15 -Je ne le laisserai pas me vaincre

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Ses yeux étaient rivés sur ses propres mains. Ces mains recouvertes de cette armature de métal. Ce métal qui s’enfonçait dans ses chairs, toujours plus profond, jusqu’à ces connexions liant l’artificiel au naturel. Et cet œil lui donnant une image du monde plus précise, plus réactive. Grâce à eux, elle avait acquis cette force qui avait contribué à ce qu’elle est, à ce qu’elle représente.

Une simple femme, oui, et non. Elle était aussi la combattante, le soldat dragon, la juge, le bourreau abattant les coupables de sang froid, sans état d’âme, parce qu’il fallait le faire. Pour ses ennemis, elle était le monstre, l’assassin, la meurtrière, le démon, la pute au lion. Des compliments qu’elle aimait. En ce moment-même, un inconnu caressait le dragon rugissant dans son dos, symbole de sa pugnacité.

Elle sut, alors.

Puisqu’il en est ainsi, ce maudit souvenir, je vais y faire face, l’analyser, le décortiquer, le déstructurer, le confronter, jusqu’à ce qu’il perde toute substance.

Elle accepta.

Elle reprit position. La tête sur le coussin, les yeux clos, elle respira les vapeurs, gardant les bras, les mains de chaque côté de sa tête, à plat sur la table, comme un rappel à la terre. Puis elle déconnecta ses pensées, plongea dans ses souvenirs. Elle avait tout à réapprendre. Qu’un autre corps la touche. Qu’un autre corps soit sur le sien, contre le sien, dans le sien. Elle devait retrouver cette autre part d’elle-même. Une part dont elle avait nié la disparition.

L’homme démarra en reprenant le massage, très progressivement, attentif à ses réactions, lui lassant le temps de s’habituer à son contact. Elle l’invita à grimper, prenant le risque du corps à corps. Elle fut étonnée, trouvant ce physique proche du sien, celui du roi, une taille, une carrure similaire, une puissance musculaire… Juste cela, oui, suffisant pour être rassurant, proche de bons souvenirs. Mahdi avait été le premier à faire rire sa chair. Grâce à lui, puis avec ses nombreux amants, elle avait appris le partage des corps, les mains caressantes, les doigts, marcheurs, baladeurs, coureurs, les souffles titillant, les nez explorateurs, les lèvres frôleuses, enveloppantes… Ces moments, ce n’était pas un acte mécanique, les coups, la brutalité, la domination, c’était une rencontre, une alliance, une harmonie, une communion.

Profond soupir.

Un mouvement d’air, le frottement léger d’un tissu. En entrouvrant les paupières, elle comprit que la femme les avait recouverts d’un grand drap de coton, couleur douce, les abritant, apportant une certaine intimité.

— Quand vous voulez, vous pouvez manipuler mon corps, ou faire les gestes que vous voulez que je fasse, je les reproduirais en miroir.

— Rien ne vous souillera, rien ne restera en vous. Il n’est qu’un outil, un instrument.

Elle savait par où commencer. À sa demande, il démarra par des caresses, tout en délicatesse. Pourtant, il suffit que ses mains parviennent de chaque côté de son bassin pour que, premier réflexe, son corps renâcle, ses cuisses se contractant, se refermant. Elle lutta contre elle-même, repoussa comme elle put l’origine de cette réaction, écrasa ces images empoisonnantes. L’homme n’était pas resté droit, il épousait son corps, le torse chauffant son dos. Cela ne suffit pas. Elle engagea une lutte. Celle des souvenirs néfastes contre les moments heureux, pourtant plus nombreux et plus variés. Son esprit flotta vers ces doux moments dans la forêt, dans son lit, dans la grotte, ces autres images hostiles apparaissant au milieu, disparaissant aussitôt sous l’effort de sa volonté. Pour le moment, aidée par les encouragements de la femme qui n’avait cessé de cajoler ses cheveux, sa nuque, trouvant les mots, sa résolution prenait le dessus, se battait pour conserver l’avantage, noyant les mauvais flashs, gagnant la victoire après chaque réaction de fuite, parfois brusque. Tout son corps finit par se tendre, presque douloureux d’avoir été inutilisé depuis trop longtemps, vieille machine rouillée, dans l’attente d’une suite logique devant être apportée par cet autre corps.

