absence de lunes pour alimenter l’enchantement, l’artefact en lunarium manquait de puissance, affectant l’emprise de l’elfe sur son arme qu’il sentait vacillante et indécise. Il raffermit sa volonté en tendant la main devant lui, ses pensées agissant comme une extension de son corps. La lance se mit à tournoyer, d’abord lentement, puis de plus en plus rapidement, jusqu’à former un cercle sans commencement ni fin. Sous les ordres muets de son maître, l’imparable Seldûn s’élança vers les soldats aux mouvements entravés. Incapables d’esquiver son tournoiement mortel, le métal effilé fauchait tous ceux qui avaient le malheur de se trouver sur son passage.

***

Trois vagues d’ennemis successives s'étaient cassé les dents sur la défense impénétrable du général. Le sang des traîtres coulait sur le marbre blanc, déchiquetés par la morsure féroce de Seldûn. Les os brisés et les egos piétinés emplissaient le couloir de leurs gémissements. Asthérian rappela Seldûn à lui. L’arme lui revint plus lourde et fatiguée. Les flux telluriques ne répondaient plus à l’influence du lunarium épuisé, la pression faiblissait, et les rebelles gagnaient du terrain. Contraint au repli, l’elfe s’empara de sa lance qu’il tint fermement à deux mains. L’étau se resserrait autour du général. Mirage jubilait. C’était le signe qu’elle attendait pour lancer la deuxième phase de leur attaque.

La sulfurya savourait déjà la victoire. Fouet en main, elle était prête à investir le champ de bataille, la troupe d’occultistes à sa suite, mais avant qu’elle ne s’engage, Malakor posa une main sur son épaule.

— Je vais diriger la formation, déclara-t-il d’un ton ferme qui ne laissait pas de place à la contestation. Le général de l’Ambre nous réserve peut-être encore quelques surprises. Tu es notre dernier rempart. Si nous parvenons à l’immobiliser, l’honneur de lui porter le coup fatal te reviendra.

Mirage ravala sa frustration. Bien qu’elle mourût d’impatience d’arracher la tête de l’elfe lunaire, l’inquisiteur avait raison de se montrer prudent. La précipitation pouvait se révéler fatale face à un homme aussi retors que le général Valor’ion. Malakor se tourna vers le cercle d’occultistes.

— Mettez-vous en position. Je vais occuper le Grand Protecteur. Le reste du bataillon va vous couvrir. Vous devez agir rapidement pour le mettre à genoux avant qu’il réalise ce qui se passe. Si l’un d’entre vous tombe, un autre prend sa place. Après moi !

Malakor invoqua deux lames en demi-lune aussi noires que la lune d’Agû, le fil d’acier luisant d’un éclat rougeâtre. Il tenait chacune d’elle par une poignée d’onyx torsadée, incrustée de glyphes si anciens que leur sens s’était perdu dans les méandres du temps. Il s’arrêta à quelques mètres du général Valor’ion. Aucun mot ne fut échangé entre les deux hommes, seulement la vibration de l’acier qui fend l’air et le métal qui s’entrechoque avec violence. Ils ne se quittaient pas des yeux, scrutant les intentions de l’adversaire. Chaque geste anticipait la prochaine attaque. Du coin de l’œil, Asthérian perçut un mouvement dans son dos. Les occultistes s’étaient glissés entre les failles de sa défense. Il dirigea Seldûn vers eux, mais Malakor fut plus rapide. Ses lames fondaient sur lui comme des vautours affamés. Asthérian parait. Malakor revenait à la charge. Les armes se brisaient l’une contre l’autre dans une gerbe d’étincelles chargée de magie. Une odeur de métal chaud flottait dans l’air déjà saturé de sueur et de sang. Alors que le combat faisait rage au-dessus de leurs têtes, les occultistes se mirent en formation octogonale. Quatre d’entre eux aux points cardinaux principaux, les trois autres, légèrement en décalage, marquaient les points cardinaux intermédiaires.

