8 -La haine ou la justice

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— On est où ?

Ils avaient bougé le camion sans qu’elle s’en rende compte. Seuls des arbres et des champs les entouraient.

— On s’est dit que vous aviez besoin de tranquillité, de changer de décor, lui répondit Mathilde affairée près d’un des feux.

— J’ai plutôt besoin de me défouler. Vous les avez tous eus ?

— Je l’ignore. Les autres te donneront plus d’infos. En attendant, mange un peu au moins. Et sache que tu n’étais pas la seule qui avait besoin de soin.

Mathilde avait été un peu sèche, mais c’était juste pour recadrer Tara. Cette dernière l’écouta, obtempéra, s’installa près d’un feu où chauffait un petit déjeuner. D’autres camions étaient stationnés, celui des médics servant d’infirmerie présent parmi les autres. L’ambiance différait de l’habitude. Trop calme. Trop silencieux. Des compagnons déambulaient déjà dehors ou stagnaient près des feux, à l’écart, plus ou moins blessés, tous l’air épuisé, hagard pour certains. Et certaines…

— Mathilde, dis-moi… Yahel fait partie des chanceuses, c’est ça ?

— Mmm, en effet, hélas… Nous avons quelques autres cas. En 24h… Quel chaos ! J’ai eu la chance d’être considérée comme juste bonne pour faire des ménages…

Tara avait remarqué des compagnons en position autour de leur camp improvisé. Elle apprécia.

Simon réapparu, sortant du camion infirmerie, amoché lui aussi, un bras sérieusement emballé et immobilisé, boitant un peu. Rassurée de le revoir, elle se leva pour l’aider à s’installer.

— Eh ben mon gars, ils t’ont pas loupé !

Il lâcha d’abord quelques jurons.

— Ils m’ont carrément disloqué le bras, les enfoirés. J’en ai pour un moment. Tout ça pour rien ! Mais… Et toi ?

Elle le rassura devant son air gêné.

— Comme tu vois, juste quelques égratignures, prête à repartir en découdre.

Cela ne l’arrêta pas pour autant.

— Tara, ne me raconte pas d’histoires. Je les ai vu t’embarquer telle un paquet de chiffons après t’avoir endormie comme une bête sauvage, avec ce type qui… Bon sang, son sourire ! J’ai beau avoir été dans le gaz des dernières heures, je ne suis ni sourd, ni stupide. Qu’est-ce qui t’es arrivée ?

Elle allait rétorquer quelque chose du genre “à ton avis !” ou “tu es sûr de vouloir l’entendre ?”, ce qui ne les aurait aidés ni l’un ni l’autre, mais l’arrivée de Yahel, enfin réveillée, coupa court à cette conversation. Elle et Simon se prirent dans les bras l’un l’autre pendant un instant.

— Bon sang, tu vas bien, ma belle ?

— Moi, oui. J’ai été sauvée juste à temps.

Simon se tourna alors vers Tara, qui préféra tourner les talons et reprendre sa place pour manger. Yahel fit signe à Simon de se taire.

— Et toi, regarde-toi ! Décidément, il faut vraiment que tu arrêtes de te battre pour défendre tes belles. Ils t’ont encore amoché.

— Comme si je pouvais rester sans réagir…

Tara grignota plus qu’elle ne mangea. Elle alla ensuite récupérer son bâton. Elle retrouva accroché dessus la chaînette arrachée, mais réparée, son pendentif bien accroché. Elle le remit autour de son cou. Un manque, une impression de vide sur sa peau, disparut alors. Ensuite, elle s’éloigna un peu des camions, entreprit des exercices d’échauffement. Son humeur revint à l’arrivée d’un groupe de motos. Erwan était parmi eux, juché sur sa vieille bécane, Sacha en passager. L’apercevant, Erwan dévia aussitôt dans sa direction. Quand ils arrivèrent à sa hauteur, elle frappait violemment un tronc d’arbre dans tous les sens, haletante, la sueur coulant dans son dos. Elle s’essuya le front avec son bras, repoussant au passage les quelques mèches rebelles échappées de sa tresse.

— Alors ? Besoin de nouvelles ressources humaines pour votre nettoyage ? envoya-t-elle en guise de salutation à Sacha. S’il reste du sale boulot genre exécution, je suis à vous.

