Acte I

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Liste des personnages :

Vren, le régent de Lamleh
Ramaleh, maître-espion et bras droit de Vren

Wacian, le prince héritier de Lamleh, frère de Mérédith
Mérédith, la princesse héritière de Lamleh, sœur de Wacian

Adrian, le général des armées
Raviel, le bras droit d’Adrian

L’illuminé

L’Ombre
Le Hiérophante
Les nuits

Les seigneurs des hameaux
Les nobles

Le capitaine de la garde
Des gardes
Des gardes jugés
Des soldats

Le contremaître
Des ouvriers

Un paysan
Une paysanne

Des rescapés
Des blessés

Un aide
Un intendant
Un messager
Un accusé

Des vigies
Des sentinelles
Des servants
Des suivantes
Des citoyens
Des agents
Des danseurs
Des célébrants
Des gardes des portes
Des ombres

ACTE I

SCÈNE I

Ronde de vigies sur une partie des remparts où des lanternes sont suspendues à des intervalles réguliers. L’un d’eux, solitaire, jette des pierres aux pieds de la muraille. On entend des échos distants de jappements et feulements. Une autre vigie le rejoint.

VIGIE I
Mais que fais-tu imbécile ?

VIGIE II
Il y a encore des charognards qui parcourent la lande ce soir. (Sur le point de jeter une autre pierre, l’autre l’arrête en retenant son bras.)

VIGIE II
Laisse ! Tant qu’il y aura des corps dehors ils proliféreront. Et la famine les pousse là où il peuvent espérer se sustenter.

VIGIE I
Et ? Je ne supporte par leurs jappements, j’ai l’impression de les sentir couler sur ma nuque. (Jappement, il se retourne et jette la pierre avec force par-dessus le mur. Bruit de feulement douloureux, course dans la nuit et cris semblables à ceux de hyènes.)

VIGIE II
Arrête te dis-je ! Tu ne parviendras qu’à les énerver.

VIGIE I
Si les pertes sont si importantes pourquoi viennent-ils ici ? Nous n’avons pas eu le temps d’enterrer les morts, ils doivent avoir de quoi se nourrir. Qu’ils aillent se gorger de nos légions tombées au loin, qu’ils cessent devenir comme si nous allions les rejoindre aux premières lueurs du matin. Nous sommes vivants, pas des charognes. Je ne les veux pas près de moi.

VIGIE II
Ne dérange pas la nuit avec tes suppliques ! (Comme pour lui-même.) Nous l’avons suffisamment offensés de nos lumières.

VIGIE I
Garde tes superstitions pour toi, et laisse-moi.

VIGIE II
Je ne te demande pas de croire aux signes ni même de porter de nos croyances les insignes. Mais n’accentue pas l’insulte qui est faite, ne rajoute pas au miasme qui nous encercle.

VIGIE I
Si quelqu’un d’autre t’entend… Tu sais qu’on a fait arrêter et interroger pour moins que cela ? Que si on trouve chez toi l’une de ces idoles enfarinées, tu peux être sûr de te faire exiler ?

VIGIE II
Rester, à cet endroit, ou bien ailleurs. Plongé dans ce même marasme qui assaille toute muraille. Ce n’est pas bien important. Je suis là, et maintenant. Cela sera toujours vrai qu’importe où je puisse me situer. Et la nuit pèsera toujours sur nous tant que nous essayerons de la bannir.

VIGIE I
Absurde, c’est absurde. Personne ne veut bannir la nuit.

VIGIE II
Vraiment ? Regarde ! (Il pointe les nombreuses lanternes pavant toute la longueur de la muraille.) Pourquoi ces lanternes dressées comme des ronces sur tout le chemin de notre ronde, sensées faire de notre rempart un fanal duquel pénétrer de la nuit les ondes ? Et maintenant, vois les intestins. (Il pointe vers l’intérieur même de la ville.) Districts illuminés, le fort continuellement éclairé. Même les rues ne connaissent plus le repos et sont revêtues de robes de cire et mèches entretenues.

VIGIE I
Vas-tu te taire ! (Un bruit de jappement se fait entendre. Il jette une pierre et hurle par-delà le rempart.) Laissez-nous en paix ! Disparaissez ! (L’autre vigie l’agrippe et le tient fermement par les épaules.)

VIGIE II
Idiot ! Ne sais-tu donc pas que tu te débats en vain ?

VIGIE I
Lâche-moi ! Lâche-moi ! (Il essaye de se libérer en vain et se laisse aller contre le mur.) Peu importent ces rondes, l’ennemi viendra et nos remparts ne serviront à rien. Nous avons perdu, perdu.

VIGIE II
Écoute, écoute ! Labyrinthe et entrailles, tu comprends ?

VIGIE I
Que racontes-tu ?

VIGIE II
Il faut de la brume boire le vin, et de la nuit goûter la rouille. Il faut rester prêt, il ne faut pas redouter la continuelle obscurité. La houle de verre ne peut qu’à nous se briser. Entends-moi. Nous allons au faîte de toutes les épées. Le giron dans l’obscurité se dissout, et nous permet le juste passage dans le plateau sans âge. Il n’y a pas à redouter si l’on s’en tient à nos plus muets adages.

VIGIE I
Il n’y a pas d’espoir à avoir. Je ne veux pas de ton culte. (L’autre se relève.)

VIGIE II
Ne vois-tu donc pas ? Tu en es déjà le membre le plus fidèle. Sans même le savoir, nous nous tenons sous l’aile de la mousson, et nous pleurons ses nuages de charbons. (Quelques instants.) Ne cherche pas à perturber les eaux mortes. Elles sauront à terme nous prendre dans leur silence. Viens maintenant, il est inutile de rester ici. (Il aide l’autre vigie à se lever, et partent sans un mot.)

SCÈNE II

Vren accueillent des seigneurs dans la salle de réunion. Ils sont vêtus chaudement, venant à peine d’arriver de leur voyage. Ils s’approchent d’une table, cernées de hautes chaises, où est disposée la carte du pays.

VREN
Bienvenue mes seigneurs, aux portes de Lamleh. Je vous accueille en tant que régent, mais soyez assurés que, s’il ne peut à vous se présenter, le prince vous est reconnaissant d’être arrivés. Certains d’entre vous ont pris résidence ici, d’autres habitent les confins de notre pays. Mais vous avez répondu à l’appel, en cette heure de crise et de trouble. Que cette longue trêve ne vous trompe pas ; nous sommes toujours en guerre. Le miasme qui s’est érigé de notre action il y a de ça tant d’années ne s’est pas estompé. (Vren pointe sur la table.) Ce dernier territoire rebelle, par son existence même, menace l’ensemble de notre État. Cette tâche au centre de nos cartes est un creux, un vide qui pollue l’essence même de notre gouvernement. Je ne vous relaterai pas l’histoire de notre apparition au monde, auxquels vos pères ont participés ; vous la connaissez. Le fait qu’une telle enclave de sédition perdure encore aujourd’hui, comme un kyste à l’horizon, est une insulte à ceux qui pour nous ont faillis. Je ne prétends pas que notre entente est sans faille. Nous avons eu nos différents. Entre vous, ou bien avec moi. Je demande, néanmoins, que soient misent en stase ces questions pour faire front contre un ennemi commun. Car la complétion de cette province est la promesse de ce qui a été continuellement érigé ces vingt dernières longues années. Ne crachez pas sur la mémoire de vos pères, avec qui j’ai combattu alors, et ne laissez disparaître le fruit de tant d’efforts.

SEIGNEUR I
De loin nous avons entendu votre appel et votre requête. Nous avons traversé la lande que nous appelons nôtre, aussi hostile puisse-t-elle se montrer, et des rumeurs nous sont parvenues de choses que l’on s’est réservé de nous dire. Est-ce vrai, pour la princesse, Mérédith ? L’avez-vous marié à celui qui commande aux rebelles ?

VREN
C’était, hélas, le prix de la trêve.

SEIGNEUR II
N’était-elle pas déjà son otage depuis son plus jeune âge ?

VREN
Cela est vrai également. C’était le gage nécessaire pour assurer la paix, après que notre initiale conquête fût arrêtée. Tout cela vous le savez. Mais notre dernier affrontement a été par trop violent, et il a fallu appuyer le gage qui jadis a été fait. Nous avons voulu poursuivre la conquête qui s’est heurtée avec notre Seigneur-roi défunt, et avons tenté de déloger l’ennemi sur son propre terrain. Mais la position même de l’enclave, au centre de ce dédale de roche massif, en fait une forteresse difficilement attaquable. Si j’avais eu les hommes, et davantage de ressources, j’aurais poursuivi l’assaut, j’aurais fait le siège de ces murs. Mais se porter inutilement à davantage de perte ne sera pas une voie que je choisirai. Marier la princesse était le seul moyen de nous obtenir ce recul dont nous avions besoin.

SEIGNEUR II
Vous parlez de pertes, de moyens et de sièges avortés. Des fruits de la royale lignée, par votre action, la mise en danger. Pouvons-nous savoir, comment là où a échoué la noble Lamleh, riche de nos versements, nous, maigres provinces, pourrions succéder ?

VREN
Ce dont nous avons besoin en urgence, ce sont de bras armés. Les restes de nos légions sont éparpillées, resoudées en des garnisons de moindres effets. Le moral, et la volonté de se battre, a suivi le déclin numérique de nos effectifs. Or, nous n’avons le temps de former entièrement de nouveaux soldats, dussent-toutes les mères de Lamleh ce soir mettre à bas. (Vren jette des parchemins sur la table, cachets de cire brisés apparents.) Nos espions ont parlés. Nos agents ont écoutés. Ils sont parvenus à interpréter certaines des missives envoyées du rebelle aux contrées voisines. De ce que nous avons pu déchiffrer, car le langage en était codé, il tente de joindre à sa cause les seigneurs étrangers. De là, les conjectures sont simples. Une promesse de diviser le territoire et d’offrir un pays morcelé en autant de bannières qui sont venues la souiller. Du nombre de missives envoyées, nous ne savons rien. De même des éventuelles réponses. Mais un garrot est en train de se tisser de nos frontières mêmes. Que vous vous sentez de pair ou non avec Lamleh, aux yeux de l’ennemi, vous ne représentez qu’un potentiel territoire à récupérer. Le temps presse, mes seigneurs.

SEIGNEUR III
Pensez-vous une attaque imminente ?

SEIGNEUR II
Pourquoi vous inquiétez ? Vous vivez dans les hautes-terres, à l’abri des pénuries agraires, pendant que nous écumons péniblement aux frontières. Vous êtes plus que bien placé.

SEIGNEUR I
Ce n’est pas le sujet de cette réunion. Et votre proximité avec d’autres pays ne vous garantit pas contre des soupçons de communication.

SEIGNEUR II
Comment osez-

SEIGNEUR I
Laissons le régent répondre à la question. Est-ce que Lamleh serait directement visée ?

VREN
En l’état il est difficile de se prononcer, et vaut mieux se préparer à toute éventualité. Mais une fois le territoire pénétré, c’est l’ensemble qui sera mis en danger. Un appel aux volontaires est lancé. Les tracts ont été distribués, le message est propagé. Nous avons déjà de nouveaux régiments en préparation. Ce ne sont pas les soldats entraînés qui ont fait la renommée de nos armées, mais nous n’avons pas le luxe d’obtenir davantage au vu de la situation. Les garnisons restantes entraînent les nouveaux venus. Avec votre aide, nous promettant vos jeunesses et diffusant en vos provinces cet appel, une nouvelle armée sera levée avant que l’ennemi ne sois prêt. Il faut frapper, et de manière décisive. Il ne peut, ni ne doit y avoir d’échec possible. Le mariage de la princesse est l’architecture de la trêve, mais nous avons l’offensive. Le rebelle n’osera provoquer le premier ; sans raisons apparentes, le peuple ne le suivra pas. Tandis que nous, à tout instant, pouvons exposer les échanges qui le condamne du sceau de la trahison. La cause est prête, et le corps ; ce qu’il lui manque désormais, c’est une épée. Ne répondez pas ! De votre voyage vous êtes las. Nos ressources sont limitées, mais pas au point de faire oublier le rôle d’hôte de Lamleh. Une table a été dressée, et des chambres préparées. Discutez cela entre vous, et reprenons plus tard ce sujet. Rien de bon ne vient à éperonner les vigueurs éreintées. Demain, nous ouvrirons la commémoration de la perte de notre défunt roi, celui qui de sa conquête a fait ce royaume, et de ses suiveurs des seigneurs. Venez en sa chapelle vous recueillir, elle saura vous accueillir. (Les seigneurs saluent et quittent la salle. Vren reste seul, soupir longuement.)

VREN
Si peu sont venus, et affichant une superficielle tenue, ils n’ont d’autres objets que de vains comptes à régler. Des prétentions et des excuses, de basses ruses, ici, au cœur même de Lamleh. Et de devoir s’abaisser à se déployer sous de pareils agencements. Se mêler à semblables hommes. Une entaille de plus dans le désert, une nouvelle étape pour ce martyre parmi les pierres. Chiens et rejets de basses races, dévots de lignées dégénérées. Arides vos vies mais ma gorge l’est tant que je pourrais tous vous boire sans même le savoir. (Il frappe du point sur la table et se domine. Quelques instants.) Je sais que tu es là, Ramaleh. (Ramaleh sort d’une alcôve où il s’était effacé.)

RAMALEH
Ne le suis-je pas toujours, Seigneur-régent ? (Vren l’invite à prendre place.)

VREN
Te souviens-tu des seigneurs qui ont déjà siégé ici, qui sous un même idéal s’étaient uni. (Des ombres prennent placent sur les sièges vides, sans visages, tous coiffés d’une pâle couronne.) J’étais jeune alors, mais comment oublier ces statures. Ces armatures sous lesquelles des légions se sont pliées, qui sous leur égide dans un pays ennemi se sont avancées. Tu servais déjà, mais point encore sous mes ordres. Les avais-tu vu, ces bannières, battues par les vents de pâles matins ? Comme les garnisons avançaient en file, graves comme des mausolées, toutes liées de cette conquête qui était la nôtre ? Toutes les colonnes sont tombées, et il ne reste que nous pour les remémorer.

RAMALEH
Commençons la véritable assemblée.

VREN
Oui, tu as raison. (Quelques instants.) Il va nous falloir un autre angle par lequel attaquer. Les convaincre ne sera pas aisé.

RAMALEH
Aucune importante décision ne s’est jamais prise sur le fait. Il faudra d’autres conjectures, susciter de vains désirs : une nouvelle armure, une possible villégiature, la promesse d’une position future. Ils resteront plusieurs jours dans la ville. Mes agents sont disposés à les convaincre qu’investir maintenant leur reviendra par cent. Et les situations avec témoins sont préparées s’ils se montre récalcitrants. Faisons les s’il le faut chanter avec quelques souvenirs, donnons-leur de la capitale le plaisir. Nous aurons leurs armées, quoi qu’il puisse arriver.

VREN
Je m’en remets à toi pour ces questions. (Quelques instants, tous deux ne prononçant mots.) Wacian ne conviendra jamais pour le rôle qui lui est assigné.

RAMALEH
Non, en effet. Et pourtant nous ne pouvons nous départir de lui.

VREN
Est-ce bien le cas ?

RAMALEH
Nous avons à ce point forgé dans l’esprit de la population la nécessité de légitimité, avons à ce point sédimenté le chemin menant au culte de la royauté, que le peuple n’obéira à personne qui ne soit du roi. Nous ne pouvons même pas créer un descendant caché désormais, les masses ont perdues, je le crains, de leur crédulité avec les années.

VREN
Nous avons sacralisé le sang, et en avons fait un sarment.

RAMALEH
C’était le seul moyen d’asseoir la pérennité du nouveau pouvoir. Et c’est encore le seul moyen de le protéger d’un prématuré soir.

VREN
Nos armées assoupies se sont gorgées à l’évidence et notre peuple ne croît plus à une menace qu’il pense ne le concerne plus. Nos remparts avaient pour dessins de nous rallier sous une même bannière mais elles nous ont élimés dans la sécurité. Contente-toi de ce constat : j’ai maté les volontés d’indépendance de Wacian, mais il ne soutiendra jamais de ses épaules seules le poids du royaume. Il n’a pas ce qu’il faut, il ne l’a jamais eu. Sans personne pour l’entourer, on fera ce que l’on veut de lui. Je ne suis point orgueilleux au point de me penser immortel. Je sais que du moment que je tombe, bien plus risque de suivre.

RAMALEH
Ces questions ont déjà été traitées, et des ordres pour des générations entières ont été donnés.

VREN
Mais à défaut d’un chef apte à diriger, Lamleh se fera dévorer si le pays n’est pas unifié. Toutes nos trames n’ont de fonctions qu’à supporter ceux aptes à les user, et à diriger ceux qui du pouvoir se pensent institués. Si le royaume est solidifié, n’importe quel souverain se verra forcé de suivre le tracé que nous avons gravé pour les décades. Non, Ramaleh. Notre seul espoir repose dans la complétion de notre lointaine rébellion.

RAMALEH
Nous avons tracé la voie du culte royal, s’en départir maintenant reviendrait à se priver de la seule chose qui pourrait donner au peuple le sentiment d’une nation. Sans cela, nos frontières n’auront de valeur que sur des cartes.

VREN
Alors trouve moi un sang valide à placer sur le trône !
(Quelques instants.)

RAMALEH
Le frère du roi avait un fils.

VREN
Encore avec cela ? Tu voudrais ramener un traître parmi nos rangs ? Tu oublies que nous l’avons affronté et vaincu il y a plus de vingt ans ! Son exil décidé a été la conséquence de notre âpre victoire, nous octroyant la terre avec d’un roi assassiné la gloire. Si par miracle il vit encore dans ces landes désolées, qu’il y reste crouler, vieux et oublié. Je ne lèverais pour rien la sentence prononcée. Nous n’avons que nous vers qui nous tourner.

RAMALEH
Vous oubliez le fils. Toute son armée ainsi que ses gens l’ont suivis dans l’exil. L’héritier serait trouble, mais le sang valide.

VREN
Un fils de fratricide. Tu proposes un fils de fratricide. Tu voudrais placer la semence des séditieux, le rejet des ambitions sur le trône. Offrir au peuple l’entité contre laquelle nous avons construit notre morale. Et tu penses réellement qu’une pareille étape mène au culte royale ?

RAMALEH
Ce ne serait qu’un sursaut, une marche sur laquelle monter. Sa position honnie du peuple le place en marge et la marge nous permet d’en faire l’outil à qui nous pourrions tout imposer. Sans qu’il puisse nulle part un soutien demander. Il n’y a pas à redouter l’humiliation quand on s’en sait protégé. La honte ne sera qu’une étape à endurer, puis à balayer. Ne sommes-nous pas les modulateurs des pensées ? Beaucoup auront à redire, mais une fois le choc passé, et la présente génération enterrée, il sera à tous légitimé. Et s’il se montre inefficient, de par son ascendance, nous pourrons toujours le sacrifier pour un candidat plus apte à diriger. Nous détenons les encres de l’histoire. Avec le temps, nous pourrions même en faire un martyr.