Leurs mains jointes pour former un triangle inversé, les mages de l’ombre incantèrent d’une seule voix. Un cercle de flammes sombres parcourues d’étincelles améthystes se forma aux pieds d’Asthérian, et déjà les chaînes spirituelles forgées par le feu chaotique émergeaient du sol, leurs pointes acérées s’élevant comme des serpents aux crocs mortels. D’une main, l’elfe lunaire concentra le peu d’énergie qu’il lui restait pour immobiliser les lames de Malakor. Les Crocs d’Agû vibraient bruyamment, luttant contre les flux telluriques qui figeaient leur élan. De l’autre, il frappa l’occultiste le plus proche. Le mage s’effondra, transpercé en plein cœur par la lance. Les chaînes se dispersèrent, le cercle s’éteignit, mais aussitôt un nouvel occultiste prit sa place. Asthérian en abattit trois autres dans la foulée. Le cercle interne ne reposait plus que sur un seul mage qui tenait encore debout. Trois occultistes dégagèrent les cadavres de leurs camarades pour prendre leur place. C’était leur dernière chance. Il ne restait plus personne en réserve. Si l’un d’entre eux tombait, la formation échouerait.

Asthérian resserra sa prise sur Seldûn. Encore un, et il pourrait mettre fin au combat. Sa lance fendit l’air. Seldûn vibra entre ses mains. Elle dévia de sa trajectoire, ratant sa cible de peu. Mirage avait déployé son fouet. Enroulé autour de la hampe, il étouffait l’enchantement lunaire de la lance. Un courant chaotique remonta le long des bras du général. Ses flux tremblaient et se tordaient, déchirés par l’énergie du chaos. Il chancela, le visage déformé par le feu qui le rongeait de l’intérieur. Agrippé à sa lance, il luttait de toutes ses forces pour ne pas perdre conscience. Mirage tira plus fort, un sourire exalté aux lèvres. Le pilier courba l’échine, un genou à terre.

— Maintenant ! s’écria Malakor en reprenant le contrôle de ses lames.

Les mages s’exécutèrent. Leur chant s’accéléra, chaque incantation plus rapide que la précédente. Les flux résonnaient entre eux dans une harmonie fragile qui abreuvait le cercle magique. Huit chaînes se déployèrent dans un même souffle, oscillant comme des serpents désarticulés, leurs têtes en fer de lance sifflant avec mépris. Ils se jetèrent à l’unisson sur leur proie, leurs pointes perçant la chair pour prendre racine dans les points d’ancrage de l’elfe lunaire : ses pieds, ses mains, ses épaules, le creux de son ventre et sa poitrine. Son corps physique céda en premier. Le sang jaillit de ses plaies béantes et remonta dans sa gorge. Un goût de cendres froides et pâteuses envahit sa bouche. Il toussait, crachait, s’étranglait sur ses flux vitaux. Le liquide rouge se mélangeait aux filets d’argent de lunarium qui s’échappaient de son corps et coulaient sur les maillons de lumière améthyste. Ses flux d’auralium pulsaient à travers les chaînes qui se resserraient autour de son âme et tentaient de soumettre sa magie et sa volonté. Seldûn glissa entre ses mains paralysées, l’arme heurtant le sol dans un fracas métallique. À genoux au centre du cercle, sa conscience ne tenait plus qu’à un fil, son corps retenu par les entraves magiques. Tout vacillait autour de lui, Mirage n’était plus qu’une silhouette aux contours flous, mais il devinait une aura nouvelle autour d’elle, sombre, ancienne, instable.

Une lueur d’un violet profond battait dans sa poitrine, là où elle avait inséré la perle du chaos. La puissance du chaos à l’état brut, sans cercle ni incantation pour la contenir, se répandait dans ses flux. La sensation de perte de contrôle était grisante. Elle fut secouée par un fou rire incontrôlable. Plus elle sombrait dans la folie, plus elle se sentait invincible. La lanière de son fouet s’enroula autour du cou d’Asthérian. Il suffoquait sous la constriction du serpent de cuir, sa peau rongée jusqu’au sang par la corrosion de son feu noir, jusqu’à ce que la sulfurya se lasse de sa souffrance muette. Le cuir se détendit, laissant un anneau calciné et sanguinolent autour du cou d’Asthérian. Le serpent retomba mollement sur le sol, glissant sur le marbre jusqu’aux pieds de sa maîtresse avant de se lover paresseusement autour de sa taille. Le monde se figea entre deux respirations. Le silence tomba. Malakor, les occultistes, Asthérian, tous se turent face au chaos qui consumait l’inquisitrice-adjointe.