— Ah, oui, je vois. Non, merci, tout est sous contrôle, lui répondit-il, mi-amusé, mi-gêné par cette proposition.

— J’ai préféré ne pas le lui demander, mais les types qui s’en sont pris à Yahel, ils sont devenus quoi ?

— Je ne sais pas desquels vous parlez. Tout était un peu trop confus pour moi, sûrement le manque d’habitude face à ce genre de situation, me direz-vous.

— Et c’est tant mieux ! T’inquiètes, Tara, tous ensemble, on s’en est chargé ! intervint Erwan pour calmer le sujet.

Ils s’en sont chargés : cela ne voulait pas dire grand-chose. À la mode dragon, c’était de la justice expéditive, profitant du feu de l’action. Pas très civilisé, considéreraient certains, mais la civilisation s’était cassée la gueule, et superbement. Avec les membres de son équipe, ainsi qu’avec d’autres unités de dragons, ils se chargeaient de curer ses plaies béantes de toutes les infections qui y persistaient encore. La justice dans le respect des droits de l’homme, elle reviendra quand les conditions le permettront. Si Tara était encore en vie à ce moment-là, et si les humains estimaient qu’il doit en être ainsi pour tout ce qu’elle a fait, elle fera face à cette justice, sans peur ni regret. En attendant, elle faisait ce qui devait être fait.

— Heureux de te voir debout et aussi en forme, continua Erwan. J’ai une nouvelle qui va te plaire. Tu vois le type qui nous a si bien accueilli ?

— Le petit rondouillard libidineux ?

— C’est une bonne description ! Oui, répondit-il en souriant à cet intitulé. Il était déjà parti hier soir. Il crèche ailleurs, mais on a réussi à savoir où. Si tu veux, je t’emmène.

Les autres s’étaient rapprochés. Sacha descendit tant bien que mal de la moto en s’aidant de sa béquille.

— Moi, je reste ici. Je gênerai plutôt qu’autre chose. Et je vais en profiter pour discuter avec Simon. En vrai. Nous n’avons pas franchement eu l’occasion de le faire jusqu’ici.

— Très bien. Yahel, tu le sens aussi ?

— Oh que oui ! En première ligne, pour une fois. Simon, je te laisse ma place derrière les écrans.

Tara gardait les poings serrés.

— Nous avons eu trop de missions faciles ces derniers temps, et nous nous sommes trop relâchés. Trop confiants, nous avons baissé notre garde. Tous, moi y compris. Nous devons en tirer les leçons, et nous reprendre. Allons-y, et montrons-nous dignes de notre réputation.

Il avait dû craindre pour ses fesses, le gaillard. Il avait transformé sa maison en camp retranché, mais cela ne le sauva pas. Les hommes qui ne le laissèrent pas tomber ne purent défendre la place bien longtemps.

Le bougre essaya de se cacher, alors que de nombreux dragons fouillaient la maison. Que des dragons. Sacha avait transmis l’accord des siens. Pour eux, leur liberté retrouvée les satisfaisait pour le moment, et surtout, elle les occupait beaucoup. Ils avaient à se reconstruire, eux aussi.

En guet en haut des escaliers, Tara le débusqua tapi derrière un meuble. Elle sauta, bâton en avant, l’envoya valdinguer d’un bon coup bien placé. Il tenta de fuir à quatre pattes, n’en menant pas large. Mahdi était là, au milieu de la mêlée. Lui aussi faisait exception aujourd’hui. D’habitude, son rôle ne demandait sa présence qu’à la fin, et encore, en cas de besoin. Que leur arrivait-il donc à tous pour que même leur symbole de paix en vienne à participer à la curée, contredisant toute sa philosophie ? Pourquoi était-il là ? Pourquoi agissait-il ? Allait-il calmer le jeu au dernier moment ? Ou allait-il la laisser faire ?

Il le cueillit, le souleva d’une main, le secoua pour l’obliger à rester débout, le maîtrisa, bloquant une main derrière son dos, l’autre braquant un couteau sous sa gorge.

Encore pire que ce que je pensais. Mahdi, est-ce par soif de justice ou par revanche ?

— Tiens-le-moi bien, s’il te plaît, lui demanda-t-elle.

— Tu veux en faire quoi ?