VREN
Tes hypothèses fumeuses n’ont aucune solidité et les projections futures ne feront rien pour nous alléger. Tu te disperses en conjectures qui ne concernent pas l’urgence qui pèse sur nous.

RAMALEH
Et pourtant Wacian est une impasse, cela est concret. Je ne fais que chercher d’autres voies, un sursis auquel nous raccrocher. Permettez-moi d’envoyer des vigies dans la lande, permettez-moi d’écumer ces aridités délirantes pour essayer de trouver les traces d’un sujet plus à même de nous servir, sinon d’un sursaut sur lequel rebondir.

VREN
Assez ! Ne vois-tu pas que c’est vain et suranné ? Un cul-de-sac sur lequel s’engager ? Au sein même de notre pays nous avons la menace armée d’une nouvelle sédition et tu voudrais remuer la cendre des plaines dans l’espoir d’y trouver une solution ! Je t’interdis d’entreprendre quoi que ce soit dans ce sens. Ose te pencher vers le fratricide et la lignée bafouée que même ton antique loyauté ne saurait te sauvegarder. N’aborde jamais de nouveau en ma présence ce sujet.
(Quelques instants.)
Qu’en est-il des gibets rituels ? D’autres ont été aperçus ?

RAMALEH
Il est difficile d’investir toutes les indications parmi la foule perpétuellement grossissante des rumeurs. Mais nous avons pu confirmer la présence de trois nouveaux d’entre eux. Et de plus en plus proches de Lamleh.

VREN
Que rapportent tes espions ? Pourquoi ces constructions de bois ont-elles ces formes chevalines ?

RAMALEH
Rien de tangible. Les interrogatoires ne donnent rien, et toutes les pistes sont froides. Elles pointent vers des directions vétustes et enterrées. Les quelques noms que nous avons pu obtenir appartiennent à des décédés de plusieurs années. Pour l’instant, nous sommes incapable de savoir qui fait cela, ni pourquoi.

VREN
Je vois. Cela importe peu, au final, de savoir. Ces gibets et leurs sacs d’atrocités sont une chance, qu’importe leur provenance. Va, et condamne. Profère sr la place publique les sentences des boucs-émissaires, conforte le peuple dans notre prise de position. Mais laisse couler le venin aux langues multiples, laisse-le se déverser et soudre su chaque strate de la cité. Et remets-en à moi pour l’irriguer.

RAMALEH
Oui, Seigneur-régent. Les premières suppositions d’une machination de l’ennemi ont été suggérées. Nous attendons qu’elles s’enracinent quelque peu avant de proposer les semi-preuves.

VREN
Bien, bien. Ne pense pas que je joue avec forces qui ne sont pas miennes. C’est de pareils procédés que tout empire est fondé ; de semblables commandes que notre roi aurait approuvé. Progressivement, ces gibets de barbarie deviendront une raison supplémentaire pour le peuple même de prendre les armes. Lance également les bilans falsifiés des volontaires. Le temps presse, il nous faut être prêt.

RAMALEH
Bien, Seigneur-régent. Ce sera fait.

SCÈNE III

Raviel entre dans la chambre d’Adrian, en train de revêtir son uniforme.

RAVIEL
Général, de nouveaux ordres viennent de parvenir du Seigneur-Régent.

ADRIAN
Parle, Raviel. J’écoute.

RAVIEL
Un acclameur public, depuis trois jours, appelle à abattre les murailles de la ville.

ADRIAN
Un de plus. Notre dernier affrontement aura engendré de troubles enfants.

RAVIEL
Il nous est ordonné de l’intercepter sur le champ.

ADRIAN
Et c’est ainsi que l’on met en scène ses héros de guerre. Une parade pour une autre… Soit, rassemble quelques gardes, nous partons immédiatement. En sortant, dis à mon aide d’apporter mon équipement. S’il faut m’afficher, autant le faire correctement.

RAVIEL
Bien, Général. (Raviel sort. Quelques secondes, et l’aide d’Adrian entre. Quelques instants où l’aide s’occupe de le vêtir.)

AIDE
J’image que vous devez trépigner d’impatience, général.

ADRIAN
À quelle occasion ?

AIDE
N’avez-vous pas entendu les rumeurs ?

ADRIAN
Lesquelles ?

AIDE
Rien de sûr, mais parmi les gardes du fort cela se réverbère d’écho en écho. Des missives auraient été échangées, des communications interceptées entre l’enclave de sédition et les seigneurs étrangers. Nous autres sommes tous d’accord ; la trêve ne saurait indéfiniment durer.

ADRIAN
Les bruits de couloirs ne lèvent pas des armées.

AIDE
Ce ne sont pas de simples fantasmes dissimulés, les fuites viennent du haut, même de certains gardes royaux. Et l’on entend sortir des lèvres des citoyens les mêmes propos ; des détails précis qui amputent la possible coïncidence. La succession des conjonctures confirme vers un même sentiment.

ADRIAN
Serre davantage les sangles du plastron, il est trop lâche sur la droite.

AIDE
Pensez-vous, une nouvelle guerre ? À peine loué pour vos derniers exploits que vous pourriez repartir au combat, vous illustrer encore une fois.

ADRIAN
Je ne pense pas aux éventuelles guerres. Je réagis lorsqu’elles sont là.

AIDE
Et si cette fois nous donnons le siège à ce dernier territoire, alors, alors ! Notre territoire sera complet, notre royaume enfin unifié.

ADRIAN
N’oublie pas les jambières.

AIDE
Pardonnez-moi, général. Peut-être pourrais-je même alors m’engager. Oh, Seigneur, si tout se confirme, je pense que je me porterai volontaire.

ADRIAN
Laisse ce gant, tu ne sais pas y faire. Laisse-moi, je saurai terminer de me préparer. Dis aux gardes que j’arrive.

AIDE
Bien, général. J’ai grande hâte de me présenter à vous sous un jour plus fier, où je serai digne de porter votre bannière. (L’aide sort, et laisse Adrian seul. Il s’occupe de sangler ses gants.)

ADRIAN
Ce gant est trop serré. (Quelques instants.) Il fût un temps où l’idée même du danger m’aurait fait écumer. Ou si ce n’est que le soupir d’une menace m’aurait fait me dresser. Ne suis-je donc plus qu’un corps. Ai-je donc pris résidence dans tant de batailles que rien ne peut plus me surprendre.
(Il se dirige vers la porte, s’arrête.)
Comment puis-je me montrer à mes hommes lorsqu’à moi-même je suis un étranger. Quand remonte la dernière fois où j’ai pu me mêler à eux, en tant que pair et non seulement comme commanditaire. J’ai déserté, alors même que je dirige l’armée. Une rivière silencieuse a creusé le support de mes fondations ; elle a mangé les plinthes, rongé les attaches. Il ne reste que le fantôme d’un empire en mon sein. Non, je ne peux encore à eux me porter comme auparavant je le faisais. Partager la table, leur conter les récits innombrables. Et montrer qu’ils obéissent à davantage qu’un nom. Non, je n’ai pas droit d’aussi bassement les tromper. Tant que je suis ainsi diminué, il me faut encore temporiser. (Un instant.) Ai-je toujours été si las. N’est-ce pas le fait même de ce mal que de projeter dans le passé de supposés éclats. Doute, oui, doute, Adrian. Enlise-toi toujours davantage dans de futiles commérages. Ne suis-je pas encore trop jeune pour me sentir sans âge ? Allons, use ces membres de pierre, fais procession d’un semblant de parure militaire. Si tout doit s’effacer, qu’il me reste au moins l’enveloppe. Rester ici, ne résoudra rien. (Il sort.)

SCÈNE IV

Vren se tient seul dans la chapelle du roi, sur un étage surélevé. Des cloches sonnent lourdement. Des gens défilent sous lui, comme des ombres, et il les regarde, parlant pour lui.

VREN
Chambre, sensée le phare de nos descentes, devenue le vestige d’une action éclatante. Nous n’avons plus de pénitents. Les cloches sonnent pour personne. Aux lendemains de notre rébellion, ils venaient en masse du roi visiter la tombe. Je les voyais le cœur fracturé, s’écrouler aux pieds d’un défunt que la plupart n’avait jamais vu. Les alcôves de ce sanctuaire ; chacune avait son dévoué, qui de sa vie voulait son trépas racheter. (Il tend son bras pour indiquer les passants.) Maintenant voit les maigres mânes qui passent, par coutume davantage que par dévotion. Voit comme la communauté des fidèles a goûté la séculaire démolition. Plus personne ne vient en ce refuge abritant l’image de notre roi. À de pâles superstitions, c’est à quoi désormais l’on croit. Comment être fervent dans un environnement qui ne connaît plus de tremblements. D’exemples amoindris en exemples amoindris, les générations défilent aux seuils de l’oubli. (Il se sert du vin qu’il boira continuellement.) Mon prêche est devenu fade. Et je ne me sens plus la force d’en raviver les saveurs. Le tacticien a épuisé le maître des rituels ; le politicien a rongé le gardien des croyances. La régence aura parasité mon éloquence. Aucun apprenti qui ne ce soit montré suffisamment dévoué, aucun disciple qui sur ce point n’a voulu se concentrer. Et les textes que j’ai compilé, et les ouvrages que j’ai rédigé, n’auront de valeurs que pour les oubliés. Sache-le, le sang est faible. De leur ascendance, les descendants ont pauvrement profité. Si au moins il aurait tenté de me renverser, de ses propres mains me tuer, peut-être aurais-je pu le respecter. (Quelques instants. Il regarde au loin.) Autrefois en ces landes l’on n’avait besoin que d’une lame et d’un poignard pour inoculer la gravité du divin. La lame était le dieu, son canal, son fanal, et l’on y versait le sang pour l’alimenter, s’alimenter, se supprimer, s’effondrer sur cette communion qui est la rupture de toutes les barrières les plus internes. Notre erreur est de toujours vouloir en revenir. Maintenant, il nous faut de grandes pompes, des cérémoniels fastueux et poussif pour rendre à peine sensible cette gravité. Mais dis-moi, que ferais-tu lorsque tes sacralisations et tes processions dynastiques cesseront d’impressionner ? Tu ne feras qu’augmenter le spectacle, divertir le peuple. Mais il y un moment où les moyens demandés excéderont les ressources à ta disposition. (Il boit.) C’est déjà le cas. Ce qu’il faudrait alors c’est consumer la ville tout entière. Mais tu ne le feras pas. Là ta faute, là ta faille. Tu n’oseras t’y engouffrer, et tu voudras toujours revenir à ce pont antérieur, stable, maîtrisé qui est le tien. En ne voulant te perdre tu t’es perdu. Et les anciens nomades que nous avons expulsés et bannis de ces terres, avec une arme et de quoi en aiguiser le rustre fer, ont eu davantage de substance rituelle que toutes tes cérémonies. (Les derniers passants quittent la chapelle.) Que continuent les processions anonymes et les défilés itinérants. Que la foule des croyants se dirigent vers un faux-semblant. Si seulement Wacian… Inutile de remuer les possibilités. Cette course est arrêtée. (Quelques instants, Vren se tient au mur. Il laisse sa coupe lui échapper des mains, elle roule sur le sol.)
Non. Non. Je demeure encore le seigneur des rituels de cette contrée. Toujours en moi frémissent les antennes de l’altérité. Cet appel, cet appel qui de toute enfance m’a écarté pour en porter la nécessité. Mes trames ne sont pas démises. Mes constructions ne sont encore des vestiges. Nous sommes si proche, si proche, que c’en est agonisant. Il me faut m’atteler encore quelque peu à cette tapisserie des décades, et enfin, enfin elle sera complète. Tous les rois de ce pays seront des dieux, leur soleil et les étoiles leurs aïeux. Et si tous arrivent à y croire… Alors plus personne ne pourra venir contester notre demeure.

SCÈNE V

Les gardes, Adrian et Raviel descendent rejoindre l’illuminé.

ADRIAN
Occupons-nous rapidement de cela. Les cloches sonnent, il est déjà tard.

GARDE I
Bien, général. La cible est dans les bas-quartiers, nous pouvons les rejoindre en prenant la voie des anciennes processions.

RAVIEL
Ne sera-t-elle pas pleine de monde ?

GARDE II
Le Seigneur-régent en a fermé l’accès. Il semblerait qu’il s’en réserve l’usage pour l’anniversaire de la mort du roi.

ADRIAN
Bien, allons.
(Ils marchent.)

GARDE I
(À son compagnon.) Regarde. Vois comme ils ont placé des bougies sur les marches de leur porte et devant leurs maisons.

GARDE II
Comme de tremblantes constellations pavant les rues.

GARDE I
De muettes consolations. Malgré tous les efforts fait pour les endiguer, le peuple n’en démord pas de ses superstitions.

RAVIEL
Ne font-ils pas cela pour la mort du roi ?

GARDE I
Peut-être, dans l’intention. Mais fouille leurs maisons, inspecte leurs oraisons. Tu y trouveras maintes idoles qui nous précèdent, et des rites qui, anciens, ont assistés à la naissance de Lamleh.

GARDE II
Ah, peu importe. S’ils ont peur de la nuit et de ses interstices. Ils n’en sont que plus impressionnables, et s’ils obéissent mieux, cela me convient.

ADRIAN
Vous parlez trop. Pressez le pas.
(Ils marchent en silence.)

GARDE I
Quel est cet endroit plus avant ? Ils ont couvert le monument de ces bougies, pourtant il ne semble y avoir de vie.

ADRIAN
Inutile de nous y arrêter, la mission attend.

RAVIEL
Ne sont-ce pas là les arènes dans lesquelles vous avez combattu, Général ?

ADRIAN
Ce le sont.

RAVIEL
C’est la première fois que je les vois depuis qu’elles ont été fermées.

GARDE I
Je les avais pensé plus grandes.

ADRIAN
Vu du dedans, je t’assure que ces murs te semblent bien plus imposant.

GARDE II
Dommage que personne n’en verra les liesses désormais. Regardez tous ces cierges allumés, ils attestent de cette clôture le regret.

GARDE I
Elles ont fermé alors que j’étais enfant, je n’ai jamais pu y participer. Mais apparemment, c’était le cœur battant de la ville, les foules innombrables s’y pressaient pour voir les combattants se déchirer. On ne connaissait plus grande fête que celle qui s’érigeait sur l’autel des violences exacerbées. Je doute ne pouvoir jamais le voir à présent.

GARDE II
Ne sois pas si sûr, de prochains affrontements apporteront sûrement de nombreux prisonniers de guerre. Qui sait, un tel foyer peut toujours se relancer.

RAVIEL
Général, est-ce vrai que c’est le roi en personne qui vous a gracié pour vos exploits dans l’arène et a fait de vous un soldat ? Vous êtes le seul à jamais avoir eu pareil traitement.

ADRIAN
Il n’y a rien d’exceptionnel à cela. Lamleh venait d’être fondé, et le roi n’a vécu assez longtemps pour gracier d’autre combattant. Quelques années de plus, et beaucoup aurait été dans la même position que moi.

GARDE I
Général, pourquoi ne pas venir nous raconter cela après cette mission ? Cela fait longtemps que nous vous avons vu à la caserne.

ADRIAN
D’autres problèmes requièrent mon attention. (Un instant.) Crois-le, ce n’est pas par plaisir que je me trouve éloigné de nos garnisons. (Ils continuent en silence. De loin, on commence à entendre quelqu’un vociférer.)

GARDE II
Nous arrivons. Il sera aisé de pister notre cible désormais.

GARDE I
De sa propre voix il nous guide pour l’arrêter.
(On entend, de loin mais distinctement, les paroles de l’illuminé.)

ILLUMINÉ
Vous êtes le vicaire désespéré de vous voir emplir ! Sentinelles d’une marée qui ne vient jamais, vous vous voulez submergés au sommet des piloris de la sûreté ! Plongez, plongez ! Goûtez le joug de l’écume lâchée, plongez sous le poids des tempêtes lacérées ! L’armure, l’armure n’a jamais été qu’une brume éventée.

RAVIEL
Sa réputation n’a pas été exagérée. C’est le plus éloquent de tous, jusqu’ici. (Adrian, Raviel et les deux gardes arrivent sur la place publique. L’illuminé, en haillons, se tient sur une caisse et crie aux passants qui ne s’arrêtent que distraitement pour le regarder avant de continuer.)

ILLUMINÉ
Arpente, invoque les limons, et suis les balises de ta propre répulsion. Ta peur est le fanal qui doit te guider hors de la tombe stérile qui chaque jour avale davantage de ta moelle.

GARDE II
Ainsi, le voilà.

ILLUMINÉ
Vous avez voulu expulser la nuit ! Vous avez érigé des remparts pour la garder à distance, avez installé des rondes pour contenir ses avances ! Infidèles, indignes, enorgueillis de votre prétendue autonomie. Vous vous êtes coupés de la sève, et vous êtes par là condamnés à la soif la plus impitoyable. Face à l’absence de nouvelles croissances, dépérissement qui incarne votre conséquence, vous avez vous-mêmes convoqué le feu secret qui devra tout avaler ! Mais écoute ces mots sans pour autant trembler, car ce brasier saura ultimement avec la nuit vous réconcilier !

ADRIAN
Il y a encore trop de gens qui l’écoutent. Attendons qu’il termine son sermon pour l’arrêter. Inutile de provoquer de vains scandales, cela n’a jamais servi à rien.

ILLUMINÉ
Soupir avec moi un anathème de plus, une aube froide est tombée. Tu marches en paix et pourtant tes mots sonnent comme un pays en guerre. Roide ta stature de contentement, il y a un sang autre que le sang, une faim autre que la faim. Des terres désolées sont venues prendre résidence dans ton regard, le noir, noir village. N’entendez-vous pas comme le vent hurle du haut de vos murailles ? Il prêche un langage plus limpide que le mien ; lui qui ne connaît ces gencives de cendres, et ces salives surannées.

RAVIEL
Les gens se dispersent, préparez-vous à intervenir.

ILLUMINÉ
Carapace ta noblesse d’atours de liesse et l’usure de tes veines d’éteintes haleines. Le sol s’est fissuré, les pavés se sont démis. La terre ne tolère plus ses imposées couronnes d’hémiédrie. Un miasme s’est levé ; il a toujours été. En lui refusant demeure, vous lui avez donné demeure. En lui refusant pitance, vous lui avez offert abondance. Rances sont vos exploits et usées vos charges ! Vos semences ont déjà fanés.

RAVIEL
Maintenant est notre chance.

ADRIAN
Attendez.

GARDE I
Que se passe-t-il ? Ne devons-nous pas l’arrêter ?

ILLUMINÉ
Et ils viennent, ils viennent donner les entraves alors qu’eux-mêmes sont liés ! Pétrifiés dans le carcan de leurs armures cérémonielles !

RAVIEL
Général ? Tout va bien ?

