5 - Je l'avais prévenu

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La porte s’ouvrit brusquement en grand, valdingua, faisant craquer le bois. Les deux gardes en faction contemplèrent cette femme nue qui les fixait, droite, fière, en alerte, net contraste avec son état.

— Quelque chose à dire, messieurs ?

Ils avaient tous deux remarqué le cadavre qu’elle traînait par le cou. Un mort plus habillé qu’elle.

— Moi, non ! fit celui de gauche en levant les bras, un sourire brillant s’ouvrant au milieu d’un visage soulagé, son fusil pendant mollement au bout de sa bride.

Ok, je sais ce qu’il me reste à faire.

Son regard se braqua alors sur celui de droite. De sa main libre, elle fonça, profita de l’effet de surprise pour saisir son fusil, qui rencontra violemment la face de son propriétaire dans la foulée. Elle fit savamment valser la lanière au-dessus de la tête du type, tourna légèrement le canon, le plaqua sous son menton. Pression sur la gâchette, quatre détonations en rafales, puis corps s’écroulant au sol.

Bon ben voilà, j’ai pu me fournir une arme. C’est déjà ça…

— Les autres, mes compagnons, où je peux les trouver ?

— Madame, je vous y emmène de ce pas, dit le garde en faisant un geste d’invitation à le suivre.

Elle ne réfléchit pas, lui accorda aussitôt confiance. Peut-être par absence de choix. Peut-être plutôt parce qu’elle n’arrivait plus à aligner deux pensées cohérentes.

Ils avancèrent.

— Je vais vous aider. Il est temps qu’on s’en débarrasse.

Elle l’avait laissé parler, mais évita de jeter le moindre regard direct vers lui.

— Pas dit qu’on y arrive à deux, dit-elle sombrement.

Ces premiers tirs en avaient rameuté d’autres. Elle utilisa sa nouvelle arme, en rata trop à son goût, les rafales ne facilitant pas la visée malgré l’aide de son œil. Preuve aussi qu’elle n’avait pas retrouvé tous ses moyens. Il était heureux qu’elle soit tombée sur un allié de dernière minute.

Elle aperçut une ombre du coin de l’œil surgir au détour d’un couloir, reconnut un des serveurs de la veille. Il stoppa, jugea la scène, croisa son regard, se retourna, siffla entre ses doigts. Ce son résonna à travers les locaux, eut un écho par une femme en plein ménage de l’autre côté du corridor.

— C’est maintenant ou jamais. Faut y aller ! cria-t-il à Tara.

Puis un autre sifflement, plus lointain, invisible quoique toujours à l’intérieur, et encore, à l’extérieur cette fois-ci, toujours plus loin, son relais se répandant tel le feu d’alarme des légendes. Cela annonçait une bonne nouvelle. Elle le comprit bientôt. Arrivant au palier des escaliers menant rez-de-chaussé, un bruit de cavalcade venant du sous-sol explosa. Deux factions semblaient en lutte l’une contre l’autre.

Elle entreprit de descendre, la tête désarticulée de son colis bringuebalant de marche en marche au rythme de ses pas, tirant sur de bonnes cibles quand elle le sentait, assistant ces autres armés de bric et de broc, mais dont le nombre compensait la qualité des armes. Ces combattants, ce n’était pas les siens, seulement d’autres habitants, tout aussi victimes que son gardien allié.

Où sont-ils ?

La maison fut nettoyée. Ils sortirent tous, entourant Tara et son colis, qu’elle gardait toujours précieusement. Un autre groupe dehors. Des ennemis.

— Le chef ! Elle l’a tué ! s’écria l’un d’eux.

— Je vois. Et le petit rondouillard, c’était qui ? demanda-t-elle à son garde du corps autoproclamé, qui ne l’avait pas quitté jusqu’ici, assurant ses arrières.

— Juste un attaché commercial, si l’on peut dire.

Appréciant le joli cynisme, elle s’approcha du groupe leur faisant face, leur jeta le cadavre, s’adressa à eux.

— Et le successeur, c’est lequel d’entre vous ?

Elle attendait leur réponse, sourire mauvais, impatiente de savoir quelle sera sa prochaine cible. Le spectacle fut encore plus plaisant tellement il était pitoyable. Ils se battirent entre eux, tentant de s’entre-tuer. Avec ses nouveaux alliés, ils les aidèrent à terminer le travail, alors que d’autres bruits de combat résonnaient à travers les rues.

