11 - Une humanité vacillante

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Il s’écoula des mois avant que les dragons repassent par là. Ils revenaient de l’exploration d’une région abritant autrefois de nombreux bassins de population, proches les uns des autres, avec nombre d’activités industrielles. Plusieurs années après la chute, il y avait encore du ménage à faire dans le coin. Beaucoup. Mais parcourir les décors de zones irradiées avait revêtu des airs de vacances, car avant cela, ils étaient partis en chasse, traquant les autres participants de ce réseau de trafic d’êtres humains. Ces types n’étaient pas seuls, bien sûr. Il s’était avéré que ce n’était que le sommet d’un ignoble iceberg. Cela semblait sans fin, un groupe les envoyant vers un autre, toujours plus loin.

Quel chaos. Sans loi, sans gouvernement pour en appliquer, ces pauvres hères oubliaient toute idée de civilisation, perdaient sciemment toute inhibition, laissaient libre cours à leurs pulsions. L’imagination pouvait pousser à créer de très belles choses, mais permettait également à l’homme de devenir pire qu’un démon. Plus elle tombait sur ces créatifs, plus elle leur montrait sur eux-mêmes le fruit de leur imagination. Après tout, pourquoi faire preuve de clémence envers eux, alors qu’ils en étaient incapables. Elle n’était que trop tombée sur ces démons, trop découvert les scènes d’horreur qu’ils semaient derrière eux. Pourquoi ne pas profiter de ces sources d’inspirations pour agrémenter son travail !

Durant des années, elle s’était efforcée de ne pas tomber aussi bas que tous ceux qui commettaient ces crimes. À la torture, à la violence, à la cruauté sans fin, elle répondait par une mort rapide et efficace. Sa justice atteignait déjà un extrême, loin d’une civilisation prônant l’humain avant tout, et n’était acceptable que parce qu’ils traversaient un âge sombre. Oui, durant toutes ces années, elle avait appris de Mahdi et des siens, de son rêve d’humanité bienveillante. Mais il avait suffi d’un tour du soleil autour de cette planète pour remettre tout en question. Aujourd’hui, elle n’avait plus l’envie de se retenir.

Bon sang, passez-vous le message, les gars ! Dites-vous ce que vous risquez ! Tout cela n’a que trop durer.

Cette chasse les avait entraînés loin, toujours plus loin.

— Ah oui, je vois… On se retrouve jusque-là ! Je ne pensais pas revenir ici dans ces conditions. Le pauvre, il risque de déchanter.

— M’en parle pas, avait répondu Simon à Tara, je ne lui ai pas encore tout révélé, mais il nous garde au chaud les deux protagonistes que nous lui avons signalé. Je préfère tout lui dire de vive voix.

Chez le prince, ils furent accueillis à bras ouverts.

— Chers amis, c’est un réel plaisir de vous retrouver. Après toutes ces années, je désespérais… Sans déprécier le travail de vos autres compagnons, bien sûr. Mais… Il n’est pas là ?

— Mahdi ? Non, il est déjà reparti. Il nous fait confiance pour la gestion de cette affaire.

— Et vous n’êtes que ça, ajouta le prince, voyant leur nombre.

— Le reste des nôtres est resté à distance. Venez, je vais vous expliquer.

Le reste, mais pas tous. D’autres membres étaient très vite rentrés, volontaires mais trop atteints, n’en pouvant plus d’assurer cette mission, particulièrement, ayant vraiment besoin d’être loin de tout ça.

— Pendant ce temps-là, je peux peut-être m’occuper de nos loustics, suggéra Tara, restée en arrière, adossée à un des poteaux de la salle, bras croisés. Si vous voulez bien me dire où les trouver.

— Ma chère, vous êtes pressée. Ne voulez-vous pas vous joindre à nous ? J’ai prévu des rafraîchissements pour vous et vos compagnons. Et j’ai tant plaisir à vous retrouver.

Elle secoua la tête.

— Tu es sûre ? ajouta Simon.

— Oh que oui. Je serais gentille, ne t’inquiète pas…, répondit-elle, cachant mal son ironie.

Après avoir poliment décliné l’offre du prince, elle suivit ses indications, laissant Simon et quelques autres s’occuper de la diplomatie. Les débats terminés, ils allèrent la rejoindre.

