6 - Je ne suis pas blessée

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On la fit entrer dans un bain chaud, au calme, dans une pièce inconnue, dans une maison inconnue. Alors qu’on lui frictionnait le dos, elle frotta entre ses jambes, frotta et frotta encore, tant pis si ça faisait mal, si ça pouvait faire partir cette sensation, comme si ce sexe forçait encore le sien.

— Chut…

Une main sur son épaule s’associa à cette voix douce. Pas celle de la femme inconnue. Tara stoppa le mouvement frénétique de sa main, resta immobile un moment, enveloppée de silence. Puis elle releva la tête, la bascula en arrière, croisa son regard.

— Mathilde ? Voilà qu’on m’envoie la maman du groupe…

Malgré le ton amer, cette dernière connaissait la gentillesse derrière ce surnom. Ou plutôt une manière d’accepter ce que sa présence signifiait. Mathilde gérait habilement certaines affaires délicates. Et surtout, elle arrivait à gérer Tara.

Tara se maudissait, comprenant son erreur. Ce qui s’était passé dans cette chambre, entre ces murs, trop tard pour le cacher. En débarquant en plein combat avec une arme automatique pour tout vêtement, portant sur elle les preuves de son agression, elle l’avait dévoilée au grand jour, à la vue de tous. Quel étrange spectacle elle avait dû leur fournir. Après tout, en la neutralisant comme on le fait pour un animal sauvage, en lui arrachant sa dignité, à tout ce qui la rattachait à son humanité, qu’elle se comporte en bête furieuse n’était qu’une triste logique implacable.

Et pourtant, elle ne comprenait pas comment elle avait pu agir de la sorte. L’esprit embrouillé, son premier réflexe avait bien été de chercher ses affaires, mais constatant que son bâton de combat avait disparu, elle s’était retrouvée la seconde suivante à la porte à massacrer un des gardes.

Le doux sourire de Mathilde se voulut apaisant. Elle préféra le fuir aussitôt.

Pas ce regard-là, s’il te plaît. Pas en me regardant moi… Non…

— Merci de vous être occupée d’elle, dit Mathilde à la femme.

À deux, elles l’aidèrent à sortir du bain, l’essuyèrent, l’enveloppèrent dans un long peignoir, dans une chaleur effaçant difficilement le froid laissé par l’épreuve sur sa peau, dans son corps. Elles l’invitèrent à s’asseoir sur une chaise. Mathilde épongea, coiffa ses cheveux humides en gestes calmes et lents, refit sa tresse avant de se placer bien en face d’elle.

— Maintenant, il faut te soigner un peu tout ça.

— Non, ça va.

— Ah oui ? Et tu veux faire quoi, maintenant ?

— M’en faire encore quelques-uns.

— Ça, ça m’étonne pas de toi. Tu vas me dire que le combat n’est pas terminé, et c’est vrai, mais penses-tu vraiment être en état ?

Se disant, Mathilde tâtonna légèrement les contusions de son visage, posa une main caressante sur son front, fit mine de scruter son œil humain de plus près.

— Mmh… Tu m’as l’air un peu vaseuse… Sois raisonnable, tu les gêneras plus qu’autre chose. Laisse-nous nous occuper de toi, pour une fois. Et laisse les autres se battre… Je me demande combien de fois je devrais encore te dire ça, termina-t-elle d’une fausse voix lasse.

La voix de la raison, plutôt. Encore une fois. Un œil à demi-fermé, ses membres encore gourds, raides, récalcitrants à répondre, confirmaient les dires de son amie. La pression était retombée, l’adrénaline aussi, libérant la place à l’épuisement. Et pourtant, quoi de mieux pour détourner son esprit de ces flashs intermittents cherchant à prendre le dessus. Pourquoi n’était-ce pas Yahel qu’ils lui avaient envoyés ? Elle ne se souvenait même pas l’avoir vue, d’ailleurs. Où était-elle ? Et Simon ? Que leur était-il arrivé, à eux ? Dans son souvenir des événements, tout ce qui s’était passé au-delà d’un petit périmètre autour d’elle n’était qu’un brouillard confus d’ombres informes. Mathilde avait l’air d’aller bien, Erwan aussi. D’autres étaient peu ou prou dans le même état que Mahdi. Mais elle avait perdu son garde improvisé en route, sans pouvoir dire quand, ni ce qu’il était advenu de lui.