ILLUMINÉ
Renvoie ta sécurité, plonge sous les flots bouillants de l’argile séculaire et accepte la nuit délétère. Détruis-toi aux acides ignés qui transpercent l’air et les nuées de leurs rayons muets. Mais jamais, jamais ne me porte le nom de ceux qui sont restés en arrière. La lande est leur domaine et il est à traverser de tanière en tanière.

RAVIEL
Cela suffit, arrêtez-le !
(Les gardes se saisissent de l’illuminé qui essaye de crier, tandis qu’Adrian reste interdit à regarder la scène.)

SCÈNE VI

Une vaste salle faisant office de cour d’exécution. Des gradins accueillent la foule, tandis que le tribunal, une grande formation de bois stratifiée, est installé au centre. Il y a des gardes armés encerclant l’espace vide devant ce dernier. Wacian est installé au sommet du tribunal, derrière un rideau opaque le voilant de tout regard, immobile et ne parlant pas. Vren est installé à un niveau inférieur, mais surélevé.

VREN
Que tous les citoyens de notre pays entendent ces paroles ! En ce jour de loi, le prince, héritier de la royauté de Lamleh, descendant des astres ensommeillés, quitte de nouveau la pierre pour vous recevoir en sa présence et poursuivre le procès. Longue vie au sang conquérant, longue vie aux ascendants de l’aube !
(Salut général de la foule.)
En tant que langue du roi, humble vecteur et représentant des paroles qu’il ne peut proférer, je conduirai à nouveau cette assemblée. Faites amener l’accusé.
(Entrent des gardes tenant l’illuminé qui se placent face à eux.)
Vous êtes amenés ici une fois de plus devant l’œil du Prince pour vos actes sacrilèges réitérés à divers endroits de la ville. Vous avez tenu des propos qui tiennent davantage du délire, et avait opté à plusieurs reprises pour l’effondrement des murailles, notre plus sûr moyen de défense contre les ennemis qui ont en vue notre capitale.
(Houements de la foule.)
Qu’avez-vous à répondre de cela ? Chercherez-vous encore à dénigrer ?

ILLUMINÉ
Que l’on m’épargne les pantomimes du pouvoir. A-t-on besoin de mon concours pour lire ce qui déjà a été décidé ?
(Un garde le frappe brutalement dans les côtes, ce qui le fait s’écrouler.)

GARDE
Répond aux questions que l’on te pose !
(Les gardes le redressent.)

VREN
Parlez !

ILLUMINÉ
(Avec difficulté.) Parler, parler. Il y a déjà trop de mots dans ces halls. Es-tu sûr de me vouloir en ajouter ? Toi qui t’es rué sur les textes et les doctrines les plus obscures en quête d’indices, de pistes qui devaient te mener vers les élévations que tu n’avais fait que lire. Tu as ruiné tes yeux aux crans de veilles répétées, et empli tes lèvres de lettres qui n’étaient pas les tiennes. Comment, rivé aux austérités d’une étude malade d’extase, tes pensées forcées aux lisières de rupture, comment la nuit tant désirée aurait-elle pu trouver une place où se loger ? Vacarme perpétuel, tu as couru les steppes avec toutes les questions gravées sous tes paupières, si bien que dehors, tu n’as rien vu, ni entendu, hormis les signes et les appels que tu voulais imposer.

VREN
Est-ce quelqu’un ici doutait encore de sa folie ?
(Rires éparses venant de la foule.)
Mais assez des libertés du rêveur ; le tribunal demeure. Récusez-vous la possession de ses effets ? (Montrant une sacoche ainsi que des communications sur parchemins.)

ILLUMINÉ
Je ne possède rien de ce que vous voulez me voir endosser.

VREN
Vous mentez face au Prince ! Ces missives ont été trouvées en votre possession lors de votre arrestation. Nous en avons décrypté le contenu, qui mentionne votre arrivée à Lamleh ainsi que les propos que vous devez y tenir. Vos actions sont préméditées, nous avons la preuve sur ce papier. (Nouveaux houements de la foule.)

ILLUMINÉ
Mon arrivée à Lamleh ? Comment, pourtant, une créature telle que moi, pourrait naître nulle part ailleurs ? Cela fait des années que ses habitants connaissent mon visage, m’observant lentement sombrer, feignant de ne pas me voir. J’ai suffisamment fait subir ma présence pour avoir autant de témoins. Demandez-leur, puis exécutez-moi.
(Murmures de doute dans la foule, les gardes se regardent entre eux.)

VREN
Réellement ? En ce cas, expliquez donc la signature au bas de ce document, marqué du symbole de notre précédent ennemi ! (Expression de stupeur dans la foule.) Vous mentez, et cela même vous condamne ! Vous avez conspiré, et cela montre la valeur de cette trêve ! Par égard pour votre âge, nous ne vous donnerons la peine capitale, mais vous serez néanmoins châtié. Je parle, ici, au nom du Prince, héritier de Lamleh, ascendant de l’aube, et vous impose l’emprisonnement à perpétuité pour acte de trahison envers notre pays ! Dans l’ombre vous êtes à jamais convié, et votre sentence se verra sans merci aggravée si l’on trouve davantage de preuves pour vous incriminer. (Soulèvement dans la foule, appuyant la décision.) La séance est levée ! Louée soit le sang conquérant qui porte la justice à tous ses enfants ! Sous sa mâne Lamleh repose en sécurité ! (Le tribunal est dispersé, et Vren s’écarte seul dans les couloirs qui mènent à ses appartements. Ramaleh l’attend.)

RAMALEH
Vous avez perdu l’esprit ! Il est trop tôt pour ainsi exposer les marques de la trahison supposée de l’ennemi ! La mentalité des foules n’est pas prête, elle vient à peine de commencer à élaborer ses propres soupçons.

VREN
Ne questionne pas ton seigneur, Ramaleh ! J’ai fait ce qui était nécessaire. La foule croira ce qu’elle veut croire et ce qu’elle désire avant toute chose c’est une cible à laquelle imputer ses misères. Il était plus que temps de lui offrir semblable défouloir, avant même qu’ils ne pensent à se retourner contre nous.

RAMALEH
Mais les gens demanderont pourquoi alors vous avez attendu la fin du procès pour révéler ces faits, ils en questionneront les procédés !

VREN
Aucune importance. Ce que tu omets, Ramaleh, est que cet illuminé semble au courant de beaucoup de nos affaires d’État, et de choses connues que de toi et moi. Il n’y a pas à tergiverser, implicitement il s’est déjà donné. Inutile de forger davantage de preuves pour l’incriminer, sa complicité est assurée. Maintenant tu vas conduire l’interrogatoire et mettre au jour les liens qui le rattachent à nos ennemis. Et une fois fait, nous pourrons l’offrir en pitance aux affamés sur la place publique.

RAMALEH
Je suis contre cette idée, il ne faut pas agacer les nerfs du peuple en lui offrant un pareil promontoire. Épuisez-les en d’autres directions, et gardez sous la main leur agitation.

VREN
Ton avis n’est pas demandé. Tu as reçu tes ordres. Il sera toujours temps d’ajuster la direction une fois qu’il aura craché ce qu’il sait.

RAMALEH
Bien, seigneur-régent.

SCÈNE VII

Un garde royal se tient seul à son poste devant la salle d’entraînement de Wacian. Un autre vient le rejoindre.

GARDE I
Qui va là ? (Il porte la main à son épée.)

GARDE II
Sauvegarde ta lame pour de plus judicieux ennemis.

GARDE I
Que viens-tu faire ici ? Ne devrais-tu pas être à ton poste ?

GARDE II
Laisse donc, on peut se passer de moi pour garder des corridors vides. Qui donc s’entraîne ainsi ? De l’autre aile on peut en ressentir les coups depuis ce matin.

GARDE I
Le prince, qui d’autre. Il n’a de cesse de s’entraîner, qu’importer l’heure et qu’importe les conditions.

GARDE II
C’est tout à son honneur. Es-tu libre ce soir après ta garde ? Nous voulons nous rassembler avec les autres.

GARDE I
Il me faut décliner pour cette fois.

GARDE II
Pourquoi donc ? (Sans réponse.) Que t’arrive-t-il ? Tu sembles sombre.

GARDE I
Nous n’avons toujours pas reçu ce paiement. Cela va trop loin cette fois. Je compte remettre mon uniforme à la fin de la semaine, et m’en vais tenter ma chance ailleurs.

GARDE II
Imbécile, écoute plutôt ! Tu portes sur toi l’apparat de l’autorité. Quiconque ainsi te voit est forcé de s’écarter. Tu incarnes la loi, on ne peut pour tes actions te juger, encore moins t’incriminer. Et un tel passe-droit tu voudrais jeter ?

GARDE I
La soumission de mes pairs ne nourrit pas ma famille.

GARDE II
Cela, c’est à toi de voir.

GARDE I
Que veux-tu dire ?

GARDE II
Le royaume te doit une rémunération, pour tes services loués, pour ta sueur donnée et, comme beaucoup d’entre nous, pour ton sang versé. Pourquoi ne pas prendre, avec cette même autorité, ce qui est en ton droit de réclamer ?

GARDE I
Je ne suis pas exactement sûr de suivre où tu veux en venir.

GARDE II
Écoute, il n’y a bien qu’une monnaie dans le royaume ?

GARDE I
En effet.

GARDE II
Qu’elle se trouve entre les doigts du régent ou ceux du dernier paysan, c’est bien la même valeur.

GARDE I
Certes.

GARDE II
Alors, si le régent te refuse ton salaire, obtiens-le d’une autre manière. Ici ou là, ici et là, c’est une même rétribution ; le royaume subit la perte de ce qu’il t’a promis.

GARDE I
Tu veux me vouer aux rapines, faire de moi l’un de ces mécréants indignes. Insulter cet insigne, suivre la plus immonde des lignes ? Je te pensais plus intelligent mais de ta vaillance j’ai surestimé si à de pareilles fins tu t’es voué. Ce n’est que par égard et respect pour notre temps à la guerre passés ensemble que je te dénonce pas sur le champ. Mais à l’avenir, prend bien soin de ne pas me parler de nouveau.

GARDE II
Et te voilà, suffisant, à me juger du haut de ta misère agaçant ton tempérament. Est-ce que ta fierté nourrira tes enfants ? Est-ce que lorsque tu les tiendras malades et mourants dans tes bras, tu leur diras : au moins l’honneur de votre père ne souffre pas.

GARDE I
Toujours ai-je gagné ma vie de mes mains et sans honte ni tromperie. Je ne compte pas changer cela aujourd’hui.

GARDE II
Et où veux-tu gagner ta vie, si l’armée même n’est pas payée ? Penses-tu être le premier à vouloir vers l’agriculture te tourner ? Penses-tu les paysans mieux traités que nous, en cette lande où rien ne pousse ? C’est toute la ville qui vit sur ses réserves. Tu voudrais, alors, tenter ton bonheur à l’étranger ? Fier effort que te tenter les gardes-frontières pour d’hypothétiques éventualités ! Tu ne pourras même pas dépasser les murailles de la cité, et pour trahison tu termineras emprisonné.
(Quelques instants sans réponse.)
Écoute, je ne suis pas fier de ce à quoi je suis réduit, mais j’ai vu trop d’anciens soldats, des amis qui m’ont un jour prêté leur bras, se retrouver dans la rue mendier, avec pour seuls compagnons les blessures, et le mépris, et les moignons, et la boisson. Tandis que les nobles qui n’ont jamais connu la bataille comme nous l’avons connu se gorgent de leur héritage, se forgent de leur position le légitime adage. Je voudrais, comme tout le monde, que les choses se passent autrement, ainsi qu’elles auraient dû se passer. Mais ce n’est pas le cas, et à la fin des fins, c’est eux ou moi. (Un instant.) Quel âge a ton fils ?

GARDE I
(Quelques secondes.) Sept ans.

GARDE II
Et où en sont tes vivres ?
(Pas de réponse. Le second garde lui tend une bourse qu’il sort de sa poche.) Prends ça. Et ne me refuse pas sous prétexte d’orgueil, tu es un porc si tu laisses ton enfant s’affamer. Cela te tiendra pour le mois. Mais je ne serais pas toujours là.
(Un bruit de porte se fermant brusquement attirent leur attention.)

GARDE I
Le prince a terminé son entraînement.

GARDE II
Mieux vaut ne pas me voir absent de mon poste. Pense à ce que je t’ai dit. De nouvelles excursions sont régulièrement préparées ; uniquement des anciens combattants que toi et moi avons côtoyés. Je peux te mettre en contact. Pense à ta femme. Pense à ton fils. Tu as tout ce qu’il faut ici pour les nourrir. Attendre, ou chercher ailleurs, ne peut être que pire.
(Il quitte précipitamment la scène.)

SCÈNE VIII

Vren est dans son étude, sur son lit avec une prostituée beaucoup plus jeune qui le chevauche.

VREN
Que vois-tu ?

PROSTITUÉE
Un seigneur puissant. Un vigoureux amant, et…
(Il lui agrippe brutalement le cou.)

VREN
Dis-moi ce que tu vois.

PROSTITUÉE
(Tentant de dégager sa gorge.) Une bête meurtrie. Et essoufflée.
(Vren pousse un grognement et la dégage de sa position. Il se relève et enfile son manteau, se place face au foyer, dos tourné à son lit. La prostituée reste sur ce dernier, tenant sa gorge. Quelques instants sans mots, où Vren récupère une coupe de vin qu’il remplit.)

VREN
Ton salaire est sur la table. Les gardes te reconduiront jusqu’à chez toi. Ne t’inquiète pas, ils n’oseront te toucher.
(La prostituée récolte ses affaires en hâte, se dirige vers la table pour récupérer l’argent, mais se montre prudente en passant dans le dos de Vren. Elle s’éclipse rapidement. Quelques instants où Vren reste immobile et silencieux.)
N’y a-t-il que ce breuvage pour m’échauffer. Intendant.
(L’intendant entre.)

INTENDANT
Oui, seigneur-régent ?

VREN
Du bois. Apporte du bois. De quoi relancer le feu.

INTENDANT
Tout de suite, seigneur-régent. (Du bois est apporté, le foyer attisé .)

VREN
Combien de temps encore ces caisses et ces effets ici devront rester ? (Il pointe vers le fond de la pièce.)

INTENDANT
Nous nous excusons pour l’inconvenance, seigneur-régent. Le séjour prolongé des seigneurs ont retardés les préparatifs pour la cérémonie de notre roi, mais ils seront bientôt terminés. Nous transporterons ces éléments dès qu’une chambre sera libre.

VREN
Je vois. Donne l’ordre de tout déplacer dans la salle des armes. Mes quartiers ne sont pas une remise.

INTENDANT
Ce sera fait au plus tôt seigneur-régent.

VREN
Maintenant, laisse-moi. Attends. Laisse ces bûches.

INTENDANT
Ici, sur le tapis ? En plein milieu de votre étude ?

VREN
Ai-je bégayé ?

INTENDANT
Non, seigneur-régent. Pardonnez-moi, seigneur-régent.
(Vren regarde le feu reprendre, l’attise du mieux qu’il peut.)

VREN
Plus de feu ai-je dis ! (Il lance avec violence du combustible dans le brasier, l’attise avec énervement de son tison avant de le laisser retomber par terre.) Cette terre est sans égards, sans mercis pour ses habitants. Un long hiver, un pâle été. Du vent, de la pierre et de l’herbe séchée ; de maigres terres à cultiver. Tonalités de cendre et de foyer consumé. Qu’avons-nous donc vu, dans ces vallons d’aridités ? Et que vois-je encore, dans les sillons de Lamleh ? C’est que tout alors était à faire. Cet espace sauvage, si prompt à se révolter, à s’insurger face aux tentatives de l’habiter. Chaque aube était l’appel, harassant, éreintant, mais tellement exaltant, de mondes à construire. Nous étions un perpétuel matin. Et aucune saillie n’aurait pu nous départir de cette communauté de fondateurs que nous étions devenus, sans même le voir. Et nous avons construit, nous avons érigé. Mais cela a pris tant de temps. Ce qui semblait l’affaire de semaines, est devenu le projet d’années. Ah, tellement d’impairs, et de séditions. De structures gâchées par des refus de compréhension. Pourtant ai-je tenté de leur montrer vers quoi nous nous dirigions ; vers quel royaume de baume méconnaissant l’inanition. Tout, encore et toujours à refaire, l’engouement trop éreinté pour repousser l’amer.
(Vren voit un cadre recouvert d’un drap blanc parmi les caisses sorties des entrepôts.)
De quel antique entrepôt as-tu été extirpé, de quelle cache t’a-t-on ôté pour nous donner plus de place à utiliser ?
(Il s’approche, retire d’un grand geste le drap blanc pour révéler un portrait d’un homme à l’allure sévère, coiffée d’une couronne de verre.)
Ah ! Mon roi. Je ne vous attendais pas. (Vren s’apprête à se détourner, puis se met face au tableau.) Voyez ce que les années ont fait de moi. Il est lointain, le guerrier à la volonté d’airain, et l’érudit qui dans l’étude vous a consacré sa vie. Maudit soit le carreaux qui a enfoncé dans votre gorge le trépas, et nous a à jamais privé de votre voix.
(Vren se sert une nouvelle coupe de vin qu’il boit. Quelques instants.)
Il y avait un temps où servir un autre n’était pas chose affligeante, où ployer le genou pour embrasser la cause d’un tiers n’était pas objet de mépris. Un temps où l’on était suffisamment sûr de sa valeur pour ne pas voir souffrir son amour-propre en reconnaissant son seigneur. Le serment d’allégeance n’était pas alors une diminution. Recevoir le serment de mains armées, c’était s’engager à reconnaître la volonté qui ainsi se plaçait à ses côtés ; c’était un honneur dont il fallait se montrer digne que d’ainsi se voir supporté. Et montrer l’humilité nécessaire pour reconnaître la valeur d’une quête qui n’est pas la sienne, taire son orgueil, se dévouer dans les pas de ceux qui nous ont devancés, ce n’était pas le témoignage d’un manque d’ambition ou preuve d’incapacité. La hiérarchie est devenue verticale. Ce qui devait être partagé de tous, sous l’effet d’une fontaine, s’est vu devenir le privilège des plus hauts placés. Il y avait autant de fierté à être le bras droit que le front couronné, autant de mérite à exécuter qu’à commander.
(Quelques instants.)
C’est avec de telles allégeances que l’on forge des empires, et que l’on tire du néant des frontières puissantes ! Un pays, en premier lieu, s’érige au sein de ses habitants. Mais allez expliquer cela à ces nobles avares, seigneurs patibulaires, abaissant même le nom de guerre. Tout n’est plus que conquête des intérêts, rivalités mesquines et besoin de se hisser. Déjà entre eux je vois le royaume se morceler. Comment unifier pareils semblables, gorgés d’orgueil et pourtant encore assoiffé de gloire. Et comment, de soldats diminués à vivre de rapines peut-on faire une armée ? Nous n’avons plus les moyens de les payer, et il y a, comme de délétère dans l’air, les schémas de factions en train de se faire. Traîtres en puissances, tous, des dagues sous leur lèvres, des séditions attendant la juste fièvre. Vous auriez méritez le tyran plutôt que le conciliant. Toutes ces années passées à mater leurs pulsions, à diriger secrètement leurs ambitions ; cela nous a accordé le répit permettant de construire notre empire. Mais serais-je encore capable de contenir de telles pressions. Et qui le fera, du moment que je ne serais plus là ?