Cela marcha au début, autorisant un désir naissant. Mais un flot d’émotion, ardent, intense, trop intense, trop attendu, affolant, troublant, déstabilisa la lutte engagée. Tout s’emmêla, s’embrouilla, les bons et les mauvais souvenirs, provoquant des sanglots sans larme, impulsifs, impératifs, trop puissants, difficiles à calmer. Et d’une vague, tout lui revint. Cet homme qui lui soulève le bassin, la prenant par-derrière sans ménagement, sans scrupule. Son ventre qui la tirait, ruait, renâclait douloureusement, les organes bousculés, perturbés, raclés, repoussés violemment, tout cela alors que la drogue avait paralysé son corps, l’ayant rendue impuissante à réagir, prise en traître, en lâche. Il avait profité de son état pour la soumettre, s’imposer, se persuader d’être le plus fort, et lorsqu’il avait eu fini, il l’avait laissée retomber sur le lit, larguée comme un sac, ses jambes pendant dans le vide, inutile, humiliée, avilie.

Elle fuit ce corps lui rappelant désormais cet autre, le mauvais, se tenant sur ses coudes, poings serrés, toujours les yeux clos, possédée, hantée malgré elle. Les mains de la femme se posèrent sur ses épaules, inquiètes.

— Attends, souffla-t-elle, sûrement à destination de son coéquipier. Ça ne va pas ? Vous avez mal ?

Elle tapa du poing, frustrée de rester sur un échec. Mais tout se mélangeait dans sa mémoire, impossible de faire le tri. Les spasmes étranglés extirpaient les émotions de son âme. Sa tête alla à droite, puis à gauche, recommença, parvenant à exprimer ce simple mot : non.

— J’ai eu… mal… Il m’a… fait mal… si mal !

Elle arrivait enfin à se l’avouer.

— Si vous le voulez, nous pouvons tout arrêter…

Même geste négatif de la tête, alors qu’elle n’arrivait pas à se calmer. Elle voulut essayer encore. Il l’assista dans sa tentative, mais rien n’y fit, elle se figea, la respiration toujours affolée.

— Non, attends, pause ! s’exclama la femme à destination de son collègue. Elle en a besoin. Ça va trop vite.

L’homme s’allongea sur le côté. Il la prit contre lui, posa sa tête au creux de son bras, le referma autour de son cou, délicatement, en réconfort. Elle y blottit son museau pour y cacher sa panique latente mêlée de rage, s’y accrocha, comme craignant qu’il ne l’enlève, retrouvant dans cette position le souvenir d’un cocon protecteur. Il l’enveloppait d’une douce chaleur, comme lui l’avait fait. Les bras de la femme participèrent, les entourèrent, rassurant, consolant, des mots doux chuchotés doucement.

Était-ce une larme au coin de son œil, ou une goutte de sueur ?

Tout n’était que tendresse, soutien, apaisement. Elle ne pouvait plus le nier, plus le refuser. C’était ce dont elle avait besoin. Et un inconnu le lui offrait sans aucune contrepartie, sans rien attendre en retour, sans risque de fêler cette image de femme imperturbable, sûre d’elle, que rien ne pouvait atteindre. Oui, personne ne saurait. C’était son moment.

Elle s’autorisa à être cette femme qu’elle ne voulait pas être, qu’elle croyait tout simplement ne pas être, qu’elle avait en fait toujours niée. Cette femme, elle devait l’accepter. Après tout, le démon est humain…

À force de patience, le calme revint dans son esprit, le désir d’un moment de paix s’imposa, réclama du repos, un temps mort. Entourée d’humanité, une main amicale coiffant ses cheveux, elle se laissa aller, partit inconsciemment ailleurs.

Elle émergea, réalisa un blanc, une perte de conscience. S’était-elle assoupie ? Si oui, ses deux anges étaient des perles de patience.

Plus calme, mais la respiration pesante, elle ressortit son visage du bras de l’homme, l’avança vers la femme sans la regarder, alors qu’elle lui lissait toujours gentiment ses cheveux vers l’arrière, dégageant sa nuque.

— Si tu le souhaites, nous pouvons tout arrêter. Mais tu ne peux pas rester comme ça…

La femme avait raison. Le cauchemar s’était éloigné, mais seulement en partie. Comment avancer ? Comment faire face ? La combattante ne reculait pas, avançait toujours, au péril de sa vie, en dépit du danger, affrontait la mort. Là, que pouvait-elle faire ? Elle n’était qu’une femme. C’était ça, la triste vérité. Une femme souillée, dominée par un de ces démons que la combattante à l’âme damnée traquait.

La combattante doit aider la femme. Toutes les deux ne doivent faire plus qu’une.

