7 - Je n'ai pas pu te protéger

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Peu de temps après, la lumière s’intensifia à nouveau. Encore Mathilde.

— On va les mettre ensemble. Elles seront bien toutes les deux.

Tara rouvrit les yeux. Soutenue par Mahdi, Yahel était là, devant elle, visage pâle, chiffonné, les yeux rouges. Tara ne se redressa pas aussi rapidement qu’elle l’aurait aimée, comme si son inconscient ne voulait pas croire aux conséquences plausibles derrière ce tableau. Elle oublia l’existence de la poche de glace, resta muette, ébahie, la regarda s’asseoir à côté d’elle, dans l’espace qu’elle avait libéré, soutenue par Mahdi.

Yahel eut aussi droit à des petits mots de réconfort.

— Repose-toi. Tu ne crains plus rien.

Mahdi et Mathilde devinrent des ombres pour Tara. Son dragon intérieur pesait de tout son poids.

Elle a encore un pantalon, mais… Ça ne veut rien dire.

Elle plissa les yeux.

— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait, demanda-t-elle sombrement.

Yahel tourna son visage vers elle, encore un peu hébétée.

— Rien, je… Je crois que je l’ai échappé belle. Ils…

Tara serra les poings, insista sur le même ton.

— Les marques sur tes poignets. Et là, et là.

Elle avait pointé du doigt la peau de la poitrine de Yahel, celle qui apparaissait entre les pans du peignoir qu’elle portait aussi, puis son visage. Yahel souffla, ajusta le vêtement, le resserrant.

— J’ai été vendue à trois gars qui se prétendaient frères. “On partage tout”, qu’ils disaient. Ils m’ont attrapé, l’un me maintenait par les poignets, l’autre par les pieds pendant que le troisième m’arrachait mes vêtements, assis sur moi. Ils sont arrivés juste à temps pour les neutraliser… Bon sang, j’ai vraiment cru que j’allais y passer ! J’en tremble encore !

Yahel gardait les bras croisés contre elle, comme pour s’auto-protéger, frémit un coup, releva les genoux contre son torse. Tara soupira, soulagée quelque part, même si elle venait d’avoir un autre argument pour se lever, sortir d’ici et voir s’il y avait encore des cancrelats dont il fallait se débarrasser.

— Viens là.

Elle prit Yahel contre elle, l’amenant à poser sa tête dans son giron, tout comme cette dernière l’avait fait pour elle quelques années auparavant, quand elle avait eu son “petit souci”.

Décidément, quand j’y pense, ce trou entre mes cuisses peut poser bien des problèmes.

Tara posa une main sur la tête de son amie, l’autre sur son dos, pressa un peu, comme pour l’entourer, la protéger, l’abriter. Yahel, ses bras autour d’elle, son visage enfoui contre son ventre, haletait, sanglotait, crispée et réconfortée à la fois.

— Désolée, s’excusa Tara, je n’ai pas réussi à te protéger. Je n’ai pas pu venir te sauver.

Des rires se mélangèrent aux plaintes silencieuses de Yahel.

— Je te rappelle que c’est moi, ton ange-gardien !

— Ouais, ben pour le coup, c’est loupé. Allez, cette fois, c’est moi qui vais m’occuper de toi. Tu m’excuseras par avance, je ne suis pas aussi douée que toi en la matière.

Yahel pouffa. Cela la détendit un peu. Tara lui caressa la tête, coiffant ses cheveux défais avec ses doigts.

Je n’oublierai jamais l’humidité dans tes yeux. À moi de tout faire pour qu’il n’y en ait plus.

Depuis quand sommes-nous seules ?

Yahel s’assoupit un moment, pendant qu’elle-même restait la tête avachie sur le haut du dos du sofa, fixant les écrans noirs au fond de la cabine. La porte finit par se rouvrir doucement, dévoilant le médic qui s’était occupé d’elle tout à l’heure.

— Je ne vous embête pas longtemps, dit-il à voix basse. Juste pour vous dire que les tests ne révèlent rien, il était apparemment propre sur lui, si je puis dire.