SCÈNE IX

Wacian rentre dans ses quartiers tard le soir, vêtu d’une tenue d’entraînement, et tenant devant lui une lanterne. En entrant dans la pièce, il a un mouvement de recul, et passe son bras contre son visage.

WACIAN
Qu’est-ce qui macère dans l’air… (Il dégaine avant d’apercevoir la forme d’une ombre noire voilée et accroupie contre le mur, respirant péniblement.) Qui est là ? Montre-toi !

OMBRE
(L’ombre parle d’une voix rouée, abîmée, entrecoupée d’inspirations vives.) Nul besoin, Prince, d’un semblable éclat.

WACIAN
Ah, alors nous y arrivons enfin. Lève-toi donc, meurtrier, accomplit la quête de ceux qui t’ont envoyé. Je ne prononcerai leurs noms, car je ne souillerai un pareil moment. Lève-toi, intrigant, montre de quel prix tu es prêt à payer ton serment. (Il se met en garde.)

OMBRE
Pourtant je ne suis venu accompagné d’aucune épée. Pourquoi ainsi m’armer ? Qui voudrait répandre le sang sur le sol de son propre foyer ?

WACIAN
Ne tente pas de justifier ta présence en prétextant une quelconque confusion ; cette égide ne te protégera d’aucune façon.

OMBRE
Oh, non. Mes sens sont clairs et l’esprit et mes nerfs. Comment douter des appartements royaux, comment ne pas reconnaître la rancœur de ses idéaux. L’air y est rance d’une prétendue vie, d’un débat qui jamais ne s’est finit. Oh, je sais cette maison. J’en connais les contours et les atours. J’ai suinté sous son plus véritable jour. N’entends-tu pas, le sang, qui bat sous ses murs comme un tambour ? Et la chair qui y creuse de toujours plus profondes tours ?

WACIAN
Qui es-tu ?

OMBRE
Écale. Carcasse. Chrysalide abandonnée aux rapaces. L’arrière-goût de la cendre, ce qui dans le crépuscule se refuse à descendre. Rien qui ne vaille la peine de prendre en compte. Ne sois pas le pâle hôte de ses lieux, montre que tu reçois mieux. Range ton épée. Il n’y a ici personne à blesser. Ne penses-tu pas ? (L’ombre se relève, s’aidant du mur et une main appuyée contre le dos comme s’il était brisé. Elle ne parvient à se tenir droite, et semble à moitié écroulée contre le mur.) N’est-ce donc pas là ton domaine ? Toi qui te tient au seuil de ton lit comme en terre ennemie, qui lutte si ardemment pour abjurer le constat que tu t’es toi-même imposé. N’est-ce pas là que tu as voulu habiter ? En temps tu en seras le résident. Ne redoutes pas. Il te faut te tenir prêt. Le plateau s’est ouvert sous ton visage. Et toutes les dissolutions roulent comme des phares, habillées de toutes tes vérités.

WACIAN
Je t’ai demandé ton nom. Parle.

OMBRE
(L’ombre rit, et s’étouffe à moitié, avant de commencer à avancer péniblement le long du mur, tournant dans la pièce pas à pas.) Nommer. Adouber. Vous ne savez encore qui invoquer. Pourtant, continuellement, vous ne faites qu’appeler. Toutes les landes réunies ne seraient assez pour étouffer l’amplitude de vos cris. Ta langue et la mienne sont imprimée d’une même rengaine ; mais l’une connait la haine, et l’autre se sait vaine. Je n’ai pas de nom à te donner. Pas de visage, ni de souvenirs. Je suis aussi conséquent qu’un soupir.

WACIAN
Cesse de jouer avec ma patience, et dis-moi la raison de ta présence. Si tu n’es pas un meurtrier, comment es-tu ici entré ?

OMBRE
Vois ces mains brisées. Les penses-tu capables de t’arrêter ? Ces ossuaires ne sont plus en mesure de se servir des lames, qu’elles soient d’airain ou de fer. Elles ne sont que le vicaires d’une matière primaire. (L’ombre rit de nouveau, cherche sa respiration.) Allons, dignitaire du limon, ne veux-tu donc baisser ce frêle morceau d’acier ? Regarde-moi, vois cette forme jetée à bas. Ma peine n’est pas la tienne, je ne te porte pas de haine.
(Wacian recule alors que l’ombre continue de tourner, prenant garde de ne jamais lui tourner le dos.)
Pourtant, ces dents sifflent de ce qu’il y a de plus échoué contre tes récifs. Ta faim complètera l’informe. Et un incendie, partant de deux pôles, exhumera une ultime réforme.

WACIAN
Que veux-tu de moi ?

OMBRE
Vouloir ? Il n’y a plus de ventricules en mon pouvoir. Il n’y a plus de langues à sacrifier, il n’y a plus d’hymen à consommer. La lande s’est décalée. Ceux qui y étaient vivaient d’un autre temps que celui qui la domine à présent. Et ce qui aurait dû s’effacer a continuer de perdurer. (L’ombre inspire brusquement et brutalement, avec douleur.) C’est encore trop ! Les prémisses prématurées, les conclusions ajournées. (Elle s’écroule contre le mur, se met en une boule recroquevillée.) Ta forme est une insulte à ce qu’elle est appelée à devenir. Tu es choisi, héraut d’une volontaire tragédie. Tu portes sur toi le justificatif de toutes les biles. Ah. La fin de tous les chants. Abandonne les tous. Pense les offrir au néant. (Un vent pénètre par une fenêtre ouverte dans la chambre et fait pâlir la torche de Wacian.) Prends soin de ces armures. Tes phalanges connaîtront notre usure.
(Le vent s’intensifie avant de cesser, la lueur revient pour montrer la chambre vide. La scène se termine sur Wacian inspectant la pièce l’arme à la main.)

SCÈNE X

Vren et les seigneurs se tiennent dans la salle de l’assemblée, ces derniers pris dans une conversation animée.

SEIGNEUR I
Allons, la famine rongeait nos terres pendant que vous faisiez bombance. Ne venez me parler de sacrifices lorsqu’on le sait comment vous vous en accoutumez.

SEIGNEUR II
Insolent, vous ne nous savez pas au courant de vos récentes acquisitions et de l’épaississement de vos provisions ? Venez me parler de morale lorsqu’on vous déborderez moins visiblement de vos usages.

SEIGNEUR I
Ta langue sera clouée aux portes de mon fief avant la fin de cet hiver.

VREN
Mes seigneurs, retournez votre attention sur le problème dont aujourd’hui il est question ! Vos querelles ne règleront jamais l’issue de cette impasse, et il nous faut agir avant que l’occasion ne passe !

SEIGNEUR II
De qui vous moquez vous, régent, à implorer notre concours en parlant d’urgence et de ressources limitées, alors que vous êtes sur le point de lancer la plus grande célébration qui en ce pays ait jamais existée !

SEIGNEUR III
Oui, parlons, parlons encore de nos promises actions, et passons comment vous vous êtes procuré nos hommes de bien questionnable façons. Oublions les muettes menaces qui ne tolèrent aucune question. Voilà, nos hommes requis, armés et traversant la contrée pour rejoindre la conquérante Lamleh, et devant se contenter d’insalubres campements à ses pieds ! L’hospitalité a diminué, et les échecs se comprennent davantage lorsqu’on voit comment les combattants sont ménagés.

SEIGNEUR I
Et c’est vous, qui parlez d’hospitalité, lorsqu’il y a à peine quelques années dans l’urgence vous m’aviez refusé votre assistance ?

VREN
Silence ! (Vren enfonce une hache dans la table au centre de la pièce.) Maigres seigneurs. Vains querelleurs. Vous êtes aveugles à la réalité de cette heure. Des tensions domestiques. Des revanches claniques. L’orage gronde à votre porte et vous demandez qui a omis de terminer les corvées. Dire que votre chair se tient de vos pères ; qu’elle s’en voit réduite à de si pâles affaires. Facilité. Honte. Médiocrité. Vous ne savez que vouloir, gâtés de vos trop riches mangeoires. Le royaume effondré vous ne saurez qu’en vos accusations croire.

SEIGNEUR III
Vos seuls intérêts se portent à Lamleh. Je ne vous ai pas vu vous déplacer lorsque nos terres de maladie étaient frappées. Je nous ai pas vu présenter vos hommages lorsque mon père a succombé à son âge.

SEIGNEUR II
Bien laissons les querelles, regardons le factuel. Vous voulez des hommes, mais qui pourra les diriger ? Un général trop occupé à parader et prononcé héros de guerre pour cacher son échec exemplaire ? Vous voulez coopérer, que cela aille dans les deux sens. Desserrez les mâchoires de la régence, offrez à vos pairs un peu de ce qui nous revient de la gouvernance. Nous saurons diriger les armées, porter à bien le plan que vous voulez dresser. (Vren émet un rire étouffé.) À moins que pour général vous ne vouliez un vieillard qui ne peut se maintenir debout sans avoir de vignes entières à boire ?

VREN
(Vren se lève brusquement.) Silence, raclure, ou du vieux cerf tu goûteras les ramures. Je ne suis pas encore si impotent pour avoir abandonné tout répondant. L’usure de mes nerfs ne peut encore m’empêcher de soulever mon antique marteau de guerre, et sur l’enclume je saurai briser la physionomie de tes pères. Reste en arrière, dans l’ombre de ceux qui te tolèrent ; tu parleras lorsque que tu auras prouvé être plus que l’heureux héritier du territoire qui t’échoit.
(Vren les regarde tous un à un.)
Vous oubliez tous de qui vous tenez. Vos rêves de royauté ne sont que des désirs que j’ai façonné. Il n’y a pas jusqu’à vos projections de placides révoltes qui n’aient été suscitées.

SEIGNEUR I
Vous êtes allé trop loin, intendant. (Il porte la main à son arme, tandis que Vren pose la main sur la hache enfoncée. Ramaleh rentre brusquement avec quelques gardes.)

RAMALEH
Sortez, cette assemblée n’a que trop durée.

SEIGNEUR II
Ne t’interpose pas, servant.
(Vren dégage la hache de la table d’un geste vif.)

RAMALEH
Que vous le vouliez ou non de Lamleh vous êtes sous la juridiction. Et nous avons des cellules que toutes vos armées réunies ne saurez pénétrer. Encore davantage si elles venaient à apprendre de quel prix vous les avez payé. Si vous voulez mettre en jeu votre honneur soyez d’abord assurés de n’avoir aucune raison de rougir. De votre séjour à Lamleh nous avons enregistré chacun de vos plaisirs. Êtes-vous sûrs de pouvoir les assumer si l’on venait à les découvrir ?

SEIGNEUR I
Vos façons sont répugnantes. Vous ne dirigez pas un pays, mais un terrorisme voué à vous engraissez.

RAMALEH
Retournez à vos quartiers. (Les seigneurs partent précipitamment, et les gardes se retirent près des portes. Dans le centre de la pièce, ne restent que Ramaleh et Vren se faisant face, ce dernier tenant toujours à la main la hache.)

RAMALEH
Vous perdez votre sang-froid, et perdrez bien davantage en poursuivant de tels ébats.

VREN
Fais silence, Ramaleh. Je n’ai de place pour tes remontrances.

RAMALEH
Vous avez attendu toute ces années pour voir ce trône cimenté, et par un excès, être prêt à le faire effondrer.

VREN
Et que ferait alors le maître-espion, si discret et labile que tout le pays en connait le surnom ?

RAMALEH
Attendre, encore. Les armées ne sont pas prêtes à partir en guerre, et hormis Adrian, nous n’avons de général ayant pour mener le siège l’expérience et le charisme nécessaires. Il nous faut nous rassembler autour d’une nouvelle figure, se solidifier avant de porter plus avant nos conjectures.(Vren frappe du point sur la table.)

VREN
Assez ! Nous nous sommes trop engagés dans cette voie, et nous n’avons les moyens de repousser encore l’échéance ! Penses-tu nos ressources illimitées ? Nos derniers coffres vidés pour acheter ces seigneurs frustrés, et chaque jour la corrosion s’accentue avec l’entretien de leurs armées. Et tu voudrais les renvoyer ? Chargés de nos biens avec pour bannière l’humiliation de Lamleh ? Chacun d’entre eux est désormais suffisamment riche pour acheter l’autre ! Si nous ne les usons pas dans cette guerre, ils viendront eux-mêmes nous prendre à revers !
(Quelques instants. Ramaleh se tient droit, sans bouger, tandis que Vren est essoufflé.)
Penses-tu que dans quelques années nous serons les seuls à nous être recomposés ? Il est là, au milieu de la carte, reprenant des forces. Il sait par où nous avons voulu frapper et sa maudite citadelle va s’en voir améliorée. Et l’assaut repoussé, c’est une faiblesse aux yeux de tous qui ne manquera d’être exploitée. Combien de temps encore avant l’intervention des seigneurs étrangers ? Combien de temps encore avant que le doute de nos propres gens en révolte ne soit confirmé ? Chaque heure qui passe est contre nous ! Nous n’avons qu’une seule chance de frapper ! Il faut qu-
(Un garde royal se précipite dans la chambre.)

GARDE
Seigneur ! Seigneur !

VREN
Tu oses interrompre le conseil ?

GARDE
Un de nos agents est revenu de l’enclave séditieuse. Mérédith, Mérédith est de retour !

VREN
Comment ? Fais-le entrer !
(Un messager est apporté, essoufflé, manquant de s’effondrer.)

VREN
Parle ! Parle, je te l’ordonne !

MESSAGER
Le seigneur, le seigneur de l’enclave séditieuse est mort. Assassiné dans son lit avant que les gardes ne puissent arriver.

VREN
Comment ? Qui donc a commandé cet attentat ? Ramaleh, prépare un convoi pour ramener la princesse, elle ne doit en aucun cas rester là-bas !

MESSAGER
Mérédith, Mérédith est déjà en chemin, elle est partie avant l’aube pour rejoindre le royaume.

VREN
Impossible. Quelle est la taille de l’armée qui la suit ? Combien veulent se porter contre nous ?

MESSAGER
Vous ne comprenez pas, Seigneur, elle vient seule. La nouvelle de son départ ainsi que le trépas du seigneur de l’enclave concordent.

VREN
Lui mort, et Mérédith revenant, c’est comme dire à tout le pays que nous sommes les instigateurs de cette infamie ! (Il agrippe le messager.) As-tu dis cela à qui que ce soit d’autre ? Qui d’autre est au courant ?

MESSAGER
Sur ma vie, de mes lèvres vous êtes les premiers à découvrir le contenu. (Vren le relâche.) Mais je n’étais pas le seul sur la route. J’ai chevauché jusqu’à tuer mes montures, et dans les premières pointes inanes du jour, où sont indistinctes tous les reliefs de la terre, il m’a semblé voir d’autres cavaliers solitaires. Ils se ruaient comme des ombres battues par les vents, m’échappant dès que je m’approchais. Malgré tous mes efforts pour les devancer, je n’ai pu les rattraper. D’autres sont déjà au courant, seigneur. Pardonnez-moi.

VREN
Il n’y a pas de temps à perdre. Envoyez immédiatement un cortège pour réceptionner le train de la princesse, dissimulez son retour. Elle ne doit en aucun cas parvenir officiellement aux yeux de tous. Et resserrez les gardes autour de la loge du prince. Je ne tolèrerai pas qu’ils échangent si ce n’est qu’un seul regard, est-ce clair ?
(Ramaleh se concerte avec les gardes, déjà certains quittent la pièce lorsqu’un autre garde entre en trombe.)

GARDE
Seigneur, seigneur !

VREN
Quoi donc encore ?

GARDE
Le prince ! C’est le prince !

VREN
Reprends ton souffle et parle !

GARDE
Il est sorti seul avec sa monture, a renversé les gardes en poste à l’entrée du fort et chevauche hors des remparts sans protection !
(Vren écume de droite à gauche quelques instants.)

VREN
Sortez. (Quelques instants. Il hurle.) Sortez! Imbéciles, impotents ! (Il renverse la table, brise tout autour de lui. Ramaleh ordonne aux gardes de le suivre et quitte la pièce.)

SCÈNE XI

Adrian se tient appuyé sur une table, regardant les nombreux documents qui y sont disposés. Raviel est à côté, ainsi que quelques gardes, en train de faire un inventaire de grandes caisses en fond.

ADRIAN
Une grande fête, à l’aune de temps de crise. Une célébration pour des jours qui n’ont de noms. Une vulgaire agitation. Et c’est ce que l’on nous ordonne, nous le bras armé, de superviser.

RAVIEL
Ils veulent que l’on surveille la voie des processions, et que l’on assure des murs la protection. Sans oublier qu’à ce défilé l’on s’attend à notre participation.

ADRIAN
Plus que notre participation. Notre exposition. Regarde le schéma. Un corps de garde à chaque artère, à chaque carrefour, là où tous pourront se gorger à loisir de nos atours. (Quelques instants.) As-tu vu les uniformes que l’on nous a envoyé ?

RAVIEL
Des uniformes ? Parures de carnaval, plus à même de vêtir de pâles épouvantails. Si de la guerre je ne connaissais les réalités je souhaiterais presque y retourner. (Adrian et Raviel rigolent ensemble.)

ADRIAN
Certes, il m’est aussi arrivé de le penser. Tu dois regretter désormais d’être le bras droit du général célébré ; regarde donc ce que tu vas devoir porter.

RAVIEL
Oh, j’en suis outragé. Mais vous savez, il n’est jamais trop tard pour déserter. Peut-être que je ne pourrais supporter d’ainsi m’afficher, et que je préfèrerais devenir la hantise de Vren en allant chez les seigneurs étrangers. (Ils rient à nouveau.)

ADRIAN
Moins fort, inutile de te mettre en danger. (Un garde entre et vient directement vers Adrian pour lui donner une missive.)

GARDE
Général, une missive venant du seigneur-régent.

ADRIAN
Allons donc, quoi encore ? (Adrian lit le contenu. Quelques instants.) Alors, elle est revenue.

RAVIEL
Qui donc, général ?

ADRIAN
La princesse, Mérédith. Cette nuit-même. (Adrian lui tend le rapport que Raviel saisit.)

RAVIEL
Impossible ! (Il lit.) Mais la trêve, l’accalmie. Vren l’aurait donc fait assassiné ?

ADRIAN
Raviel.

RAVIEL
Général ?

ADRIAN
Sors, et emmène les gardes avec toi. Nous continuerons l’inventaire plus tard.

RAVIEL
Vous sentez-vous mal ?

ADRIAN
Je t’ai donné un ordre.

RAVIEL
Bien général, immédiatement. (Ils sortent tous, sauf Adrian qui reste appuyé contre la table.)