Cet homme qui avait choisi de se battre aux côtés de Tara n’était qu’un gardien malgré lui. Cette apparition à cette porte fracassée lui avait donné l’élan et le courage de se battre pour libérer les siens, cependant sa conscience le poussait à rester à proximité d’elle pour protéger ses arrières. Jusqu’à ce qu’il aperçût des figures qu’il croyait perdu. Sacha, bien vivant, quoique en piteux état, entouré d’autres personnes dont il avait craint pour leur sort, amis, voisins, et nouveaux venus. Cet homme s’était alors éloigné de Tara pour les rejoindre. Il exprima sa joie, mais une de ses amies retrouvée ne tarda pas à l’interrompre.

— Mon dieu, que lui est-il arrivé à cette pauvre femme ?

Il suivit son regard et comprit qui était la cible de sa sidération.

— Elle ? Elle est des leurs ! répondit-il sans vraiment porter attention aux membres des dragons tout proche, dont Mahdi. Je savais qu’ils ne s’attaquaient pas aux bonnes personnes ! ajouta-t-il une fois qu’il eut brièvement raconté la scène de la sortie de la chambre. Si tu l’avais vue sortir de là, elle était incroyable ! Flamboyante !

— Flamboyante ! Mais t’es malade ! Tu l’as laissée aller dans cet état, sans même lui donner le moindre vêtement ! Après ce qui lui est arrivé ?! Bon, dieu, elle se fait tabasser et violer, et toi !…

Tout lui retomba alors dessus. La sombre réalité. Il avait tout entendu, encaissant les rares bruits de lutte et de coup comme les longs silences, les enfouissant au fond de lui pour la sécurité des siens. Pire ! Par lâcheté, il avait contribué à l’affaire, aidant ses agresseurs à l’emporter jusqu’à cette maudite pièce, à la merci de ce sinistre individu. Il était même parti dormir le temps de sa relève. Même si c’était malgré lui, il était tout aussi coupable, car complice. En cas de désobéissance de sa part, c’est sa femme qui aurait pu se retrouver à sa place. Et ses enfants, sa fille, qu’en auraient-ils fait ? Il y en avait déjà tellement qui avaient disparu.

Torturé par sa conscience, il garda les yeux rivés sur cette étrange inconnue un long moment. Ses yeux baignés de larmes filtrèrent la splendeur de la furie vengeresse au combat, et laissèrent place à la misère de la femme agressée. Il fut témoin quand cette femme cessa sa marche parmi les libérateurs. Après avoir largué son arme, elle ne bougea plus, immobile au milieu du chaos. Le soleil frappait le dragon tatoué dans son dos, à demi-caché par ses cheveux défaits, collés par la sueur. Les traînées de sang, marques tranchantes sur la peau exsangue de ses cuisses, son regard fiévreux disparaissant derrière ses paupières tardant à se rouvrir, tout cela éveilla un signal d’alarme dans les consciences du petit groupe autour du gardien. Un homme fonça le premier, devançant tout le monde, comme pour être le premier visage rassurant à surgir devant elle. Sacha réagit ensuite et l’interpella dans sa course, tout en se contorsionnant pour ôter son manteau et le lui donner. Le pauvre garde apprit alors le nom de celui qui avait réagi le premier. Il voulut suivre cet Erwan, ainsi que ces autres ayant avancé une, deux ou trois secondes plus tard, pour lui aussi, enfin, aller parler à cette femme.

Mahdi le retint.

— Je… Je dois lui expliquer… pourquoi je ne suis pas être intervenu. Ils sont arrivés, tout mielleux au début. Puis ces salauds m’ont obligé à travailler pour eux, expliqua-t-il. Ma famille, vous comprenez ! Ils m’ont menacé. C’est leur façon de procéder. Mais… Je dois m’excuser…

— Non. Ne faites pas cela. Vous ne lui rendrez pas service, croyez-moi. Considérez que vous l’avez déjà fait. Allez retrouver votre famille.

Le ton de la voix de Mahdi, le rythme des mots placés au bon moment, dans une intonation subtile, la main chaleureuse sur l’épaule du pauvre homme, tout cela acheva de le persuader. Comme de nombreuses fois, la magie du roi avait opéré.

Son arme déchargée, elle s’arrêta d’elle-même, ne sut quoi faire de cet ustensile désormais inutile, la laissa tomber, grimace de dégoût. Des dragons étaient enfin apparus, libérés par les habitants. Le cœur battant, elle peinait à retrouver son souffle. Elle regretta d’avoir stoppé pour le coup, estimant qu’il serait plus difficile de repartir pour se battre à leurs côtés.