— Je réfléchis…

Elle s’approcha, tête penchée, prit son propre couteau dans sa ceinture après avoir rangé son bâton.

— En tout cas, pas question de souiller davantage mon arme préférée avec ça.

L’homme supplia. Elle en leva les yeux au ciel, soupira un grand coup. La seconde d’après, ses pupilles virèrent, se fixant dans une autre direction.

— Je vous en prie, je ferai ce que vous voudrez ! Je ne veux pas mourir !

— Ta… gueule !

Menaçante, elle avait levé un doigt, toujours le regard vers le haut, observant, intriguée.

— Mais…

Mahdi serra plus fort son cou.

— Elle a dit chut…

Elle rangea son couteau, s’approcha d’un mur où trônaient des tableaux de chasse, insipides, crasseux, et une tenture de tissu en guise de revêtement mural. Elle posa une de ses mains à plat, écouta, frappa des coups de son autre main, resta attentive au résultat.

— Il y a quelque chose, là-derrière.

Avec Yahel, elle chercha une ouverture, un système de verrouillage. Elle se rappela des rumeurs qu’ils avaient évoquées en chemin. Elles trouvèrent, dévoilèrent une porte cachée, libérant les victimes de monsieur petit pas beau tout gras. Les pauvres femmes, souvent très jeunes, trop jeunes, pleurèrent de soulagement lorsqu’on ouvrit leur geôle, serrées les unes contre les autres, à peine vêtues d’une petite guenille, pâles comme la mort.

Sous leurs indications, Tara révéla une autre cache au sous-sol, ainsi que son petit coin de plaisir. Très particulier.

Ce n’était pas lui qui l’avait violée, mais il l’avait vendu, elle, ainsi qu’un nombre indéterminé de personnes, tout cela pour avoir en sa possession quelques richesses qui n’avaient de valeur que celle qu’il leur donnait. Et en plus, il se permettait de garder son petit cheptel personnel… Rien de bien innovant. C’était loin d’être la première fois qu’elle et les siens tombaient sur ce genre de tableau depuis toutes ces années. Elle s’y était hélas habituée. Pas une raison pour ne rien faire. Au contraire.

Elle laissa ses compagnons se charger de ces pauvres âmes, pas vraiment prévues au programme, nécessitant de faire appel à une autre forme d’aide. Dans son oreillette, Simon laissait entendre qu’il se chargeait de les prévenir. Elle revint face à son gaillard, tranquillement, inquiétante pour sa cible. Personne ne la retint.

— D’habitude, je ne traîne pas pour tuer. Je ne joue pas avec mes proies, moi. Je vais donc te faire un grand honneur. Comme tu ne veux pas mourir, je vais te permettre de contempler ta mort. Regarde !

Elle avait repris son couteau, posé la pointe de la lame contre la vilaine bedaine. Doucement, elle l’enfonça, les yeux rivés dans les siens, elle la remonta en affichant un étrange sourire, alors qu’il hurlait de douleur. Le couteau retiré, ses tripes sortirent de l’ouverture de son ventre, suivies d’une horrible odeur. Mahdi le libéra. Le type tenta de retenir ses intestins, de les attraper avec ses mains. Il tomba à genou. Condamné à une mort lente et douloureuse, inéluctable, elle rajouta à son sort en parlant aux femmes.

— Si vous voulez, c’est le moment…

— Si vous voulez, c’est le moment…

Elles comprirent. Et certaines se ruèrent sur lui, se libérant de leur traumatisme en le massacrant. Un spectacle cathartique pas prévu pour être joli, la suite logique d’une sauvagerie et d’une perversité écœurante.

Tara les regarda faire jusqu’au bout, toujours cet étrange sourire flottant sur ses lèvres. Mais avant que les autres viennent ensuite récupérer ces dernières, elle perdit ce sourire. Elle s’adressa à elles une dernière fois.

— Maintenant, trouvez la paix. Ne laissez pas la spirale de la violence vous dévorer, je vous en prie. Reprenez goût à la vie, elle peut être belle…

Durant ce temps de sauvetage, elle resta dehors, assise sur un banc, nettoyant son couteau, puis profitant du tableau, les coudes sur les genoux, le dos de son gilet brillant sous l’éclat du soleil.

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