ADRIAN
Alors, une promesse a bel et bien été faite. Est-ce possible ? De retour, ici, dans le crible des terres hémialgiques ? Une si tardive éclosion, j’en avais complètement oublié les bourgeons. Le sable de l’arène était chaud, gorgé de soleil, gorgé de sang et de sel mêlés. Combien d’années aurais-je encore lutté, si ce n’était pour son intervention ? Le glaive du lendemain aurait très bien pu m’être réservé. J’en avais oublié toutes ces nuits où j’invoquais son nom en dévotion, elle qui d’un simple mot à son père m’avait libéré de mes fers. (Il retrousse sa manche, voit les cicatrices sur son bras.) Pourtant, pour me le rappeler les cicatrices ne manquaient pas. (Quelques instants.)
J’ai oublié. J’ai oublié, que je croyais. Chaque soir dans mon alvéole de pierre, nourri d’une insuffisante pitance, priant pour que le matin ne me voit pas désigné pour un nouveau combat. Chaque soir, un tremblement, élagage de mes sphères, arrachement de mes artères. Une perpétuelle confusion, ne sachant si je devais profiter de ce jour peut-être dernier, ou me préparer dans l’ascèse à m’y confronter. C’était cela qui m’ancrait dans mon corps, qui une fois dans l’arène dirigeait tous ses débordements en un même effort. Je ne frappais pas d’une seule main, mais des dizaines qui m’avaient composées dans la fébrile attente. Heure, après heure, après heure. Oh, les sèves de ma fureur. Comment ai-je pu oublier l’importance de ces instants, comment ma mémoire n’a pu retenir la muette dévotion. J’ai dérivé, j’ai délaissé le sillon de mes plus fortes conjurations. Ton retour, ton retour est désormais le mien. Sens cette poignée qui vibre à nouveau sous tes phalanges ; une nouvelle veine y bat. Et on m’ordonne de m’assurer qu’elle ne s’échappe pas, que l’ennemi n’a pas suivi le tracé de ses pas !
(Quelques instants.)
Avec la croyance vient la dévotion. Avec la grâce vient le devoir et l’expiation. Trop longtemps ai-je dérivé au gré de courants sans sels. Trop longtemps ai-je écouté les paroles qui n’ont d’intentions que vaines. Dissout le grade, noie l’armure. Ce n’est pour cela que tant de jours ai-je combattu. Que la lutte soit son propre juge et son propre agent, que son risque me soit le rappel constant.
(Il regarde la table avec dégoût.) Assez, de ces atours placides et de ces parades acides. J’ai suffisamment goûté le mors de Vren pour ne plus pouvoir refréner plus longtemps ma haine.

SCÈNE XII

Wacian et Mérédith sont à genoux dans leurs appartements, face l’un à l’autre, et caressent réciproquement leurs visages et leurs cheveux, comme s’il s’agissait d’un mirage.

WACIAN
Je veux être l’ivresse de ta carcasse ouverte. Je veux dévorer ton cœur de mes mains. Et à chaque instant je te veux consciente, tes yeux rivés sur ma gueule ensanglantée. Me gorger de tes côtes brisées et en un suprême hurlement nous ériger. Ton torse fracassé, je veux y verser ma chair, te faire boire au calice de mes artères, faire le rituel le plus séculaire. Et répéter, répéter la danse des plus sauvages divinités.

MÉRÉDITH
Contre le rempart de mes lambeaux tu peux t’abriter. Ma forteresse exsudée t’offrira la plus sincère des sécurités. D’un commun soupir faisons royaume, maintenant retrouvés de nos plaies devenons le baume.

WACIAN
Partie, arrachée de nos limbes désavouées. Plutôt m’énucléer, jamais plus je ne te laisserai t’éloigner. Je les en empêcherai, qu’importe la prise et qu’importe la ruine, même si je dois m’y broyer, si je dois me baptiser sous les fontaines de mes organes déposés.

MÉRÉDITH
Qu’ils viennent, assemblant les cohortes sensées célébrer la consumation de mes hyménées. En place de l’aimée, de la fraîche promise supposée renouveler les intérêts de seigneurs dépassés, ils trouveront la dépouille immortalisée, prématurément offerte à la corruption, dont la pâleur et ses poignets hurleront : « Je ne serai le temple d’aucun maître, je me suis la seule offense qui soit permise ».

WACIAN
Nous n’en arriveront pas là. Il y aura une échappée pour nous permettre de respirer. Nous la forerons au travers de leurs corps s’il le faut. Mais rappelons-nous ces paroles prononcées, faisons-en le pacte secret de notre résolution achevée. Carcasses, plutôt qu’outils.

MÉRÉDITH
Corrompus plutôt que soumis. Qui pourraient nous intimider alors que nous pouvons aller au-delà de leurs menaces, devancer leurs intentions ?

WACIAN
À toi jamais ma sœur mes veines n’ont de sens que pour tes mains. Chair de ma chair, comment pourrions-nous être séparés ? (Mérédith passe ses mains sur les avant-bras de Wacian, délicatement.) Nous qui depuis l’entraille commune sommes liés. N’es-tu pas Wacian, et ne suis-je pas Mérédith ?

MÉRÉDITH
Sens cela. (Mérédith prend la main de Wacian pour la poser sur sa gorge, sur l’artère.) Un même sang, un même rythme, un même sens. Le monde s’affaisse contre le ressac de nos palpitations. Aucune chambre, aucune crevasse ni aucune prison ne sera suffisante pour taire nos battements à l’unisson. Nous avons été noyés sous le même sang de notre mère ; son sacrifice nous a dotés d’une vie qui ne souffre aucune séparation. Nous intimerons notre propre harmonie partout où nous irons, qu’importe les conditions.

WACIAN
Là sont les vagues qui agitent mes tempes et mes échines comme elles crépitent ta langue et tes dents. Prends-mes yeux qu’enfin je puisse voir uniquement au travers des tiens. Arrache ta peau et offre-la moi, je sentirais le monde pour nous deux. Si j’écarte mes deux mains l’une de l’autre, sont-elles pour autant coupées de mon corps, amputées de leur connexion ? Même séparés nous sommes un, et resterons toujours un. C’est ce qu’ils ont omis de prendre en considération.

MÉRÉDITH
Nous silhouettes sont brumes, nous coulons l’un dans l’autre, indifféremment.

WACIAN
Et comment redouter notre perte, lorsque nous avons deux fois plus de vie que le commun des mortels ? (Mérédith pose son front contre le sien.)

MÉRÉDITH
Toutes ces années de solitude, toutes ces années d’attente. Il ne peut y avoir aucun compromis, aucun frein à mes envies. J’ai patienté, et enduré ta distance, j’ai supporté cette insularisation avec véhémence. Et désormais que ma cellule s’est ouverte, on voudrait m’astreindre à un nouveau cachot de coutumes et de traditions. Non, non. Jamais. Ici et maintenant je préfère m’immoler. Plutôt que connaître le poids d’atours et d’entraves séculaires. Oh Wacian, mon frère. Ne vois-tu pas que je suis venue te déclarer la guerre ? Ce n’est pas de repos ni de confort dont je suis en quête. Mais d’animosité, d’excès dont je veux me faire l’ascète. Il n’y aura rien pour m’en empêcher car de ma propre fin à tout moment je peux me décider.

WACIAN
Alors prend ma lame, prend mon armure et prend mes armes. Affronte-moi comme il se doit, montre-moi encore une fois jusqu’où ta colère va.

MÉRÉDITH
Et me répondrais-tu, avec tes seules phalanges nues ?

WACIAN
(Écartant les bras.) Regarde autour de toi. Je suis un souverain qui sur son royaume n’a de main. L’on m’a privé, lors de ces mêmes années où tu m’étais refusée, de mon sceptre et de mes armées. Je n’ai pas l’usage des affrontements conventionnels. Mais vois mes yeux, plonge tes iris sous le flot des mots et ose me dire que c’est là passivité résignée. Chaque jour, chaque instant, je n’ai fait que me débattre. J’ai lutté contre le constat de suzerain émasculé, de trône à jamais souillé. Et même lors de mes plongées les plus acerbes, où j’aurais préféré offrir au sol le sang qui devrait illuminer notre royaume, je n’ai jamais lâché. Mes armes sont des patiences, mes régiments des éclosions promises. Dormantes, elles attendent et lentement prolifèrent sous l’envers de ce pouvoir qu’ils pensent tous si bien avoir. Ils m’ont pensé à ce point coupé de toute action qu’ils n’ont pu voir mon infection. Il me faut une faille pour me déployer à présent. (Se tournant vers elle.) Et tu es cette faille, ma sœur. Tu veux me faire la guerre. Bien, très bien. Mais il te faudra alors être créative. Car chaque coup que tu me pourrais me porter me sera une victoire, et même décapité, je n’aurai de cesse de me mouvoir.(Mérédith se penche sur lui, déposant ses bras sur ses épaules, le dominant de sa taille.)

MÉRÉDITH
N’exprime pas d’inquiétude quant à mes façons de t’affronter. J’ai eu tout le temps pour me montrer inventive et les imaginer.

SCÈNE XIII

Des nobles discutent dans une chambre richement parée, installés dans un luxe apparent.

NOBLE I
Ne sommes-nous pas les héritiers de ceux qui ont fait Lamleh ? N’avons-nous pas dans notre sang ce qu’il faut pour la représenter ? Comment pouvons-nous à ce point être écartés, de tous les conciles effacés. Je refuse d’être de la caste des oubliés.

NOBLE II
Vren outrepasse ces prérogatives et les limites de l’insulte. Il n’a pas d’ascendance, il sait que sur ce domaine nous l’emportons. Il a peur que contre lui nous nous dressions. Vois comme il a toujours voulu nous tenir muselés, faisant de pâles concessions pour satisfaire nos intentions. Mais les promesses ont été par trop repoussées, ce qui devait être du n’est jamais venu. Les terres qui sont les nôtres sont toujours administrées par d’autres. Les hommes qui devaient nous servir sont encore aujourd’hui les agents de ce prétendu empire.

NOBLE I
Qu’ai-je à faire des sentiments de Vren ? J’ai déjà suffisamment toléré pour me donner à la haine. Je quitterai Lamleh pour reprendre les terres qui me sont échouées. Assez de ces délais.

NOBLE III
Imbéciles, vous ne voyez les possibilités qui se présentent à vos yeux. Le régent a fait rassembler les seigneurs des hameaux, presque paysans de nature, nos cousins de moindres statures. N’avez-vous vu leurs armées, celles qui se sont installées aux pieds de notre cité ? Un rempart de chair pour compléter un rempart de pierre ; il y a suffisamment de bras pour forger une nouvelle nation, et vous osez prétendre qu’on vous retire toute occasion.

NOBLE II
Que veux-tu donc faire, aller les voir, leur demander d’apporter à notre quête leur bon vouloir ?

NOBLE I
Ces moindres seigneurs viendront rejoindre la caste des nobles et feront de Lamleh leur jalouse demeure. Vois déjà comme leur séjour s’est prolongé, vois comme leurs armées sont laissées à l’immobilité. Vren est en train de travailler à les récupérer, et tous ces seigneurs bientôt seront destitués.

NOBLE III
Tu connais les usages ; alors devance-les. Supplante la légitimité. Révoque l’ancienne loyauté. Regarde-les, campés comme des chiens sous des tentes que tous les vents ne peuvent qu’harasser. Vois comme Ramaleh a rassemblé les preuves contre leurs seigneurs pour leur faire ravaleur leur grandeur. Nous connaissons ces pratiques. Nous connaissons ces méthodes. Maintenant, qu’adviendrait-il si ces éléments se retrouvaient entre les mains de ceux qu’hier encore ces seigneurs commandaient ? La voilà, ton autorité bafouée, ton image déchirée. Amenés ici pour porter secours à une ville qui n’a jamais fait que leur imposer un tribut à payer, et les voilà refusés à même l’entrée. Ne vois-tu pas l’humiliation, et la dégradation de leur position ? Vren veut concilier leur abandon et de la capitale l’appréhension, mais cela demande du temps. Nous pouvons agir dès maintenant. Répand les traces que Ramaleh a si soigneusement collecté. Et des restes de notre fortune, achetons leur amertume. Nous aurons une force capable de rivaliser avec les gardes de Vren et de Lamleh. Nous pouvons enfin nous libérer du silence que nous avons incorporé. Il n’est plus temps d’hésiter, sauf si tu désires résider davantage parmi les écartés.

NOBLE II
Je peux envoyer certains de mes hommes qui ont accès aux ailes adjacentes aux appartements de Ramaleh. Je trouverai le prétexte pour y aller et dérober les preuves.

NOBLE I
Un de mes cousins est haut gradé dans l’armée, et je sais que certains sous ses ordres font l’approvisionnement entre Lamleh et le campement dressé à ses pieds. Je peux faire passer les courriers et m’assurer qu’ils ne soient fouillés.

NOBLE III
Bien, il est désormais l’heure de reconquérir notre grandeur.

SCÈNE XIV

Adrian s’avance dans une antichambre, l’air sévère, et Raviel vient s’interposer sur son chemin.

ADRIAN
Écarte-toi, Raviel.

RAVIEL
Vous ne pouvez faire cela, général !

ADRIAN
Si c’est tant le titre que tu admires, mon remplaçant saura te suffire. (Raviel se jette à ses pieds, bloque son passage.)

RAVIEL
Je vous en prie, reconsidérez votre action. Aucun autre ne pourrait diriger les armées, et assurer la victoire de Lamleh.

ADRIAN
Est-ce que tu me penses brave ? Sévère et téméraire ?

RAVIEL
Et davantage. Vous l’avez maintes fois prouvé.

ADRIAN
Maintes fois, oui. Sache pourtant qu’avant chaque bataille, qu’avant chaque combat, je suis pris d’une telle angoisse qu’elle paralyse tous mes muscles d’une poigne de fer et qu’une seule chose a jamais permis de me libérer et de me permettre de répondre au clairon de guerre sonné.

RAVIEL
Qu’est-ce ?

ADRIAN
Un flou, un spectre immense. Un brouillard levé sur les lisières où un pas en arrière apporte honte et sécurité ; un pas en avant le danger et la possibilité d’être tué. Là, sur ce seuil, comme une ruée liminaire, je trouve son trône carmin, l’éclat de tous les matins, l’astre le plus sanguin. Jamais nommé et intimement connu, indéniablement présent et pourtant jamais vu. Il pèse alors sur moi comme si chacune de mes vertèbres était un temple, impatiente, voulant s’immoler pour honorer cette sinistre entente. (Raviel s’apprête à parler, mais Adrian l’arrête d’un signe de main.)
Écoute, ne m’interromps pas. Ce que je te dis n’est pas ouvert à la discussion. Sur ce domaine où à chaque affrontement je me suis porté, le temps s’est facturé, morcelé, et chaque inspiration se poursuivant sur des âges entiers. Les gestes, noyés sans une stase, et les sens si clairs, si clairs à ce qu’il se passe. C’est là que son royaume embrase le ciel, tissu vermeille, et tombe en pluie sur le front de ceux amenés à s’affronter. Ceux marqués de son sceau, la vie en équilibre sur un poignard. Toutes ces secondes sont l’ère de son vouloir. Et de voir, de voir tant d’appelés au crible, tant de glyphes gravés dans une chair surmenée. Combien de fois me suis-je pensé béni d’assister à une pareille fissure. Là, sur ce seuil de tous les trépas, à chaque fois j’ai imploré, suffoqué par tant de beauté : « Prends-moi. Prends-moi. Ne m’accorde pas une victoire qui n’a de signification que pour d’autres. » À chaque fois ces mots j’ai récité en mon plus fort intérieur, litanie des dernières heures, autel avide de douleur. À chaque fois ces mots j’ai récité. À l’exception de notre dernière bataille. Car j’étais assuré de gagner. D’avoir les troupes et une suffisante puissance. Toutes mes tactiques paresseusement assurées de mon expérience. Ma seule et unique défaite. Et je n’y ai ressenti aucune grâce. (Quelques instants. Ils ne disent rien.)
Tu comprends, désormais. J’ai bafoué ce qui m’avait élevé. Je me suis laissé gagner par ce que je méprisais. Il n’est pas de mon fait de savoir si un jour ma ferveur je pourrais retrouver. Mais je peux bien essayer de me racheter, et ne plus laisser à d’autres ce qu’il me faut décider.
(Adrian se détourne, laisse Raviel et entre dans la salle du conseil de Vren. Il est y seul avec Ramaleh.)

VREN
Général. Vous n’avez pas été convié à cette réunion.

ADRIAN
(Il défait son armure et la jette au sol.) Voilà, régent, le juste paiement d’une existence sans honneurs et sans joie.

VREN
C’est bien, tu apprends tes leçons. Tu parades et dramatises sans même que nous te le demandons.

ADRIAN
Ce n’est pas là la nature de ma décision.

RAMALEH
Général, avez-vous bien conscience de ce que vous faites ?

VREN
Laisse, Ramaleh. Je vais m’en occuper. (Vren lentement se lève de la chaire où il est assis.) Ainsi le plus grand loué, muselé de Lamleh, se met à aboyer. Dommage qu’il ne se soit décidé à le faire lorsqu’il avait un siège à remporter.

ADRIAN
Je ne viens pas m’expliquer avec vous, régent. Je ne viens que témoigner de mon action. (Vren se met face à lui. Ils se regardent fixement.)

VREN
Tu sais, je suppose, à quoi tu t’engages ? Notre protection te gardait des ravages d’une population endeuillée et qui porte encore contre toi toute sa rage. Veux-tu vraiment te mêler à ceux dont ta survie est un outrage ?

ADRIAN
Vos raisonnements sont du poison.

VREN
Et ton échec, une mutilation. J’aurais pu te faire tuer avant même que tu ne sois revenu à Lamleh.

ADRIAN
Soyez honnête. Cela aurait été vous priver d’un trop fier objet à exhiber.

VREN
C’est ainsi que tu honores ceux qui sont intervenus pour te libérer de ton sort ?

ADRIAN
Vous manque-t-il à ce point confiance et support pour continuellement invoquer le concours des morts ?
(Ramaleh s’avance mais Vren l’arrête de sa main avant de revenir à Adrian.)

VREN
Prends-garde de ne pas outrepasser ce qui t’es permis, Adrian.

ADRIAN
C’est justement pour de semblables excès que je suis venu expier. Gardez vos paroles et vos mornes incriminations ; je ne saurai porter la bannière de votre putride nation. (Quelques instants.) Me laisserez-vous, ou réclamerez-vous ma saisie ?

VREN
Tu grossis ton importance. Va, libre de porter les conséquences de cette séance. Tu apprendras, avec cette soi-disant liberté, ce qu’est réellement d’être un esclave. Disparais, tu es renié, tes accès refusés, et ta mémoire souillée. Apprécie donc les prémices de ta postérité, celui qui après un échec s’est illustré par sa lâcheté.

SCÈNE XV

Wacian rentre dans les quartiers royaux, en habits d’entraînement, visiblement mal, en peine de marcher. Mérédith, en train de lire, se précipite sur lui en le voyant ainsi.

MÉRÉDITH
Wacian ! Que t’arrive-t-il ?