— Tara…

Erwan. Elle n’aima pas sa voix atterrée, aussi figée que lui.

Qu’est-ce qu’ils regardent tous ? J’ai déjà été tabassée, c’est pas si grave ! Ce ne sont que des bleus et des meurtrissures !

Du tissu glissé sur ses épaules recouvrit sa peau qu’elle ne savait glacée ou brûlante. Une femme, sûrement une des habitantes, la recouvrait d’un long manteau. D’autres s’approchaient encore, formant une bulle de calme au milieu de la furie.

— Laissez-nous faire, maintenant, lui dit-elle doucement. On se charge du reste.

À ses côtés, un homme se tenait debout à l’aide d’une béquille, un peu pâle, la moitié d’une jambe lui manquant, un pansement frais entourant son moignon. Il attira son attention, se présenta d’une voix posée, force tranquille, un peu comme Simon.

— Je suis Sacha. Désolé, nous avons tardé à passer à l’action, c’est qu’il fallait trouver le bon moment.

Sacha se lança alors, cherchant à expliquer pourquoi personne n’avait intercepté ou averti la caravane du réseau avant son arrivée. Les quelques survivants échappés de justesse qu’ils furent lors de l’invasion quelques semaines plus tôt, blessés pour la plupart, démunis et sans radio. Le durcissement des effectifs pour accueillir le la délégation attendue et encadrer la vente aux enchères. Cette même vente dont ils espéraient l’opportunité d’une faille, la fenêtre avec le plus de gardes possible occupés ailleurs, à leur poste ou en train de cuver dans leur coin après la fête. Le bon moment pour rééquilibrer les forces et libérer les esclaves du quartier pauvre instauré par les conquérants, ainsi que les dragons.

— Vous avez été notre déclencheur, nous fournissant un effet de surprise suffisant pour détourner leur attention, le temps d’augmenter nos effectifs, si vous voyez ce que je veux dire. Et grâce à vous, on les a eus. Grâce à vous tous ! Merci de nous aider à regagner notre chez nous.

— Ah oui ? Je croyais que vous étiez mort.

— J’y ai cru aussi, à l’époque. Eux aussi, je pense. Ils m’ont laissé pour mort.

Elle ne lui répondit pas, réalisant qui venait d’arriver à côté du fameux Sacha. La peau éraflée, plus assombrie par endroit, un œil à demi-fermé, enflé, la crinière en bataille, prouvèrent les luttes auxquelles il avait pris part. Mahdi la regardait, la colère dans ses yeux léonins, une colère qui n’était pas dirigée contre elle, elle le savait.

Bon sang, même lui a dû se battre ! Quand ? Cela s’est-il jamais produit un jour ?

Elle était là, devant lui, frissonnante, tremblant violemment par à-coup, tout son corps la tirant, l’écartelant, quelque chose suintant d’entre ses jambes. Sang, sperme, ou les deux, elle ne voulait pas savoir. Après avoir repoussé une longue mèche de cheveux collée par du sang noir, il attrapa gentiment son menton du bout des doigts, fixa sa lèvre fendue, le sang coulant de sa plaie au front. La colère ne disparut pas du visage du roi, mais elle s’accompagna d’une grande tristesse. Si cela avait été de la pitié, Tara l’aurait haï. Mais il la respectait trop pour cela. Elle ne put réprimer un tressaillement crispé, fermant les yeux, son corps agissant par réflexe. Il la libéra aussitôt.

— C’est les drogues qui font encore effet, dit-il.

— Oui, c’est cela…

Ils ne se faisaient aucune illusion, ni l’un ni l’autre.

— Celui qui t’a fait ça, où est-il ?

— Tu trouveras son corps un peu plus loin. Je l’ai tué.

— Je n’en attendais pas moins de toi.

Pas de fierté dans sa voix, ni de félicitation, ou peut-être un peu, un mélange, mais avec quoi d’autre ?

Il referma le manteau sur son corps, l’enveloppant.

— Va te reposer, maintenant, tu en as assez fait. On prend la relève.

Ses jambes flageolèrent, vacillèrent, sur le point de céder. Était-ce un hasard ou l’avait-elle vu venir ? La femme lui mis un bras autour des épaules juste à ce moment-là, resta, soutien salvateur. Juste à temps.

— J’irais bien me décrasser après tout ça. Pas vous ? Venez, on va se tenir compagnie.

Elle suivit le mouvement, se laissa entraîner, gestes mécaniques, un pas après l’autre.

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