Yahel avait dû entendre. Cette fois-ci, c’est elle qui se redressa, passant tour à tout des yeux ébahis entre Tara et le soignant, terminant sur son amie. Sa bouche s’ouvrit, resta muette. Une certaine scène avait dû lui revenir.

— Je vous laisse, dit-il avant de se sauver.

— Tara, ils t’ont… Ils t’ont emmenée, tu étais inerte ! Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Je vais bien.

Elle garda le silence, laissa Yahel encadrer, cueillir son visage abîmé entre ses mains, couvrir son œil enflé, comme affolée.

— Arrête, je te connais. Personne ne t’a vue, ni dans leurs geôles, ni à la vente. Ce type, il disait qu’il t’avait choisie. Il t’a…

Yahel ne réussit pas à en dire plus. Tara finit par couper le long silence qui s’était installé.

— Je n’ai rien senti, il m’avait droguée.

Oh, la menteuse !

— Et je lui ai fait son affaire !

Tête maintenue, front contre front, voix atterrée de son amie.

— Et c’est toi qui me réconfortes ! Bon sang, Tara !

— Tu es encore sous le choc, c’est normal. Moi, j’en ai vu d’autres. Souillée d’une manière ou d’une autre, par ça ou autre chose… Je n’ai rien, je te dis, dût-elle insister alors que Yahel allait rétorquer. Avec une bitte comme arme contondante, je ne risquais pas grand-chose.

Cela ne fit absolument pas rire Yahel.

— Tara ! s’écria cette dernière, au comble de l’effarement.

Juste à ce moment-là, elles furent encore dérangées par la porte s’ouvrant sur Mathilde.

Sauvée !

— Je vous amène du réconfort. Promis, je ne vous ennuie plus après.

Elle tenait un plateau comportant un thermos, deux tasses et des en-cas.

— Mathilde, tu savais que…

Tara, la voyant venir coupa aussitôt Yahel, s’exclamant bien fort sa joie devant les petites attentions de Mathilde, la remerciant chaleureusement, bien qu’un ton plus haut que la normale, repoussant l’air de rien une Yahel ne sachant plus ou elle en était, avant de comprendre le stratagème.

Mathilde versa le liquide dans une des tasses, tendit la première à Tara, qui la prit entre ses mains pour en sentir la chaleur avant d’en boire un peu pendant que Yahel, s’étant remis assise, s’emparait de la seconde.

— C’est l’acidulée. Je l’aime bien, elle me détend.

Elle avait reconnu le breuvage, en but encore.

— Ça va vous aider, confirma Mathilde. Je vous laisse tranquille.

Tara incita Yahel à tout boire, lui tendant un sandwich chaque fois qu’elle la voyait s’interrompre pour ouvrir la bouche. Cette dernière, ayant fini par s’avouer vaincue, finit rapidement par piquer du nez. Tara l’amena d’un geste à poser sa tête sur son épaule. Elle-même finit pas se laisser aller, penchant sa tête vers la sienne.

Complètement recroquevillée sur elle-même, boule de nerf sous la couverture, Tara se réveilla en sursaut, son cœur battant dans sa poitrine. Elle bougea pour corriger sa position, réalisa qu’elle était dans son duvet, et non plus sur le sofa. Une petite lumière éclairait l’intérieur du camion. Yahel dormait à côté, également enroulée dans son duvet. Tara se rappelait avoir bu le breuvage de Mathilde tout en mangeant, plus affamée qu’elle ne le pensait, et tout en jouant au chat et à la souris avec Yahel, évitant une conversation inutile. Après ça, elles n’avaient pas fait long feu toutes les deux. Quelqu’un était revenu préparer leur duvet et les y coucher pour la nuit, tout cela sans qu’elle se réveille. Il n’y en avait qu’un capable de faire ça sans qu’on s’en rende compte.