Silence.

Mathilde laissa du temps à Tara.

— Je veux être avec vous, c’est tout.

— Bien, alors viens.

Mathilde la recouvrit du manteau par-dessus le peignoir, l’aida à enfiler des bottes prêtées par l’inconnue. Ce fut tout ce que Tara accepta, grâce à l’insistance de sa coéquipière.

— Au moins ça ! Étonnant que tes pieds soient encore intacts. Les rues ne sont plus aussi nickel qu’à notre arrivée.

Ils avaient retrouvé les véhicules, les avaient rapprochés. Mathilde l’entraîna jusqu’au camion servant de régie de contrôle, celui où Yahel et elle squattaient tout le temps, avec ses écrans et son vieux sofa. Elle fit valser le manteau et les bottes. Guidée par les doux gestes de Mathilde, elle prit place sur le divan. Un collègue médic entra à leur suite, fermant la porte derrière lui. Elle le connaissait. Il était du village et les accompagnait souvent en mission.

— J’ai dit que j’allais bien. Je ne suis pas blessée. Juste des égratignures, se défendit-elle.

— Ça, je vais le vérifier. C’est moi le médecin, pas vous.

Son ton usait autant de gentillesse que de fermeté. Et en effet, au départ, il se saisit de la chaise à roulette devant les écrans pour se mettre à sa hauteur, s’en tint à un examen basique, explorant, mesurant, tâtant nez et arcades pour vérifier s’il n’y avait rien de cassé. Elle apprécia la compresse glacée sur son œil qui commençait à enfler.

Manquerait plus que je perde celui-là…

Il s’attarda, insista pour qu’elle lui dise tout ce qui lui était arrivé, du moins tout ce qui pourrait l’aider dans son diagnostique, ce qu’elle ressentait ou éprouvait. Les bras ballants, elle réfléchissait tant bien que mal. Sûrement encore un peu secouée, elle ne comprenait pas bien elle-même, oscillant entre une immense lassitude et l’ébullition, sur le point d’exploser.

— Je me sens bizarre…, finit-elle par dire.

— Et c’est tout ?

— …Juste un peu mal au ventre.

Il craignait la drogue, voulait vérifier, montrant du doigt une des traces de piqûre, feignant un intérêt scientifique. Elle accepta le prélèvement, ainsi que la palpation sur son ventre aussi dur que du bois. À sa demande, elle s’allongea, il s’adapta, passant les mains à travers le peignoir. Elle supporta la séance tout du long les poings serrés, réajustant aussitôt les pans doucereux, se redressant une fois terminé.

— Vous êtes aussi tendu qu’un piquet. Je vous donnerais bien quelque chose pour vous détendre, mais…

— C’est bon, je crois que j’ai eu ma dose.

Échange de regard entre lui et Mathilde, qui opina, sortit avec le prélèvement, les laissant seuls.

— Je sais ce qu’on vous a fait subir.

Elle soupira intérieurement, l’empêcha de continuer.

— Ce n’est rien, j’ai eu bien pire. Je ne suis même pas blessée, cette fois-ci. Et il fallait bien que cela arrive un jour, je connaissais les risques lorsque je me suis engagée. Cette-fois-ci, notre chance légendaire ne nous a pas suivi. C’est terminé maintenant, alors laissez-moi tranquille, je veux juste me reposer un peu.

Étonnant même que cela ne soit pas arrivé avant. Toutes les fois où elle avait été submergée par le nombre, coincée par ses ennemis, à deux doigts de la mort. À son tour, elle avait rejoint les statistiques. Le kidnapping et l’agression par un inconnu : le bon vieux cliché du sujet cité par les ignorants. Ce type n’en avait même pas voulu à sa vie, du moins au début. Elle n’était pas le genre de femme à s’appesantir sur son sort, elle passera vite à autre chose. Combien subissaient cela quotidiennement, par un proche soi-disant aimant, ou prostitué de force, et cela même avant que cette soi-disant belle civilisation se collapse ? Pas la peine d’en faire tout un plat.

Il soupira, patient.

— Ce serait bien de vérifier quand même. En tout cas, vous avez mal. Et ce n’est pas vrai, ce n’est pas rien.