Mirage inspira profondément, comme un nouveau-né qui goûtait à la brûlure de l’air pour la première fois. Aveuglée par le pouvoir qui battait dans ses veines, un éclat de lucidité illusoire brillait dans son regard dérangé. Ce qu’elle pensait contrôler était en train de la dévorer, et pourtant, elle s’en délectait. Elle tendit la main devant elle, et de la volonté du chaos naquirent deux grimwargs. Le couple de loups des ténèbres, monstrueusement massifs, labouraient le sol de leurs griffes d’obsidienne. Des flammèches d’un violet vif, tissées dans leur pelage noir, formaient des arabesques le long de leurs pattes, de leur poitrail, et de leur museau. Ils émirent un grognement bas et caverneux, leurs yeux luminescents rivés sur Asthérian. Guidés par la rage de leur invocatrice, leurs mâchoires puissantes claquaient avec nervosité. Ils salivaient d’impatience. Un liquide phosphorescent, âcre et fumant, s'échappait de leurs gueules et s’écrasait en volutes sur le marbre qui se dissolvait sous l’effet du venin corrosif. Ils n’attendaient qu’un signe pour enfoncer leurs crocs maléfiques dans la chair de l’elfe lunaire et le mettre en pièces jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien à ronger.

Le fouet claqua. Les loups bondirent. Asthérian ferma les yeux, son souffle réduit à un râle à peine audible. Alors que les crocs mortels se refermaient sur lui, un cri strident lui perça le cœur. C’était son nom qu’on hurlait. Il releva la tête, ses yeux roses frémissant d’horreur. Althéa se tenait derrière lui, haletante, les joues rouges et les cheveux en bataille. Elle avait revêtu son uniforme d’Archontesse. Pas sa tenue d’apparat chargée de symboles et d’opulence qu’elle portait pour les cérémonies ou les conseils diplomatiques, mais l’habit sobre et fonctionnel d’officier de la Voûte, sa rapière glissée à sa ceinture. Comment était-elle sortie ? Le sceau sur la porte était toujours actif. Asthérian réalisa alors qu’elle avait dû passer par le balcon qui faisait la jonction entre sa chambre et son bureau. Il serra les dents. Tous les muscles de son corps se tendirent sous l’anxiété. L’Archontesse serait simplement écœurée d’avoir perdu son plus fidèle partisan, la femme qui se cachait derrière le masque du devoir serait dévastée par la mise à mort cruelle de son amant. Si Althéa s’effondrait, la Voûte pouvait-elle encore tenir ?

Alors Asthérian fit la dernière chose qui avait encore un sens au milieu du carnage. Il pria. Il implora l’Odalie de lui donner la force de protéger ce pour quoi il s’était battu toute sa vie. L’haleine sulfureuse des grimwargs lui brûlait les poumons. Leurs crocs dégoulinants de sucs corrosifs étaient à quelques centimètres de son visage. Pourtant, l’elfe continuait de prier. Pas par peur ni par désespoir. Par conviction. Celle que l’Odalie n’abandonnait jamais ses plus fidèles serviteurs. Que toutes ces décennies de loyauté et de sacrifices seraient récompensées, ici et maintenant.

Plus il priait, plus son esprit s’embourbait dans les ténèbres. Sa voix n’était plus qu’un écho de son âme. Quelque chose s’éveillait en lui. Ce n’était pas les flammes corrosives du chaos. C’était un feu vif, lumineux et doux, qui enveloppait tout son être sans le consumer et endormait sa conscience de sa chaleur diffuse. Il n’était plus dans son corps, mais dans un cachot éclairé par des torches qui jetaient leurs ombres mouvantes sur les murs de pierre. Toujours à genoux, enchaîné au centre du cercle d’améthyste qui pulsait faiblement à ses pieds, il entendit un rire lointain qui secoua violemment les murs de son esprit. Où diable avait-il atterri ?