WACIAN
Ce n’est rien, ne t’inquiète pas. (Il manque défaillir, et Mérédith le soutient. Au travers de sa tunique, elle voit qu’il saigne.)

MÉRÉDITH
Tu saignes, tu es blessé ! Viens. (Elle l’aide à rejoindre le lit, et retire le haut de sa tunique pour révéler un corps couvert d’hématomes récents, certains d’où s’écoulent un mince filet de sang. Mérédith reste muette à le voir ainsi. Il défait le reste de son haut, plus à l’aise pour respirer.)

WACIAN
N’ai peur. Ce ne sont que des serments d’allégeance.

MÉRÉDITH
Que veux-tu dire ? (Wacian sur le point de parler se sent visiblement mal à nouveau, l’air fiévreux. Mérédith apporte du linge et une bassine d’eau. Wacian se laisse glisser au bas du lit, tandis que Mérédith commence à éponger ses blessures. Sans échanger un mot, ils se regardent de temps à autre, se perdent dans cet instant.)

WACIAN
J’ai infecté, et renouvelé les promesses jadis données. Aurais-tu pu le croire ? Malgré ces années et ces déboires, malgré l’enlisement dans la satisfaction de leurs plus basiques intérêts, ils n’ont jamais pu entièrement oublier.

MÉRÉDITH
De qui parles-tu ?

WACIAN
Nos gardes, les agents de Vren. Sous l’endoctrinement de sa main, il y avait encore de présentes quelques graines. Il suffisait de leur rappeler, ce que c’était que servir un seigneur pour lequel on pouvait trembler. Tout ce qui leur fallait était la bonne approche pour s’y accrocher.

MÉRÉDITH
Depuis combien de temps fais-tu cela ?

WACIAN
Depuis des mois. Bien avant l’intuition même de ton retour, j’ai commandé les gardes qui devaient m’être des entraves, cataloguant mes faits et gestes, à m’affronter lors d’un seul et unique entraînement. Comme ils hésitaient à frapper celui qu’ils devaient surveiller. Si prudes pouvaient-ils se montrer au début, je sais les tensions et les pressions qui permettent de mieux éveiller leur sang. Et dans l’acharnement pantelant, écaille de colère, ce n’était bientôt plus un entraînement. Leur ferveur avait coagulé, et à l’aide de ces hématomes, je l’ai ravivé. La douleur et l’effort lie davantage les corps que n’importe quelle cérémonie. Troublé, partagé entre la honte et l’appréhension de heurter leur prince, ils découvraient en un même moment que j’étais plus qu’un de ces nobles dont ils ont la coutume, et que leurs actions avaient des conséquences nouvelles qui les concernaient davantage que n’importe quelle sentence.

MÉRÉDITH
Tu t’agites trop. (Elle enroule un bandage autour de son flanc et l’aide à s’assoir sur le lit.)

WACIAN
Un à un je les ai réclamé, et leur ai rappelé ce que c’était que d’avoir un maître pour qui désirer se perdre. Et ces marques, ces plaies reçues que j’ai également su leur donner, sont la garantie qu’ils ne pourront l’oublier.

MÉRÉDITH
Penses-tu que cela sera suffisant pour qu’ils te suivent ?

WACIAN
C’est une étape. Le temps devait jouer en ma faveur. Aux conclusions de nos luttes, nos membres usés et blessés par les excès auxquels je nous avais poussé, ils revenaient à eux en un trouble, crainte et incompréhension, dysfonction. C’est là que j’ai planté mes semences qui grondent, grondent encore. Je leur ai offert et ordonné de garder l’épée avec laquelle nous nous étions affrontés. Dans leur quartier je veux la savoir sauvegardée, émanant et remémorant la confusion de ces instants où leur seigneur s’est montré à la fois véhément et confiant ; proche et pourtant distant. Ces épées d’entraînement seront le fanal duquel mon incendie se répandra en fontaine. Dès les premières semaines les rumeurs courraient, se propageaient de garnison en garnison et disaient : « Notre Prince prend en duel chacun de ses soldats, et leur offre sa confiance sans de superflu émoi. » Je leur offre l’assurance de mes qualités d’épéiste, et mes promesses de solidarité intimiste. Mais ce n’est qu’une étape. Ils savent, désormais, qu’en cas d’urgence je saurais me distinguer et user de leur fidélité. Il ne manque plus que cette urgence.

SCÈNE XVI

Vren déambulant tard, seul et ivre, dans les abords de ses quartiers où sont dressées de grandes bibliothèques.

VREN
Saveurs d’antique, ruminages des heures stériles. Tout ce savoir bavant de reliures de cuir. Années offertes, études surfaites. Mouvances du sacré, théologies surannées. Auspices et présages, haleines et mirages. (Il s’arrête, regarde droit devant lui.) Labyrinthe et entrailles. (Il reprend sa marche en buvant de sa flasque.) Sexualité et semailles. Mes temples de papiers. Et mes blanches banderoles dressées. Sur un désert qui a bu sans trace toute l’encre versée. (Il prend un livre, en inspecte la couverture, avant de le jeter par terre.) Inutile ! Tu n’auras prévenu le retour inopiné, la faille dans des plans méticuleusement agencés. (Pour lui-même, parlant seul.) Qu’une seule personne puisse mettre en branle d’aussi solides fondations… Ce n’est pas une femme, ce n’est pas la fille du roi… Née de quelque ignominie, rejet de rance semence… Il ne doit y avoir que les bêtes pour porter pareille engeance… (Quelques instants.)
Gardes ! Gardes ai-je dit ! (Un garde se porte à Vren et ploie le genoux devant lui.)

GARDE
Mon seigneur, vous avez fait appeler ?

VREN
Qu’on équipe les chevaux. Videz les écuries royales, qu’on en mène les occupants dans la cour.

GARDE
Vous partez, seigneur ?

VREN
Aucunement. Prenez les montures, trancher leur la gorge. Laissez-les agoniser, puis ouvrez leur le ventre.

GARDE
Seigneur ?

VREN
Je n’ai pas terminé. Dans les entrailles fumantes, je veux que vous regardiez attentivement. Fouillez en les plis de la pointe de votre lame, et si par chance, vous trouvez le forme tremblante d’une enfant aux cheveux noirs, abattez-la immédiatement. Vous réaliseriez par là un plus haut devoir que vous ne pourriez croire.

GARDE
Je ne comprends pas, seigneur. (Quelques instants.)

VREN
Relève-toi. (Le garde se relève, et Vren le fixe quelques instants sans rien dire.)
À qui offres-tu ton allégeance ?

GARDE
À vous, seigneur.

VREN
Vaine sangsue famélique, tu mens, je vois couler le putride exsudat de ta traîtrise hors de tes lèvres. Il me faudrait anéantir une à une les infamies de mes mains pour redonner à ce royaume son chemin ! (Il empoigne l’ épée du garde dans son fourreau qu’il dégaine et s’apprête à abattre. Ramaleh, à l’écart dans un couloir, s’interpose entre les deux, retenant les mains de Vren.)

RAMALEH
Seigneur, contrôlez-vous !

VREN
Écarte toi de mon chemin ou subis mon arrêt de concert !

RAMALEH
(Au garde.) Sortez !
(Le garde sort en courant, et les deux luttent un moment, Vren tentant d’abattre Ramaleh dans sa rage, ce dernier tentant de le désarmer. Finalement l’épée est rejetée au sol, et Vren se tient épuisé contre la table.)

VREN
Tu me tues, Ramaleh. Comme tous tu dis me servir mais tu assailles ma carcasse pourrissante de tes ongles. Vous refusez l’exposition du jour, et rongez par des voies déviées. Il n’y a rien de viril dans votre façon de vous battre. Votre patience est abominable. Et je n’ai plus la force de repousser vos attaques conjointes.

RAMALEH
Je n’ai jamais fait que vous servir, mon seigneur. Dès les premières heures, je vous ai consacré tout mon labeur.

VREN
Vois comme croulent les ramures agonisées. Il ne reste rien à faire. L’on m’a déjà enterré.

RAMALEH
Venez, vous devez vous reposer.
(Ramaleh prend le bras de Vren et le passe par-dessus son épaule, le soutenant pour avancer.)

VREN
Laisse les morts pourrir, j’ai suffisamment donné à ce monde.

RAMALEH
Sauvegardez vos forces.
(Quelques instants où ils marchent en silence.)

VREN
Il nous faut une armée toujours plus puissante, des légions plus opulentes.

RAMALEH
Nous les préparons, seigneur. La pénurie des landes nous devance, chaque paysan désire prendre les armes pour réclamer le blé d’autres contrées.

VREN
Il nous faut ce pays.
(Vren est supporté avec peine par Ramaleh, qui chancèle sous la carrure du régent.)

VREN
Si au moins nous avions pu trouver un quelconque symbole en héritage, une marque qui de son porteur aurait garanti l’adage. Un artéfact royal qui aurait pu s’inscrire dans une des légendes que nous avons écrite.

RAMALEH
De quoi parlez-vous ?

VREN
Toute la lande j’ai fait creusé, gratté, limé, afin de tout récupérer. L’armure avec son corps, restituée. Le carreau qui l’a terrassé, récupéré. Et son épée, brisée, piétinée par les cavalcades en ruées une fois la retraite sonnée. Perdue à jamais. Il n’existe même pas dans le sillage de nos armées un bâtard que l’on pourrait légitimer !

RAMALEH
Calmez-vous, je vous en supplie.

VREN
Et quand bien même existerait-il, nous ne pouvons le faire valoir aux yeux du peuple. Une telle conquête, une telle action, et il ne reste même pas de quoi renouveler les premières volitions…
(Ramaleh atteint les quartiers du régent, et le dépose sur un fauteuil. Il s’apprête à partir, lorsque Vren, encore ivre, continue de parler.)

VREN
Même à lui, tu entends ? Même à lui j’aurais pardonné s’il était venu me le demander.
(Ramaleh sort et, se retrouvant seul, attends quelques instants. D’un feint sifflement il appelle l’un de ses agents, qui se présente à lui en sortant des ombres de la scène. Il a un masque et une tenue sombre, ploie le genoux face à Ramaleh.)

AGENT
Quels sont vos ordres ?

RAMALEH
Fais reprendre les recherches interrompues dans la lande. Localise la bande nomade des exilés. Que toutes les ressources dispensables à Lamleh soit à cette fouille dédiée.

AGENT
Bien, seigneur.

RAMALEH
Et… Garde un œil sur Adrian. Rapporte moi ce qu’il fait.

AGENT
Ce sera fait.

SCÈNE XVII
Mérédith seule à la fenêtre, voit l’un des gibets rituels dans la distance.

MÉRÉDITH
Le vent s’est subitement arrêté, les vitres ont cessé de trembler sous ses assauts. Laissons entrer la procession des heures indues. Ah, ma lande. Douces plaines austères, aux herbes de cendre. T’avoir enfin à porter de ma paume. Tu n’en a jamais quitté la mémoire, et quand bien même aurais-je dû passer les décades de ma vie en exil, tu n’en aurais pas été amoindrie. Mais je ne peux renier qu’être ici m’est une puissance. Me donner, enfin, entière, aux plateaux qui supportent ta terre, et non plus seulement t’offrir une lointaine mélancolie délétère. Coure en moi, viens prendre ta place dans le foyer de mes entrailles. Tu sais, tu sais que tu y trouveras ton image.
(Quelques instants, elle se penche pour regarder au loin.)
Les gardes rallument les torches soufflées par cette veille prolongée. Oui, hâtez-vous, de crainte qu’une menace dont vous ne connaissez rien se révèle à vos pieds. Qui a besoin d’ennemi lorsque l’on est à ce point défait. Ah, il y a maintes choses à faire, et urgente est la demande. Les empires ont précédé les murailles et la domination les armures. (Quelques instants, elle essaye de regarder plus en avant.) Que font les gardes à se rassembler, vers quoi pointent-ils ? (Elle recule en comprenant.)
Oh, voilà ces fameux gibets rituels. Un nouveau en a été monté, en plein milieu de la plaine. C’est donc cela, l’obsession de Vren. Le malaise qui couvre les allusions et les rumeurs du pays. Un amalgame branlant de bois aux formes chevalines, mêlé à de la chair rance. Il faudrait en placer un sur la place publique, et l’on verrait bien qu’il n’en ressort que ce qu’on y projette. Mais les gens seraient par trop déçus, il leur faut trop leur horreur patente.
(Quelques instants, elle s’écarte de la fenêtre.)
Avez-vous donc tant besoin d’édifications, d’évidentes représentations pour vous croire en présence des courants qui courent au-dessous ? Vous élaborez de complexes idoles, épuisez vos vies à façonner de trop crédibles panthéons. Il serait presque dommage de voir autant d’efforts dans la construction de ce cercle fermé ; destriers aveuglés dans la fureur même de votre continuelle ronde, l’écume qui perle de vos lèvres ne peut promettre que de maigres fruits… Presque dommage ; mais l’inutilité a sa place, et le gâchis son droit. Dépensez inutilement les souffles qui battent vos veines, consumez tout en une absence de direction. Lorsque la trame des hommes découvrira, et goûtera, pleinement l’amertume de cette coupe, réalisation des générations perdues, l’angoisse qui en surgira sera d’une telle violence, tétanie qui ne pourra se faire que déhiscente.
(Quelques instants, elle revient à la fenêtre.)
Peu importent ces tours de bois muettes pesant sur la lande, peu importent ces corps battus qui infectent le vent. Oui, relance tes rafales, engouffre toi dans cette fenêtre ouverte, pénètre les murs sans défense. Épidémie, viens jusqu’à mes portes. Je te montrerai les raisons de l’infection. Ériger le gibet c’est encore trop demander à se distinguer, à se mettre en vue. Fais de toi le gibet, sois de la matière même de ta vie ce corps suspendu et pourrissant. Oui, oui. Là la voie, là la ruée à vouer. Oh, inertie. Ce que je voudrais parler les langages de l’exhémie. Comment ne pas jouir de ce monde, lorsque toute strangulation est une confirmation ? Gibet, artère de la nuit, pulse d’une horreur qui soit notre élévation. Ensemence nos yeux, qu’enfin, qu’enfin, en cessant de t’invoquer et te façonner, nous devenions ton égal.

SCÈNE XVIII

Ramaleh lave ses mains ensanglantées dans une bassine d’eau. Un garde se tient à ses côtés

RAMALEH
Apporte une nouvelle bassine d’eau, celle-là est trop usée.

CAPITAINE DE LA GARDE
Oui, maître-espion.
(Le garde revient avec une bassine propre. Ramaleh termine de se nettoyer.)

RAMALEH
Est-ce la première fois que tu participes à un interrogatoire ?

CAPITAINE DE LA GARDE
Oui, je ne l’avais jamais fait auparavant. Un peu tardif pour un capitaine.

RAMALEH
Ne t’en fais pas, il n’est jamais trop tard pour apprendre. Il n’y a pas de honte à avoir d’être ainsi gradé aussi jeune. Tu as bien tenu à l’intérieur. Pour vrai, tu t’es bien débrouillé.

CAPITAINE DE LA GARDE
Je vous remercie, maître-espion. (Un instant, le garde regarde vers la porte.) Je ne pensais pas qu’il résisterait aussi longtemps. Et toujours il ne dit rien.

RAMALEH
Oui, son âge avancé nous aura détrompé. Mais le Seigneur-régent a de bonnes raisons de le penser lier aux gibets qui pestifèrent notre terre. Et maintenant plus que jamais il nous faut savoir ce à quoi nous avons affaire. Mais nous acharner ne fera qu’aggraver les choses, et je ne sais pour toi, mais j’accueille volontiers une pause. (Les deux rient ensemble.)

CAPITAINE DE LA GARDE
C’est bien vrai. Je n’aurais jamais pensé que faire subir un interrogatoire était à ce point fatiguant.

RAMALEH
Tu t’y feras, tu verras. Je ne suis d’ailleurs pas assez pour à moi seul gérer cette période de tension. Je pense que tu as la main pour ça. Est-ce que cela te plairait de me porter à nouveau ton secours ? Ce n’est certainement pas le dernier qui passera ici.

CAPITAINE DE LA GARDE
Ce serait un immense honneur que de vous servir, maître-espion.

RAMALEH
Assez de ces formalités, nous ne sommes pas à la cour mon garçon. Tu peux me nommer Ramaleh.

CAPITAINE DE LA GARDE
Très bien, Ramaleh.

RAMALEH
Maintenant, reprends des forces. (Quelques instants.)

CAPITAINE DE LA GARDE
Je voulais vous demander…

RAMALEH
Hm ? (Silence gêné.) Eh bien, parle !

CAPITAINE DE LA GARDE
Je me demandais pourquoi l’on vous surnommait ainsi.

RAMALEH
Oh, c’est une bien vieille histoire. Tu dois peut-être le savoir, mais je n’ai pas toujours servi sous les ordres du seigneur-régent. Avant la rébellion du roi, et son prématuré trépas, j’étais l’agent d’autres couronnes. C’est en rencontrant les acteurs de ce qu’allait devenir notre capitale et sanctuaire, que j’ai décidé de porter mes forces à ce qui m’était une plus noble bannière. Et j’ai profité, quelques années, de mes laisser-passer aux divers côtés des conflits qui ont suivis. Avec Vren, nous avons pu ainsi créer une puissante barrière de sécurité, ce qui nous as permis de nous établir ici sans subir l’influence des seigneurs étrangers. (Quelques instants.) C’est à toujours m’adapter à ceux qui m’entouraient, qu’ainsi suis-je devenu Ramaleh, le gant de Lamleh. Donc, tu vois, il n’y a pas de mal à ne pas être de pure souche, ou à regarder ailleurs, tant que je sais où ton cœur demeure. Au seigneur-régent je m’étais ouvertement confié, lui que je devais espionner, et maintenant, vois où je suis placé.

CAPITAINE DE LA GARDE
Oui, vous avez raison. (Quelques instants.)

RAMALEH
Tu as encore une question qui te brûle la langue. Je le vois dans tes yeux.

CAPITAINE DE LA GARDE
Eh bien… Est-ce vrai ? Ce que l’on dit ?

RAMALEH
Quoi donc ?

CAPITAINE DE LA GARDE
Que les gibets seraient une machination de l’ennemi, un terrorisme des seigneurs étrangers, une promesse de ce qu’ils veulent nous réserver.

RAMALEH
Tu demandes là des secrets d’État.

CAPITAINE DE LA GARDE
C’est que ma petite sœur vit dans l’une des bourgades aux frontières, et je suis terrifié pour elle dès que j’entends parler des gibets. (Un instant.) Je ne trahirai jamais votre secret, je ne vis que pour voir la floraison de Lamleh.

RAMALEH
Et cela t’honore, et te portera loin. Reste à mes côtés, et je saurai te protéger. (Soupir.) Mais que dire. Que répondre. Nos futures années me semblent sombres. Nos ennemis sont plus avancés que nous le pensions. Leur pourriture plus infiltrée nous le croyions.

CAPITAINE DE LA GARDE
Infiltré ? Au cœur même de Lamleh ?