— Oui, je sais, tu n’es qu’un commercial, mais cela ne t’empêche pas de comprendre, quand même, non ? Ton commerce, tu veux qu’il soit de qualité ? Alors admets que c’est normal de savoir ce que valent tes clients. Je t’assure, c’est bon pour ton image.

Ils la trouvèrent à cheval, palabrant sur un homme qu’elle maintenait fermement à terre, couteau à la main, au milieu d’un couloir de la petite prison. Du sang coulait, maculait le sol, provenant d’une cellule voisine. Erwan était à ses côtés, mais leur tournant le dos. Aucun des deux ne fit attention à eux. Elle continua sur le même ton diaboliquement doucereux.

— Je t’assure, ton meilleur client, voilà ce qu’il faisait aux petits garçons que tu lui vendais.

L’homme hurla.

— Tu vois, en petites rondelles, toutes fines. Et ça, c’était après qu’il eut fait joujou avec la sienne sur eux. Franchement, t’en penses…

— Tara ?

Elle réalisa enfin qu’il y avait du monde présent derrière eux.

— Oui ? Quoi ?

Ton sec, sans daigner tourner le dos.

— Tu as eu ce qu’on voulait ?

— Oh que oui ! Des plus instructifs. Ils nous ont raconté une belle histoire tous les…

Le son d’une détonation coupa son discours, ainsi que les cris de l’homme.

— Rhaaa ! Il est tout mort, maintenant ! Pourquoi tu…

Elle s’était redressée, avait brusquement viré vers leurs visiteurs, sans lâcher son couteau ensanglanté, prête à en découdre avec Simon, se tut en voyant le prince parmi eux. La colère sur son visage disparut, laissa place à un air déçu, juste le temps de jeter un œil vers l’homme qu’elle avait maintenu à terre, définitivement immobile désormais.

— Ton bras va mieux, à ce que je vois, ironisa-t-elle à Simon rangeant son arme.

— Je ne me rappelais pas que vous pratiquiez ce genre de… méthode, déclara le prince, atterré.

Elle le défia.

— Je suis navrée, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous, mon cher prince. Les loups ont aussi envahi votre territoire. Mais peut-être le saviez-vous déjà ?

— Tara !

Pour une fois depuis longtemps, de la colère chez Simon.

— Désolée, mon ami, mais je n’ai plus confiance en personne.

Erwan interrompit tout le monde, donnant les informations apprises, les explications attendues par tous, désamorçant la situation. Le prince passa d’un air surpris, effaré, perdu, à la même colère froide que Tara.

— Alors c’est entendu. Vous pouvez compter sur moi. Dès demain matin, mes hommes partiront avec les vôtres. Nous devons absolument nous débarrasser de ce nid de vipère venu empoisonner nos espaces de vie.

Elle essuya son couteau sur le corps, un dernier regard dans cette direction avant de s’en éloigner.

— Pourriture !

Simon attrapa Erwan par le bras, l’entraîna plus loin.

— Et tu l’as laissée faire ?

— Franchement, je n’avais pas trop envie de l’arrêter. Et toi aussi, tu l’as déjà laissé agir de la sorte plus d’une fois, depuis.

Il ne put nier, soupira, regarda dans sa direction, de même qu’Erwan.

Le soir, le prince insista pour un moment de détente autour d’un bon repas. Tara s’y retrouva, littéralement emportée par ses compagnons, les mains sur ses épaules.

— Fais un effort. Il fait toujours partie de notre réseau, et il ne comprendrait pas ton absence… Non, inutile de monter la garde, insista Simon, nous avons fait le nécessaire.

— Pfff… Déjà qu’il y en a toujours l’un ou l’autre pour me suivre partout… Je me demande de quoi vous avez peur.

— Venez, ma chère, nous n’avons pas eu le temps de discuter, invita le pauvre prince, sans comprendre pourquoi cette tension persistante. Venez donc, que je vous présente ma femme. Et oui, je me suis marié !

Elle le laissa la guider vers son épouse, une jeune femme belle comme un cœur, l’œil pétillant d’intelligence. Tara, par politesse, la salua et la remercia pour le repas préparé en leur honneur.

— Vous savez, ma femme est heureuse, et comblée, lui chuchota-t-il à l’oreille avec un clin d’œil. Grâce à vous !

— Eh bien, tant mieux pour vous.

Réponse froide, aussitôt suivie de son départ pour prendre sa place à table. Le prince prit la même direction, s’installa à ses côtés, elle se leva, échangea avec l’un de ceux placés en face. Les compagnons firent signe au prince de ne pas s’en formaliser.