***

Les grimwargs reculèrent avec prudence en poussant un grognement apeuré. Deux yeux rouges les fixaient avec férocité tandis qu’un sourire mauvais dévoilait des crocs blancs plus bestiaux encore que ceux des deux loups. La peau pâle de l’elfe lunaire était striée de veines qui émettaient une faible lueur sombre et rougeâtre et ses ongles s’étaient mués en longues griffes d’obsidienne. Un râle rauque s’échappa de sa gorge, entrecoupé de rires nerveux. Les chaînes cédèrent les unes après les autres, réduites en cendres incandescentes et le cercle s’éteignit, laissant une marque calcinée sur le marbre blanc. La créature posa une main à terre. Son dos se courba, il poussa un cri bestial, entre douleur et satisfaction, et de ses omoplates surgirent deux ailes écarlates dont la peau tannée luisait comme des braises. Une paire de cornes d’onyx lourdes et lustrées, serties de gemmes rougeoyantes, perçait son front. Incurvées vers l’arrière, leurs pointes s’enroulaient sur elles-mêmes, formant une élégante couronne torsadée autour de sa tête.

Il balaya les occultistes d’un battement d’ailes puissant. La vague de chaleur fut si intense que les mages prirent feu comme du petit bois trop sec, leurs cris se mourant dans une gerbe de feu orange vif. Il tendit ensuite la main vers Malakor, mais ce n’était pas lui qu’il visait. Ses yeux étaient rivés sur ses lames. Le colosse démoniaque ferma le poing. Une vibration stridente perça les tympans de l’elfe du chaos comme si des griffes invisibles composaient une mélodie discordante sur les demi-lunes d’acier. Les glyphes de feu gravées sur les poignées s’enflammèrent, une lueur incandescente pulsait au cœur de la pierre noire, devenue aussi brûlante qu’un charbon ardent. Le feu gagnait déjà les gants de l’inquisiteur qui lâcha les Crocs d’Agû avant d’y laisser ses mains, mais avant que les lames ne puissent toucher le sol, elles s’envolèrent vers la créature ailée.

Les crocs s’entrechoquèrent et fusionnèrent pour ne former plus qu’un disque unique dont la poignée centrale épousait parfaitement la paume de son véritable propriétaire. Il se redressa lentement, contemplant son arme un instant, le disque se parant d’un halo rouge vif. Il serra la poignée et fit apparaître deux grandes lames droites parées de flammes vermillon qui prolongeaient chaque hémisphère du disque. Les grimwargs s’étaient couchés à ses pieds, les oreilles basses, leurs yeux violets tournés vers lui, entre crainte et soumission.

— Votre arrogance et votre orgueil me feraient presque regretter la naïveté et la stupidité congénitale des Humens, dit-il d’une voix rocailleuse empreinte de sarcasme. Comment osez-vous vous rebeller contre les dieux qui vous ont donné la vie ? De quel droit remettez-vous en question l’ordre pour lequel ils se sont sacrifiés ? Pour lequel je me suis sacrifié !

Le disque de feu s’élança vers Malakor. L’instant d’après, sa tête roulait par terre, la plaie de son cou cautérisée par les lames incandescentes. Son corps chancela un instant, se balançant d’avant en arrière, comme s’il hésitait entre tenir debout ou s’effondrer. Il voyait sa tête à ses pieds alors que ses yeux ne voyaient plus rien. Son esprit ne réalisait pas encore qu’il venait de se faire décapiter avec la netteté d’une guillotine, mais son âme commençait déjà à se désaligner, et ses flux se délitaient comme une maille de laine qu’on détricote. Une pensée absurde traversa ce qu’il restait de sa conscience : s’il avait été un dullahan, il aurait pu recoller les morceaux.