Elle essaya d’oublier son cauchemar, grotesque imitation d’une réalité perdant déjà de sa substance, mais pas suffisamment pour disparaître. Peut-être parce qu’elle était trop habillée, se dit-elle, constatant qu’elle portait toujours le même accoutrement. Mais elle aimait trop ce cocon de douceur et de chaleur pour l’abandonner. Un vrai besoin. Elle ferma les yeux, le sommeil ne revint pas. Elle jeta un œil sur le thermos, s’en reversa, resta assise, coudes sur les genoux, buvant par petites gorgées. Une chose s’imposa à elle : son harnais posé sur son barda, son bâton dedans. Elle ne le quitta pas du regard.

Allez, reprends-toi. Tu l’as dit toi-même, c’est rien !

Des gémissements se firent entendre, provenant de Yahel. Couchée sur le côté, elle bascula sur le dos, commença à battre des bras.

Merde !

Tara se plaça délicatement au-dessus d’elle, lui saisit délicatement les mains les ramena contre leur propriétaire.

— Chut… Chut… Tout va bien. Tu es avec moi.

Yahel sursauta, cria presque, ouvrit les yeux d’un coup.

— Chut. Ce n’est que moi. C’est juste un cauchemar. C’est fini, ma belle.

Elle avait rapproché son visage du sien, finit par coller son front contre le sien.

— C’est fini… Terminé… Rendors-toi.

Yahel déglutit, referma les yeux, tenta de calmer sa respiration. Tara resta à la réconforter jusqu’à ce qu’elle soit gagnée par l’épuisement.

Lorsque Yahel se réveilla, ce n’était pas Tara, mais Mahdi qu’elle trouva veillant sur elle. Il se tenait assis par terre entre leurs deux couches. Elle sourit, rassurée par sa présence, resta allongée, emmitouflée dans sa couverture, encore lasse.

Tara remuait à côté, repoussant sa couverture, respirant par à-coup, le visage froissé, crispé.

— Un cauchemar, constata Mahdi d’une voix sourde.

— Oui, c’est son tour…

Il posa sa grande main sur le front de Tara qui, dans son sommeil, eut un sursaut accompagné d’un gémissement sourd, puis deux-trois inspirations saccadées avant que sa respiration s’approfondisse. Son corps se détendit progressivement, s’apaisa dans un grand soupir lourd.

— Ouhh, à vue d’œil ! Je suis jalouse, nota Yahel d’un ton faussement enjoué.

Elle avait tout suivi sans bouger, ayant juste tourné la tête de leur côté.

— Et pourtant, je ne fais rien. Son inconscient m’attendait. Mais je ne peux rien faire de plus. Je ne peux pas l’aider à oublier.

— C’est sûr. La connaissant, elle refusera ton aide… tout comme le mien. Si je ne l’avais pas deviné…

Il jeta un œil vers Yahel avant de remettre en place la couverture sur Tara et de la border.

— Elle t’en aurait parlée, sinon tu aurais bien fini par le savoir. Je te rappelle que tu n’étais pas en état, quand on t’a ramenée. C’est à toi qu’elle a pensé en premier, parce que toi aussi, tu as besoin de réconfort. Je me trompe ?… Pour une fois, tu vas en profiter, ajouta-t-il en migrant sa main du front de l’une à l’autre.

Yahel sentit la chaleur émaner de sa paume, cette grande paume, ferme, douce, rassurante, traverser la peau de son front alors qu’elle fixait le plafond. Elle en ferma les yeux de bonheur. Une boule dans sa poitrine creva, remonta, sortit en poussant des larmes hors de ses yeux. Elle sanglota ainsi sous la protection de Mahdi. Il finit par la soulever, l’invitant contre lui. Elle s’y rua. Elle éclata.

— J’ai eu si peur !

À l’abri entre les bras de son vieil ami, accrochée à cette bouée de sauvetage, ce pilier providentiel, elle put relâcher toute la tension accumulée.

— Je ne comprendrais jamais. Vous subissez votre condition de femme, vous le payez, on vous la fait endurer, alors qu’on devrait vous vénérer !

Il ne pouvait le faire pour Tara, mais au moins, il put venir en aide à Yahel cette nuit-là. Tara s’était réveillée, les avait entendus, mais avait préféré rester immobile, les laissant tous les deux. Elle referma ses yeux, sentit la présence de son roi jusqu’à ce qu’elle se rendorme.

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