— Mettez-vous à l’aise ! N’hésitez pas à poser vos affaires et vos armes, nous sommes en sécurité, ici.

— Ne vous inquiétez pas, nous sommes à l’aise.

Réponse de Simon cette fois-ci, gentil mais ferme, s’installant avec son arme chargée à portée de main.

— Je les trouve bien nerveux, tes amis… dit tout bas la femme du prince à son époux.

Tara retint un sourire en coin.

Bien, elle a repéré que nous restions sur le qui-vive. Les pauvres, ils ne font sûrement que payer les mauvaises actions d’autres avant eux, mais qui sait ce qui se passe quand nous ne sommes pas là.

Le pauvre homme ne put que hausser les épaules.

— Ils doivent avoir leurs raisons.

Le repas conserva malgré tout une bonne ambiance, les mets exquis parfumés d’épices, préparés pour certains par leur hôtesse, se révélant particulièrement délicieux.

— Ça c’est… Super bon !… Super sucré !… Vas-y… Sers-m’en encore.

Tara demanda cela à son voisin de table d’une voix bien étrange, instable, alors qu’elle désignait du doigt une cruche d’un liquide oranger trônant un peu plus loin sur la table, et cela sans pour autant lâcher son verre. Il y en avait bien une plus proche, mais elle se présentait aussi vide que le verre de Tara. Erwan intervint.

— Tara, tu as l’air fatiguée, tu devrais peut-être…

— C’est fou ce que je l’entends souvent, ça… En ce moment… Tu es fatiguée.

Sous les yeux de tous, elle lâcha un soupir agacé, bien marqué, puis elle s’enfila de bonnes gorgées du liquide reversé dans son verre, avant de le reposer sans ménagement. L’objet vacilla. De justesse, il ne se renversa pas.

— Vous n’avez peut-être pas tort, intervint la jeune épouse magnanime. Demain, une rude journée vous attends, à ce que j’ai cru comprendre. Moi-même je me sens un peu lasse. Vous ne serez pas la seule à quitter cette tablée.

Moue boudeuse.

— Si je peux en avoir encore… Trop bon ! Ça change de la bière !

— J’en ferais porter dans votre chambre. Venez, je vais vous y amener, ajouta-t-elle en se levant.

— Nous aussi, on va y aller. Allez viens !

Estimant son lever de chaise par trop vacillant, Erwan fonça à ses côtés, lui chopa le bras pour la soutenir jusqu’à sa chambre. Elle ne broncha même pas, s’accrocha même à lui tout en rigolant bêtement, puis à Simon accouru pour l’assister. Les pauvres la bringuebalaient malgré eux, peinant à la garder suffisamment droite pour marcher.

— Simon, t’es trop grand ! Mais tu sens bon, ajouta-t-elle en enfonçant son nez dans son t-shirt, entre ses côtes.

— Bon sang, t’as pas vu combien de verres elle s’est enfilée pour être dans cet état ? demanda Simon à Erwan, du reproche dans la voix, après avoir rougi ton pivoine.

— J’ai pas fait attention. Je savais pas que c’était si fort, se défendit-il. Et je m’attendais pas à ça de sa part… Dire que j’ai promis à Yahel…

Erwan était sincèrement désolé. Il s’attendait à des remontrances, certes. Il était venu exprès avec le groupe d’assaut, alors qu’habituellement, en tant que binôme chargé du pilotage, lors de ce genre de mission, il restait dans le camp extérieur, disponible en cas de besoin d’un repli immédiat. Il n’allait en première ligne uniquement en cas d’attaque directe. Il conduisait la moto, laissant toute liberté à Tara de combattre. Mais les circonstances avaient bougé les lignes. Si Tara avait semblé aller mieux un temps, récupérant un sommeil peu ou prou normal selon Yahel, du moins au début, c’était de petits détails dans son comportement qui leur avait mis la puce à l’oreille. Aujourd’hui, c’était du nouveau. Aucun des deux ne savait ce qui lui avait pris. Jamais elle ne buvait autant, encore moins en mission. Pourquoi ici ?

— Les gars… Vous êtes super ! pouffa-t-elle en atterrissant sur son lit, avant de s’enfoncer dans le sommeil de l’ivresse.

— Au moins, elle a l’alcool joyeux, temporisa Erwan.

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