RAMALEH
Ne demande pas plus. Mais maintenant, je veux que tu sois prudent. Ne dis rien, ne prononce rien qui puisse te mettre en danger. Tous peuvent écouter et nous ne savons pas à qui nos gens portent leur loyauté. Même dans les sphères les plus haut-placées.

CAPITAINE DE LA GARDE
Vous ne voulez pas parler des nobles.

RAMALEH
J’ai dit les sphères les plus haut-placées.

CAPITAINE DE LA GARDE
Eh quoi, les héritiers du roi seraient les agents de tout cet effroi ?

RAMALEH
Au moins une moitié.

CAPITAINE DE LA GARDE
Vous ne pensez pas…

RAMALEH
Telle est ma suspicion. Je ne fais aucune accusation. Mais son retour est par trop soudain, le flot de ses actions beaucoup trop incertain. Maintenant garde silence, et méfie-toi de tous. Il faut nous tenir prêt, si quoi que ce soit doit se confirmer. Me comprends-tu ?

CAPITAINE DE LA GARDE
Oui, Ramaleh.

RAMALEH
Tu es vivace, c’est bon à voir. (Quelques instants.) Toi qui dirige les gardes, sais-tu où est allé Adrian ?

CAPITAINE DE LA GARDE
Je ne le sais. Il ne se trouve pas dans ses quartiers, et je ne l’ai vu ces derniers jours. Pourquoi cela ?

RAMALEH
Je ne sais pas. Une intuition. Je n’aime pas à le savoir hors de surveillance.

CAPITAINE DE LA GARDE
Avez-vous des raisons de douter de sa loyauté ? (Quelques instants.) C’est donc vrai, il a bien démissionné.

RAMALEH
Je doute de tout le monde, tout le temps. J’ai mes raisons de le vouloir hors de l’équation.

CAPITAINE DE LA GARDE
Serait-il dangereux pour Lamleh ?

RAMALEH
Un général qui démissionne après avoir fait échouer une bataille que tout indiquait simple à emporter ne peux qu’être soupçonné.

CAPITAINE DE LA GARDE
Je ne l’avais jamais vu sous cet angle.

RAMALEH
Tu as de l’avenir, mon garçon. Je n’ai à te faire de dessin pour que tu puisses me suivre. Et plus que jamais il nous faut des soldats sur qui compter. Tu es jeune encore, mais on saura te donner l’expérience. Tu le sais, maintenant, la place de général est vacante. Mais Adrian vivant, on ne peut si aisément le remplacer. Il reste encore très populaire dans le cœur de l’armée. Mais s’il venait à disparaître, là… Il se pourrait même que cette place t’échoit.

CAPITAINE DE LA GARDE
Moi, réellement ?

RAMALEH
Je te l’ai dit. Il nous faut des hommes de confiance. Mais assez de cela. Retournons à l’interrogatoire. Il nous faut lui faire avouer son implication avec les gibets.

CAPITAINE DE LA GARDE
Oui, Ramaleh.

SCÈNE XIX

Un homme d’un certain âge, dans une tenue pauvre, se tient dans un sous-sol et creuse de ses mains la terre. Une femme, de condition et d’âge similaire, entre avec une bougie qu’elle tient haute.

PAYSANNE
Que fais-tu en bas ?

PAYSAN
Rien. Retourne te coucher. (Il continue à creuser.)

PAYSANNE
Mais qu’est-ce que tu fais ici à cette heure-là ?

PAYSAN
(Un instant.) Il me fallait la voir.

PAYSANNE
Oh, tu te fais de mal. Il ne nous le rapportera pas.

PAYSAN
Laisse-moi seul. (Elle hésite, puis viens sans un mot s’asseoir à ses côtés.)
Comment ce morceau de charbon à la face couverte de craie, peut être un phare et aux morts un accès ?

PAYSANNE
Non pas un accès, une vitrine posée sur leur présence, un mur vitrifié derrière lequel ils défilent en silence.

PAYSAN
Quand sera la prochaine réunion ? Nous pourrions leur poser nos questions…

PAYSANNE
Tu penses qu’y graver son nom pourrait aider ?

PAYSAN
Non. Les morts sont anonymes. On ne ferait que jeter des galets sous les flots. Des remous, puis le silence. Mais il est là, quelque part.

PAYSANNE
Je le sens, je le sais. Il n’a jamais pu entièrement s’effacer. J’entends ses cris dans la nuit tombée.

PAYSAN
Ce ne peut être les siens. Une fois passé, il a du se mêler aux autres destitués. Ceux qui embrassent la nuit hurlent d’une commune folie.

PAYSANNE
Si seulement je pouvais le voir dans sa nouvelle vie…

PAYSAN
Penses-tu que nous pourrions essayer de lui parler ?

PAYSANNE
Non, laisse-le où il est ! Il n’est plus ce qu’il nous était désormais. Son entité a été balayée, et il ne sert à rien d’essayer de le déranger. Comment pourrais-tu le localiser dans le grand fleuve de limon, là où veillent les stèles aux faibles combustions ?

PAYSAN
Tu as raison. Laissons la nuit garder notre garçon. En ses heures, nous saurons que, d’une manière, il est le conjoint de la dissolution. (Quelques instants.)

PAYSANNE
Nous ne le verrons plus jamais. Nous ne le tiendrons plus jamais contre nous.

PAYSAN
Sa mémoire est enterrée avec son corps et elle moisit avec sa chair. Nous disparus il n’y aura plus personne pour attester de son passage sur cette terre.

PAYSANNE
Mais son image demeure au-delà, dans le grand anonymat. Déflagration résiduelle, l’ultime pavillon sacramentel.

PAYSAN
Et nous le rejoindrons lorsqu’il sera temps d’oublier nos noms. (Quelques instants.) Apporte les bougies.

PAYSANNE
Oh, non. Non non non. Les autres l’ont interdit ; il ne faut pas essayer de voir ce qui réside au-delà du rideau de la noire pluie. Nous ne participerons qu’à l’invocation de nouveaux gibets, et nous pendrons accrochés à leurs crochets. Tu les as vu, toi aussi, dressés comme de rances tours, avec pour habit les carcasses de ceux qui ont transgressé le jour.

PAYSAN
Je ne peux retenir ce désir. Il me faut si ce n’est qu’entendre son soupir. Que peut-il nous arriver de pire ? Nous nous tenons debout, à attendre de pourrir.

PAYSANNE
Je le sais, oh comme je le sais. Mais… Les gibets ? Es-tu sûr de vouloir franchir le plateau des dernières exuvies ? De vouloir profaner le temple sans vie ?

PAYSAN
Va chercher les bougies. (Elle se lève, va les chercher, et les ramène. Ensemble, ils disposent les bougies autour de l’idole de charbon et les allument une à une. Elle tire un collier d’osselets de sa robe qu’elle serre fortement entre ses mains.)

PAYSANNE
Que ces dents soient le gage des dévorés. Je ne peux me résigner à compter mon fils parmi les oubliés. (Il sort une étoffe de lin déchirée de sa poche, maculée d’une tâche brunâtre que l’on devine du sang séché.)

PAYSAN
Voilà tout ce qui reste de notre enfant, qui était parti se battre de son air triomphant. Qu’on nous le ramène si ce n’est qu’un instant, qu’on nous laisse parler à celui qui nous importe tant ! (Les deux murmurent ensemble une même grave litanie en une langue inconnue.)

PAYSANNE
Regarde ! La bouche de la statue ! Elle suinte un liquide noirâtre ! Cela marche, cela marche ! Oh, mon fils, mon fils ! (La paysanne tombe à la renverse et commence à être prise de convulsions.)

PAYSAN
Oh non, non, je-
(Il tente de se relever mais s’écroule et est pris aussi de convulsions. La scène se ferme sur eux en pleine crise d’épilepsie.)

SCÈNE XX

Adrian, seul, avant d’entrer dans les cachots pour confronter l’illuminé emprisonné.

GARDE
Général ? Qu’est-ce que vous faites aux cachots ?

ADRIAN
Tu sais que je n’ai plus ce titre. Est-ce bien là qu’est retenu prisonnier l’illuminé ?

GARDE
Oui, il est bien ici. Il occupera cette cellule jusqu’au jour de sa condamnation.

ADRIAN
Bien. Laisse-nous.

GARDE
Je ne peux pas quitter mon po-

ADRIAN
Je t’ai ordonné de nous laisser.

GARDE
Je- Bien.
(Adrian, quelques instants face à la porte, sans se résoudre à y entrer.)

ADRIAN
Pollution. De cette faiblesse l’ineffable expression. Descendu jusqu’aux cageots du doute, paralysé comme une bête sur le point d’être exécutée. Ridicule. Coïncidences, fumeuses convergences d’un esprit en quête d’assistance. Derrière cette porte il n’y a rien. Et si non… (Il entre. L’illuminé est à genoux, les mains liés, les yeux bandés. Il porte les marques d’interrogatoires et de brutalité sur son corps et son visage tuméfié.)

ILLUMINÉ
Alors, la dialectique reprend.

ADRIAN
Pas cette fois.

ILLUMINÉ
Une nouvelle voix s’élève. Amusant. Mais à qui prêtera-t-elle son chant ?

ADRIAN
Avez-vous, ou non, vu ce qui attendait ce pays ?

ILLUMINÉ
Et l’interrogatoire maigrement une fois de plus s’entend.

ADRIAN
Ne pensez cela. Je ne suis venu sur l’ordre de personne.

ILLUMINÉ
Prend garde, les meilleurs ordres sont ceux que l’on ne prononce pas. Attends. Je reconnais ta voix. C’est toi, n’est-ce pas, qui a conduit mon arrestation ?

ADRIAN
En effet. Vous êtes ici de mon fait.

ILLUMINÉ
(Rire étouffé.) Présomptueux, aurais-tu refusé de faire ce que milles autres volontaires ce seraient proposés. Que viens donc faire le héros de guerre à chercher la compagnie des carcasses polluant la terre ?

ADRIAN
Je suis autant un héros que vous êtes aliéné. Les paroles que vous avez prononcées, elles sont vraies, je le sais, ce vide je l’ai expérimenté. Nous avançons sans direction, le monde semble creux sous sa superficielle tension.

ILLUMINÉ
Et tu poses la question : suis-je emporté dans le courant contre mon gré, ou ai-je participé à son action.

ADRIAN
Oui ! Voyez, vous savez.

ILLUMINÉ
Si je savais quoi que ce soit je ne serai pas ici.

ADRIAN
Non, vous vous trompez. C’est justement parce que vous dites la vérité qu’on a tant voulu vous enfermer.

ILLUMINÉ
Qu’importe celui qui a raison dans une assemblée de prétendants qui n’écoutent que ce que leur dicte leur sang. Attends. Écoute. Ne me pense pas la nuit, son agent, ou son amant. Je suis le premier des échoués ; prêcheur, et professeur, qui ne peut qu’à tous répéter ses propres erreurs. Ma chair m’a retenu derrière ces remparts que j’abhorre, je n’ai pu me porter à suivre les pas de ceux que j’ai admiré. Non, plus que tous réunis je tends à l’oubli. Car d’un regard clair j’ai pu voir, et n’ai agi. Il n’y a pas de prophétie ; quiconque regarde constate la pénurie. J’ai voulu voir les autres bouger, là où moi je n’ai pu que crier. Mon vide m’a gagné, et je sais très bien comment s’en libérer. Tes gardes en ont reçu l’ordre tacite et inavoué.

ADRIAN
Laissez-moi vous sortir d’ici. Je n’ai pas encore perdu toute autorité et l’on ne me refusera passage, même si je dois sur mes épaules vous porter.

ILLUMINÉ
À quoi bon repousser la dissolution ? Pour quelques gardes qui détourneraient le regard, des centaines d’autres m’attendent dehors. Et si ce n’est eux, la foule se détournera plutôt que lever le bras. L’exécution ici, l’inanition là ; non mon enfant, pour moi il n’y a plus de voie. C’est le prix, l’expression, la continuité, la conclusion, et la vérité de mon échec. Il a été décidé il y a longtemps. Je ne fais que marcher sur les pavés d’une destination déjà en moi-même explorée.

ADRIAN
Vous seul avez vu dans la maladie qui a rongé Lamleh. Vous seul avez pu voir l’extension de ses dégâts. Vous ne pouvez disparaître désormais, pas alors que nous nous tenons au seuil d’un gouffre sans fond.

ILLUMINÉ
Je suis le premier à avoir vu car je suis le premier touché. Je suis l’intime de sa propagation car j’en ai appuyé l’action. Je n’ai aucune vision. Tout ce qui se présente à moi se présente aux autres en un même constat. Si les autres fuient, ne le fais-je pas aussi ? Sinon, comment aurais-je terminé ici ? Méfie-toi des martyres, ils ont un bonheur trop évident dans leur tombe.

ADRIAN
Auriez-vous menti ?

ILLUMINÉ
Qui parle de mentir ? Et que t’importe la vérité ? Te sentirais-tu plus allégé, si tu savais que tu ne pouvais combattre les tumeurs qui t’ont empoisonnés ? Est-ce que le meurtre disparaît, une fois que l’on comprend ce qui nous y a mené ? Vous faites trop de cas de la justice, et ne voyez pas que dans son angle mort se trouve le siège de son primordial fort. (Quelques instants.) Ils me surnomment l’ « illuminé ». Toute lumière est un fardeau. Toute lumière est caustique. J’ai échoué à me tenir sous le jour, et j’accepte ce nom, uniquement si l’on entend comme victime de la lumière. Et maintenant, il me faut marcher jusqu’à ma juste complétion.

ADRIAN
Dites-moi, au moins, dites-moi, ce qui doit être fait pour endiguer cette béance, pour combattre cette vacance qui ne peut se satisfaire d'aucune saveur et se tenir à aucun but !

ILLUMINÉ
Tout perdre.

ADRIAN
Tout perdre ?

ILLUMINÉ
Absolument tout. Ton désir est ce qui t’éventre, et le rêve habite tes cernes. Les morts sont conservateurs. Souviens-toi de cela. Ne laisse pas la loyauté t’étouffer. La charité est une bave empoisonnée, la gratitude une entrave prête à te profaner. Ne pense pas la clémence quelque chose à t’imposer. Méfie-toi de ceux à qui tu dois le plus. Les sanctuaires sont des impasses.
(On frappe à la porte de la cellule.)

GARDE
Adrian, vous n’êtes plus autorisé à entrer ici !

ILLUMINÉ
Pars, mon fils. Je doute que l’on se reverra. Même un spectre ne peut traverser toutes les parois. (L’illuminé crache du sang par terre.) Ah, je répands de la lumière. Qu’elle te soit un phare pour te guider sûrement vers de plus fortes perditions.

ADRIAN
Ne pouvez-vous m’en dire davantage ? Ne me laissez pas sans une indication ! (L’illuminé rit faiblement.)

ILLUMINÉ
Affamé, n’est-ce pas ? Toujours vouloir plus, encore et encore plus. Tu voudrais la voie des expiations, la recette d’un rituel où déverser ta dévotion. Mais une route déjà tracée, aussi intense soit-elle, ne peut te mener que vers de fausses promesses sacramentelles. Méfie-toi des cérémonies, et des habitudes cultuelles ; un rituel qui se réalise comme escompté est un plus triste échec que des conséquences sous-estimées. Il te faut te perdre, et tu demandes le chemin ! Jette toi dans le doute sans même te poser de question. Souviens-toi : l’angoisse provoquée aura toujours plus de fruits que celle subit avec passivité. Pousse-toi à plus de nudité. L’incendie des deux côtés doit se propager.

GARDE
Sortez immédiatement de cette cellule !

ILLUMINÉ
Disparais, chevalier des vergers. Certaines graines ne peuvent pousser que si la forêt entière est brûlée. (Adrian se lève, et quitte avec difficulté la pièce.)

SCÈNE XXI

Vren et Ramaleh se tiennent debout au sommet du fort de Lamleh. Des brasero y sont allumés. La vue est dégagée sur la lande et sur le crépuscule doré. Vren est près du bord, regardant l’étendue qui s’offre à lui.

VREN
C’est exactement là que je me tenais, il y a vingt années de cela. Le fort était à peine commencé, et les murailles rien de plus qu’un projet. Mais la vue était la même. Le même horizon défiant, léché de la sinuosité des landes qui n’offrent toujours aucune clémence. Combien de cartes tracées et reconfigurées depuis. Et lui se tenait là, jusqu’à côté de toi. Tout ce qui a été entrepris, tout ce qui a été érigé depuis, l’a été en vertu de cette première vision, le sillage de toutes ses actions. Une telle hargne qui jamais sur le champ de bataille n’a trouvé son égal. Et une simple flèche… Un hasard immense pénétrant l’angle mort entre son heaume et sa cuirasse. Un carreau aléatoire perçant sa voix et stoppant net l’éclat. (Quelques instants. Vren se retourne légèrement, avant de reprendre sa position initiale.) Tu voulais me voir, Ramaleh.

RAMALEH
C’est à propos de la sécurité de Lamleh.

VREN
Parle, je t’écoute.

RAMALEH
Il y a des irrégularités dans le flot de mes informations. Les schémas répondent de nouvelles perturbations. Ce ne sont pas seulement des missives manquantes et des rapports en vain attendus. Il y a quelque chose de coincé sous la langue de mes agents ; les explications et les raisons ne s’accordent pas entre elles.

VREN
L’ennemi a pénétré notre réseau d’espionnage ?

RAMALEH
L’ennemi n’a jamais eu les moyens de pénétrer nos domaines de cette manière, et je ne crois pas en l’hypothèse d’une intervention des seigneurs étrangers.

VREN
Eh bien, parle en ce cas. Dévoile l’intégralité de ta réflexion ; nous n’avons pas le loisir des traits d’esprits.

RAMALEH
La brèche est interne. Visiblement quelqu’un a accès à nos informations, ce dont certains agents semblent sciemment au courant.

VREN
(Faisant les cent pas.) Wacian. Cette tumeur émasculée. Cela explique le petit cercle qu’il s’est formé avec ses gardes. Ne te méprends pas, c’est Mérédith, Mérédith, qui est derrière tout cela. Wacian n’aurait jamais eu le courage de porter seul une telle charge. (Un instant. Il frappe brutalement un brasero qu’il fait chuter dans le vide.) Insolent ! Il ronge du dedans comme un cancer, n’ose se montrer pour à ses fins arriver. Qu’importe le culte royal s’il détruit le trône, qu’importe ce qui a été construit s’il en achemine la ruine. Fais chercher les gardes. J’ai assez eu de ces outrages, je n’en tolérerais davantage.

RAMALEH
Seigneur, calmez-vous.

VREN
Oses-tu te mettre en travers de mon chemin ? Tu es de son côté toi aussi ?

RAMALEH
Que voulez-vous faire ? Il est le prince, l’héritier du culte royal !

VREN
Il est le l’ennemi de Lamleh ! (Il dégaine l’épée qu’il portait à sa ceinture et fonce vers l’entrée du fort. Ramaleh tente de l’arrêter à son seuil, et Vren tente de le transpercer de son épée.)