Le corps de l’inquisiteur bascula en avant et il s’écrasa sur le marbre avec un bruit sourd. Derrière lui, Mirage tomba à genoux. Des larmes de joie coulaient sur ses joues. La beauté infernale qui se tenait devant elle la faisait frémir de peur et de désir. Le souffle coupé par l’horreur et la fascination, elle voulait fuir son courroux et se jeter dans l’enfer de ses bras tout en même temps.

— Un démon, murmura-t-elle, un sourire béat aux lèvres. Un véritable démon…

— Un démon ? Moi ? Je ne crois pas, non. Mais je ne suis pas étonné qu’une Lumens comme toi ne sache pas faire la différence entre un archidiable et un vulgaire démon de bas étage. Pourtant, je n’ai rien à voir avec ces suppôts du Chaos incapables de s’élever au-dessus de leur condition.

Il la saisit par la gorge et la souleva dans les airs. Mirage ne se débattit pas. Elle n’en avait ni la force, ni l’envie. Son corps se tendit, un frisson lui parcourut l’échine, tous ses sens en éveil. Une vague de désir brûlant la submergea. Une pensée obsédante était marquée au fer rouge dans son esprit. Elle voulait ramper à ses pieds et y déposer tout ce qu’elle possédait : son corps, son âme, ses secrets les plus sombres, ses ambitions… Son existence entière lui appartenait ; il pouvait tout prendre d’un simple mot.

— Tu es magnifique, s’émut-elle avec adoration, les larmes aux yeux. Si tu n’es pas un démon, qu’est-ce que tu es ?

— Je suis l’archidiable Baelor, septième prince du Nérélith et seigneur des vampires.

La sulfurya écarquilla les yeux.

— Baelor ? Comme le dém-

Les yeux rouges du prince infernal luirent avec fureur. Mirage sentit l’air lui manquer.

— Pardon… l’archidiable… l’archidiable qui s’est sacrifié pour créer l’Élysambre… celui qui a fondé l’Ordre de Corvus ?

— Il était une fois un Numens un peu trop passionné qui croyait que l’amour suffirait à sauver le monde. Oui, je me souviens de cet imbécile qui a sacrifié son feu démonique pour forger le Cristal d’Ambre. Maintenant, je suis un cerbère en chaînes qui garde les portes du domaine sacré de l’Odalie. Et non, je n’ai rien fondé. On s’est simplement servi de mon image sans mon accord. Je me contrefiche de ton ordre. Et toi, tu penses pouvoir t’élever au rang de démon en jouant avec des forces qui te dépassent. Cette perle est en train de ronger tes flux d’auralium. Après, elle s’attaquera à ton esprit, puis à ton corps, puis elle absorbera ton énergie chaotique. Comment crois-tu que de telles aberrations se soient formées ? Parce qu’il y a toujours des imbéciles comme toi et moi pour les nourrir.

Il posa sa main sur le cœur de la sulfurya. Elle retint son souffle alors que Baelor arrachait la perle ancrée dans ses flux chaotiques. La douleur qu’elle attendait ne vint pas, pas plus que l’incendie qui aurait dû la ravager de l’intérieur. Juste une sensation de vide insupportable. Baelor contempla la perle de chaos un instant avant de la réduire en poussière dans le creux de sa paume enflammée.

— Après avoir goûté à la frénésie du chaos divin et l’avoir perdu aussi brutalement, ta vie va devenir un enfer, dit-il en la dévisageant avec dégoût et pitié. Te tuer maintenant serait un acte de miséricorde. Veux-tu que je t’épargne un avenir sans goût ni couleurs ?

Mirage ne ressentait plus rien, pas même le désir de vivre, ni la peur de mourir. Baelor la laissait de marbre, le feu s’était éteint aussi brutalement qu’il avait été allumé. La cause pour laquelle elle avait été prête à mourir avait perdu son sens. Il ne restait plus rien. Le néant. Elle était déjà morte à l’intérieur, une coquille vide dans un corps de chair. Alors, elle hocha la tête.

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