Elle serra les dents, sachant qu’elle ne pouvait nier le contraire, recroquevillée sur elle-même, les jambes relevées, genoux contre son torse, une de ses mains pressant son ventre. Il attendit un peu.

— Et il est plus prudent de vérifier qu’il ne vous a pas refilé quelque chose.

— Vous croyez vraiment que je vais vous suivre jusqu’à votre camion pour poser mes pieds sur ces fichus étriers ? Vous m’excuserez si j’ai plus trop envie d’écarter les jambes, là.

— Non, j’ai une autre méthode. On peut faire ça ici et tout en douceur. J’aurais juste à faire l’effort de me tortiller un peu.

Par geste, il l’invita à s’allonger sur le côté, la jambe du dessous étendue, celle du dessus repliée, un coussin attrapé à la volée savamment placé. Il arrivait à Tara de dormir plus ou moins dans cette position, sur les conseils d’un vieil ami. Elle s’y sentit à l’aise de suite.

— Essayez de vous détendre.

Le médic ne bougea pas, ne toucha pas son peignoir, ne sortit même pas ses instruments. Il patienta, immobile. Plusieurs minutes passèrent, lui sembla-t-il, au point qu’elle finit par ne plus rien attendre, enfin un peu apaisée, oubliant presque sa présence. D’une voix douce, il reprit, lui expliqua chacun de ses actes avant d’y procéder sur son autorisation. Un moment, elle sursauta un peu, uniquement parce qu’elle était à vif, et son ventre dérangé par les agressions subies.

Il s’excusa, lui proposa ensuite de quoi faire passer, au cas où son agresseur aurait atteint son objectif en une nuit. Elle ignora le cachet, lui assura qu’il n’y avait aucun risque de ce côté-là.

— Il aurait pu attendre longtemps !

Mauvaise blague, mais qui allégeait un peu la situation.

Le médic recouvrit ses jambes, remettant en place le peignoir.

— Bien, je vais aller étudier tout ça, et je reviens vite vous donner les résultats. Essayez de dormir, en attendant. Vous n’avez plus que cela à faire. Cela vous fera du bien.

Elle resta allongée. Il sortit. C’est alors qu’elle entendit sa voix avant que la porte se referme, comme s’il avait attendu derrière.

— Comment va-t-elle ?

— Physiquement, ça va.

— Mmm…

La porte du camion ne se referma pas. Il entra. Il avait dans les mains ses chaussures, sa ceinture et ses armes, ainsi que son harnais à l’épaule. Pas les vêtements, ce qui ne la surprit pas.

— On a retrouvé tes affaires. Je te les pose là.

Elle opina sans le regarder. Silencieux, debout à côté d’elle, il approcha sa main. Mouvement de recul, instinctif. Il suspendit aussitôt son geste. Mathilde entra juste à ce moment-là, toussota. Elle secoua la tête à l’intention de Mahdi. Il comprit le message, abandonna la partie.

— Je vais utiliser la radio de Sacha, comme il me l’a proposé. Elle n’a pas besoin d’entendre, de toute manière ajouta-t-il tout bas à destination de Mathilde qui leva les sourcils. Je dois jouer les oiseaux de malheur, lui expliqua-t-il sans avoir besoin d’en dire plus

Le roi sortit. La porte se referma derrière lui.

— Ça a été ?

Tara acquiesça.

— Bien. Je reviens.

Une fois seule, elle profita un moment du silence, se décida à se lever, le temps de récupérer un pantalon, des chaussettes et d’autres vêtements dans son paquetage. Elle apprécia la douceur de la laine sur sa peau, mais n’abandonna pas pour autant le peignoir. Elle se rallongea, remit la poche de glace sur son œil, ferma les yeux, plus fort qu’elle.

Le silence était parfois entrecoupé de sons étouffés par les parois du camion. Des voix venant de l’extérieur, des clameurs, quelques pétarades successives s’éloignant, prouvant une certaine agitation ambiante encore de mise. Des bruits qui ne la dérangeaient pas, au contraire. En temps normal, ces signaux lui auraient redonné de l’énergie, l’encourageant à sortir aider ses amis. Mais comme après des heures de lutte, l’épuisement l’l'avait rattrapée, anéantie, figeant son corps. Ou était-ce son esprit ?

Elle se laissa bercer, somnola un peu.

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