RAMALEH
Je ne peux vous laisser détruire tout ce que vous avez érigé. Wacian n’est qu’un mal à supporter, une plaie à endurer ! Mais ne l’écartez pas, ne mettez pas à bas ce qui nous permettra d’immortaliser la puissance du roi !

VREN
Vois ce que la puissance du roi nous a légué ! Cette course a assez duré ! (Ramaleh dégaine son épée et pare l’attaque de Vren.) Écarte toi, Ramaleh !
(Ils s’affrontent, jusqu’à ce que Vren atteigne le bras de Ramaleh, lui faisant lâcher son épée et ployer le genoux de douleur. Les deux restent figés, à se fixer.)

RAMALEH
Eh bien, qu’attendez-vous ? (Quelques instants où aucun des deux ne parlent. Ramaleh se relève, tenant son bras ouvert.) En temps, écartez-le. Faites de sa retraite une ascèse voulue, de son emprisonnement une méditation soutenue. Mais ne le faites pas tuer. Cela, plus que tout ce qu’il ferait, nous ferait effondrer. Laissez-moi construire les raisons. Laissez-moi préparer le terrain de sa démission. Nous aurons un roi mystique, une autorité intemporelle et cathartique. Nous dirons au peuple qu’il s’est de lui-même effacé pour sur tous veiller. Mais il nous faut nous y acheminer, et nous devons avoir de quoi le remplacer. Mais ne le faites pas tuer.

VREN
Gardes.
(Des gardes entrent sur la terrasse.)

GARDE
Seigneur ?

VREN
Faites-venir les médecins, de quoi soigner les plaies.
(Le garde salue et rentre. Quelques instants.)

RAMALEH
Prenez patience, une fois de plus. Vous avez tant fait pour nous mener jusqu’ici, ne renversez tout alors que nous sommes prêt de donner au culte royal une véritable vie. Ravalez votre haine, tempérez cet excès, et nous saurons, vous et moi, retourner cette situation. Nous userons contre Wacian ses propres machinations, et du mythe que nous avons forgé, nous ferons de son retrait la légitime justification. (Vren lâche son épée et retourne vers sa position initiale en bordure du sommet du fort pour y rester sans plus bouger.)

VREN
Ramaleh.

RAMALEH
Seigneur ?

VREN
Ne scelle pas la brèche. Maintenant que nous la connaissons, elle nous est un atout. Laisse planer le doute concerne les agents traîtres ; identifie-les, et laisse-les faire à leur guise. Jusqu’à un certain seuil.

RAMALEH
Bien seigneur, ce sera fait.

VREN
Laisse-moi maintenant. (Ramaleh recule et rentre à l’intérieur du fort. Il reste quelques instants seul dans un couloir, tenant toujours son bras.)

RAMALEH
Il ne tiendra pas. (Ramaleh appelle d’un feint sifflement l’un de ses agents.) As-tu l’emplacement des exilés ?

AGENT
Oui. Nous les avons retrouvés, et savons dans quelle direction les interpréter.

RAMALEH
Fais sceller en hâte mon cheval, et rassemble quelques-uns des nôtres. Nous partons avant l’aube.

AGENT
Ce sera fait.

SCÈNE XXII

Deux nobles discutent en marchant dans un riche jardin, tranchant avec l’austérité générale de Lamleh.

NOBLE IV
As-tu entendu ce qui est arrivé ? Certains vols ont été attestés dans les quartiers de Ramaleh. Depuis qu’il s’est absenté, la prudence semble diminuer.

NOBLE I
Vraiment ? C’est étonnant. Mais je ne peux que saluer le courage de quelqu’un qui ainsi s’est exposé au danger.

NOBLE IV
Allons, vous êtes irrécupérable. Encore un peu et vous prendrez le parti d’Adrian.

NOBLE I
Je n’ai pas pour habitude d’étendre ma bénédiction aux imbéciles et aux insolents.

NOBLE IV
Du jour au lendemain il a tout abandonné. Toute sa suite est restée intacte, il n’y a que quelques affaires qu’il a emporté dans sa fuite.

NOBLE I
Je suis surpris qu’il ne soit pas venu me demander de l’aide. Ils le font tous, généralement.

NOBLE IV
Se retirer après tout ce que Vren a fait pour le protéger. Un ancien esclave, connaissant l’ascension et la gloire martiales, et même échouant, se voit récompensé tout autant. Combien de vies auraient tout donné pour un pareil traitement ? Et le voilà qui refuse et l’or et la stature pour partir rejoindre les bas-fonds et côtoyer les pires raclures. C’est à n’y rien comprendre, c’est absurde.

NOBLE I
Laisse-donc les fous et les idiots faire selon leur bon plaisir, et pense que la position de général est désormais à saisir. Une telle fonction ne peut rester vacante, et je sais que du plus haut seigneur au plus humble garde, l’on se débat pour s’arroger ce grade. (Un servant vient les rejoindre et les interrompt.)

SERVANT
Mon seigneur, une missive de la part de votre cousin. Il ne peut se présenter à vous car les affaires militaires le tiennent rivé à sa caserne, mais il vous fait parvenir ce document, et vous assure du succès de votre entreprise.

NOBLE I
(Lisant rapidement le message.) Bien, bien. Il n’y avait pas à douter. Fais-lui savoir que je viendrais bientôt à lui pour aller plus en avant dans ce qui a été commencé.

SERVANT
Bien, mon seigneur.

SCÈNE XXII

Wacian se tient seul dans le hall principal de son palais, regardant des tables de lois inscrites dans la pierre des murs. De larges bandes pendantes de tissus décorent la scène, sensées imiter la disposition de colonnes.

WACIAN
Vois, les édits gravés dans la pierre, de mon usurpation l’amère confirmation. Vois ces colonnes alentours qui supportent les architectures de mon plus triste jour. Les murs du grand hall, faits des tablettes signées de mon nom. Des remparts de séclusion, les testaments d’une vie d’obscuration. Ma propre signature que ma main n’a jamais posé sur ces fondations de gravier. Et tous, tous en savent le muet commanditaire, l’évidence insulaire. Informe rejet, résidu pour toujours tourné vers le passé. Et le temps, élimant les détails et les non-dits, oubliant toute exuvie, prendra mes entraves pour la preuve d’un consentement. Le contrôle de ma rage pour un concours tolérant. Attendre, encore attendre. Je ne puis tout ruiner, à ma propre colère succomber. Il ne doit y avoir qu’un seul et unique éclat, celui qui jettera toutes les puissances à bas. (Il passe le long du mur en passant sa paume dessus.) Aucune direction trop amère, aucune attente trop délirante. Au creuset des enclumes mille fois j’ai déposé mon front. Et j’en aurais presque peur de savoir que je le poserai mille fois encore, si trembler ainsi n’était pas justement l’y déposer.
(Il s’arrête brusquement, porte ses paumes à ses yeux.)
Ne suis-je pas l’intime de cette macération, le compagnon de cette dissolution. N’ai-je pas tant et tant expérimenté l’éreintement, l’écume de rages asséchées. Alors pourquoi cette connaissance ne m’est d’aucune aide. Pourquoi le souvenir de ces chemins empruntés ne me permet d’établir aucun sol sur lequel m’appuyer. Même enlisement, même fracture. Continuelle fissure qui lentement, lentement poursuit sa dispersion. Et l’emplir de feu sec n’en a pas freiné la propagation. Singulière traque que celle de l’animal fuyant sa propre plaie. Et dans sa course ne fait que davantage l’empirer. Ô, support des mondes. Ne pourrais-je te partager un peu de mes débâcles. Je commence à penser que tu pourrais bien en user. Vos lueurs, et encore plus vos nuits, ne m’ont jamais paru que fades, et insuffisantes. Et satisfaites. Et débilitantes, et incomplètes. Que l’on vienne se porter à moi avec le crible des tempêtes plutôt que m’user au fil d’années d’ascète. Que l’on assaille et rompt l’ensemble de mes murailles plutôt que faire le siège de mes entailles.
(Il lâche ses mains et s’appuie contre le mur.)
Wacian, imbécile, naïf. Tu esquives ce qui te trouble, tu tournes autour de ce qui t’harasse. Tu parles d’éclat à venir alors que celui que tu attendais est tout juste arrivé. Et était-ce donc tout. Était-ce là ce que j’ai invoqué si longuement ici-bas. Un mensonge de plus, une falsification supplémentaire à ajouter à ces tablettes de pierre ? Ce ne peut l’être, ce ne peut être la conclusion de toutes ces années. (Il frappe le mur.) Impotent, couard. (Il frappe encore, et encore). Tu t’es drapé d’aigres ombres, t’es aménagé un faible drame pour colorer ton confort. Fuite, fuite, encore. D’inutiles efforts. De ta propre immobilité le primaire instigateur, le seul arbitre de ta fade rancœur… Assez, alors, d’attente, de patience d’endurance. Ce drame est le rêve empoisonné d’une séclusion secrètement cajolée. Que ces mots prononcés, bien qu’encore je cherchais à m’esquiver, demeurent. J’ai eu suffisamment de cathédrales dédiées à mon martyre et d’excuses pour justifier mes soupirs. Que ce temps bafoué me soit l’épée enfin éveillée d’un sommeil de pierre. Ainsi je commence, usé du sceau de l’urgence. Personne ne peut m’apporter une lumière que moi seul dois endurer.

SCÈNE XXIII

Adrian marchant à l’extérieur, regarde autour de lui avec prudence.

ADRIAN
Funéraire, j’ai négligé mes prières. Pour un meurtre de satiété, il me faut pouvoir sans rougir me présenter. Comment leur vouloir de ne pas me recevoir. Stoppé à l’entrée des camps d’entraînements, me disant que seuls les soldats peuvent y prétendre. Ah, cruel engeance, prête à dévorer le ventre de vos ascendants. Mais c’est une nécessaire descente. J’ai déserté mon armée, et je voudrais, comme si de rien n’était, y retourner ? Non, Adrian, tu ne peux ainsi t’excuser. S’il me faut chuter, cela ne m’empêchera de me préparer. Il me faut des corps à éprouver, des luttes à exercer. Et n’importe qui peut se présenter. Débit de boisson, sois donc la juste moisson. Que chaque coup expulse le poison. (Adrian rentre dans une taverne. Des hommes se tournent vers lui, murmures hostiles dans la foule.)
Je vois que vous me connaissez.

CITOYEN I
On ne saurait oublier le visage qui porte de toute une génération l’échec.

CITOYEN II
Rentre chez toi, ta place n’est pas ici. Tu ne trouveras qu’une triste fin en pareil débit. (Adrian avance, et d’une voix forte, parle à tous ceux présents.)

ADRIAN
Qui a soif d’éternité ? Qui voudrait l’armure du général déchu et se la voir emporter ? (Des murmures irrités, certains sortent sans mots dire.)

CITOYEN II
Ne cherche pas à déranger les endeuillés. Tu as déjà par trop fait.

ADRIAN
Prend donc ta revanche en main. Je suis là, ne me fais pas attendre en vain.

CITOYEN I
Silence, dégradé. Il n’y a plus rien à venger.

ADRIAN
Êtes-vous donc à ce point amoindri pour ne vouloir rompre celui qui a contribué à votre aporie ? Est-ce que tous les hommes ont été envoyés aux armées ? Le courage réquisitionné il ne vous reste donc plus que la lâcheté ?

CITOYEN IV
C’est assez. Je t’affronterai, destitué. Mon frère j’ai perdu à la guerre, et tes os sauront diluer le breuvage amer. Il est temps que l’on te fasse ressentir les conséquences de ton échec. (Un cercle se forme autour d’eux.)

ADRIAN
Sauvegarde tes mots pour un feu meilleur. Je ne requiers pas ta langue, seulement ton ardeur. (Ils s’affrontent brutalement. Adrian semble d’abord perdre, puis en prenant des coups dans les côtes, reprends peu à peu le dessus jusqu’à abattre son adversaire.)
Vignes d’acier, ronces de vigueur et fleur de sueur. Labeur, viens habiter mon échine en douleur. C’est davantage que je prépare, un plus crucial bocage pour lequel je pars. Oui, écume, pétale d’enclume, enfin une hache posée sur ma nuque. Que toutes ces frasques m’ont éloignés, que toutes ces règles m’ont diminués. À moi-même je me suis rendu. Les arènes fermées je saurais en relancer les tribunes, et chaque pari ranimera les euphories les plus anciennes. Et si un pas commence l’éternité, que cet effort en soit le premier.
(Aux hommes autour de lui.)
Allons, qui donc m’affrontera ? Je rajoute ma solde à celui qui m’abat !

CITOYEN III
Je mets deux pièces en plus sur celui qui prend le dessus.

CITOYEN I
Je mise trois pièces sur Adrian ! (Rumeurs d’excitation croissante, des voix s’élèvent. Le citoyen parle à l’attention d’un autre.) Va chercher les autres, il y aura du divertissement ce soir. Dis que le général affronte n’importe quel adversaire et en paye les déboires. Fais passer le mot aux autres taverniers, avec un peu chance, on arrivera à les faire parier.

SCÈNE XXIV

Une nouvelle cour d’exécution a lieu, dans des dispositions identiques à la première, Wacian au sommet, dissimulé aux regards par un voile opaque.

VREN
Ainsi, pour les preuves de superstition et l’aveu de la participation aux cultes qui empoisonnent notre royaume, nous te condamnons comme si tu avais de toi-même attenté à l’État et à la personne du roi. La sentence prend effet dès maintenant.

ACCUSÉ
Non, je vous en supplie, ne me bannissez pas ! Personne ne revient des landes informes ! Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par amour de Lamleh !

VREN
Amour ? C’est le nom que vous donnez à ces réunions, ces cultes et ces superstitions ? Ces idoles de perditions ? Ces blasphématoires crémations ? Votre amour aurait voulu bafouer tout ce en quoi la royauté se fonde et précipiter ses murs aux abysses pour mieux nous exposer. La séance est levée.

ACCUSÉ
Ayez pitié ! (Des gardes empoignent l’accusé et s’apprêtent à partir.)

WACIAN
Cessez ! (Wacian se lève, restant derrière le rideau, voilé. Expressions de stupeur dans la foule, Vren se retourne avec horreur.)
Enfin, je prends parole. Longtemps m’a-t-il fallu conquérir le médium pour à vous me communiquer.

FOULE
- Regardez, regardez !
- Le prince parle !
- Il s’est animé !
(Rumeurs indistinctes, grossissantes. Wacian lève le bras, tous se taisent.)

WACIAN
Ne parlez pas. Il n’est plus temps de questionner le sang. Mon sommeil est interrompu, j’ai lutté avec ses écailles pour enfin me porter à vous. Doutez-vous donc de moi ? N’avale-je pas le soleil chaque matin de mes paupières pétrifiées ? Notre sauvegarde est ma raison d’être à vous sous cette forme. Viendra un temps où il me faudra retourner à la pierre, mais en attendant cette heure amère, j’userai de vos usages pour vous imprimer mon image et mon adage. Je ne laisserai le fleuve de mon peuple s’irriguer vers de superficiels fossés ni notre siège sans effort tomber.

FOULE
- Les légendes disaient vrai !
- Le mythe s’est dévoilé !
- Notre prince, notre prince est revenu à nous en une chair que l’on peut caresser !

WACIAN
Je suis le sang de l’aube qui permet de surmonter l’horizon vitrifié. Je suis et le tome réclamé, et l’averse crépitée. Ne prétendez à ce que vous ne pouvez savoir, toute chair est nue sous mon regard. J’ai creusé les entrailles de bêtes immenses pour revenir à vous en ce jour de loi, et je ne tolérai qu’une injustice se passe au-devant de moi. Retirez les entraves de cet homme, il n’a du crime les arômes.

VREN
Mon seigneur, permettez-

FOULE
- Silence !
- N’interrompt pas le sang conquérant !
- Blasphémateur !

WACIAN
(Wacian apaise une fois de plus la foule agitée.) Loin de moi vous avez dérivés, mes sentinelles désavouées, mais je saurai en un même axe vous rameuter, et sur la proue d’un jour naissant, je soufflerai les espoirs évanescents. Une nouvelle chlorophylle que l’on distille des rosées les plus subtiles. Là, la pitance que j’extrait des songes de mon enfance, alors que le monde encore était un tertre, et que nos architectures attendaient de naître. J’ai vu alors dans cette lande d’avant la lande la contrée qui un jour devait être la nôtre, et patiemment ai-je attendu que mon peuple vienne à moi. Que ma veille demeure, je serai la sentinelle de ces tunnels. Je n’ai pas dormi tant d’années pour si lâchement vous oublier. Ici, sur l’oreiller de Lamleh, notre poison je me vous à dévorer. Du spectre de mon père je descends, celui qui d’antan connaissait les plus secrets chants. De mes rêves j’ai gravé ces paroles et de mes songes je ferai la dernière des paraboles. Ne désespérez pas, alors que l’écaille tombe encore ; notre sommeil tient trop fortement du nord. Le tribunal est levé, mais la justice ne s’est pas écartée. Reposez sans crainte sous la main de votre prince. J’irais expulser le poison hors de la plaie, et je ne me laisserai à la pierre retourner de façon prématurée. Allez, dans le souffle des terres fracturées, où nous iront sombrer comme autant de chandelles esseulées. Mais notre pâleur commune saura rivaliser avec les constellations les plus enflammées, et sur un tortueux chemin de cire, nous parviendrons enfin ensemble à nous assoupir.
(La foule se lève et Wacian s’éclipse sans davantage dire de mots. Vren, délaissé, avance en trombe hors du tribunal et s’enfonce dans les corridors du fort.)

VREN
Ramaleh ! Ramaleh ! Je t’ordonne de te présenter ! (Un des agents de Ramaleh sort d’une alcôve où il était dissimulé.)

AGENT
Comment puis-je vous servir, seigneur-régent ?

VREN
Tu es l’un des agents de Ramaleh, je le reconnais à ta tenue. Dis-moi où il se trouve à l’instant.

AGENT
Le maître-espion a du s’éclipser pour des affaires urgentes qui concernaient la sécurité de Lamleh. Il nous laisse à vos ordres, avant qu’il ne revienne.

VREN
Parti ? Quand ça ?

AGENT
Avant l’aube. (Quelques instants.)

VREN
Je vois.

AGENT
Comment puis-je vous servir, seigneur-régent ?

VREN
Rien. Tu ne peux rien. Attends. L’interrogatoire de l’illuminé a-t-il donné des résultats ?

AGENT
Rien de concluant, seigneur-régent.

VREN
Continue à chercher. Il doit être lié aux gibets. Cherche de quoi l’incriminer, il faut que son cas ne puisse pas recommencer.

AGENT
Ne préfériez-vous pas que nous forgions les preuves ?

VREN
Non, pas cette fois. Soyons prudents. Va, cherche. Laisse-moi. Préviens-moi dès que Ramaleh sera là.

AGENT
Bien, seigneur-régent. (L’agent se lève et disparaît, tandis que Vren reste debout quelques instants à regarder dans le vide avant que la scène ne se conclut.)

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