Faire face…

Il l’avait obligé à écarter les cuisses, avait serré sa chair, y laissant les marques de ses mains. Il l’avait frappé, le goût du sang dans sa bouche. Il s’était vautré sur elle, bavant, haletant pire qu’une bête. Les marques sur son corps avaient disparu, mais pas celles de son esprit. Il l’était encore, au fer rouge, transformé. Il avait créé un vide, un vide qui s’était mêlé à celui qu’elle avait déjà, l’avait agrandi, lui avait fait perdre d’autant plus son humanité. Elle avait bien vu les regards de ses compagnons ces derniers mois. Déjà reconnue impitoyable, implacable, elle en était devenue cruelle, véritable démon n’hésitant plus à se repaître de la souffrance autant que du sang de ses ennemis. Personne ne l’en avait blâmé. Ils en étaient plutôt inquiets, mais ne savaient quoi faire pour l’aider. Pour elle, c’était devenu sa soupape, horrible façon de relâcher la pression, apaiser le sang par le sang.

Elle était le dragon. Le dragon ne reculait pas. Il faisait face.

Faire face…

— Tu pourrais aussi le faire avec quelqu’un de confiance, ou avec lui, celui qui te manque.

— Non !… Oui… Mais non… Trop risqué… Je ne pourrais plus si… Je ne peux pas…

— Alors laisse-nous t’aider. Nous allons te traiter comme tu le mérites, comme une déesse. Laisse-nous te dorloter, t’adorer, te vénérer.

Était-ce maintenant ?

Elle n’allait tout de même pas rester sur cette seule et unique nuit où ce petit démon de bas étage l’avait lâchement possédée. S’il avait eu le courage de la traiter d’égal à égal, il n’aurait jamais fait le poids. Aucune chance. Elle avait toujours vaincu ce type d’agresseur avant qu’il n’arrive à l’atteindre.

Il t’a salie, déshonorée. Mais tu n’es pas coupable de cet échec, admets-le. Tu n’es pas coupable d’avoir été terrassée par ton ennemi. N’est-ce pas cela qui te gêne ? Il t’a vaincu de la plus vile, odieuse, abjecte des façons. Mais ce n’est pas une victoire. Il t’a neutralisé, sans même avoir le courage de t’affronter. Tu n’as pas à en payer le prix indéfiniment.

Comment peut-on faire cela ? Comment un humain peut-il imposer cela à un autre être humain ? Quel plaisir y trouve-t-il ? Peut-on se prétendre encore vraiment, réellement humain lorsqu’on fait ça à une femme ? À un enfant ? À un homme ?

Elle avait vu tant de victimes de ce genre d’agression au cours des années, parfois bien plus cruelles, sauvages, innommables… Souvent. Trop souvent. Elle en avait sauvé certaines, mais toujours trop tard, le mal avait été fait, transmis. Et jamais elle n’avait pensé se retrouver à la même place un jour. Elle avait toujours été le bourreau, pas la victime. Elle avait été blessée au combat, mais ça, ce n’était pas un combat. C’était méprisable, infâme, une aberration. Non, il n’y avait aucun honneur là-dedans. À croire que c’était juste ainsi, une horrible farce, une tache qualifiant l’humain.

À côté ce cela, vous pouviez un jour croiser la route de parfaits inconnus. Des inconnus capables de vous faire découvrir ou retrouver le bonheur, la joie de vivre, sans rien demander en retour. C’était majoritairement l’objectif des siens, le rêve du roi, et aujourd’hui, c’était elle qui en bénéficiait. Était-ce pour cela qu’elle se battait, et qu’elle continuerait de se battre, encore et encore ? Pour cet espoir ?

Elle avait dû s’interrompre un peu trop longtemps, la femme sentir qu’elle avait besoin d’aide.

Il n’y eut plus que caresses. Caresses pleines de douceur, de bienveillance, d’encouragements. Mais aussi caresses rappelant son corps à son existence, réveillant ce qu’il avait oublié un temps : le plaisir. Le vrai.

Oui, faire face… Il est temps. Temps de cesser de tourner en rond. Temps de faire un pas en avant. Un pas décisif.

Faire face.

Elle bougea. Il s’écarta pour la laisser faire. Elle se retourna, suivant le mouvement induit par les caresses, puis allant à leur rencontre. Progressivement, à force de patience, de travail sur son esprit torturé, elle lâcha prise, finit cambrée sur le dos, le ventre volontairement offert au ciel. Elle accepta le poids de ce corps sur le sien, un corps qu’elle pouvait toucher, manipuler, sans le subir. Le corps d’un être humain avec qui elle pouvait communiquer, qui échangeait avec elle, qui lui était attentif. Ils se connectèrent. Elle s’oublia, oublia tout, omettant l’existence de toute chose autour d’elle. Seule était présente cette plénitude, cette satisfaction.

Enfin, son corps se rappela ce dont il était capable, cette explosion de joie. Cela ne faisait plus mal ! Cela n’aurait jamais dû faire mal.

— Ça va ?

Encore essoufflée, expirant de ce souffle profond propre à ce soulagement exalté, elle peina à répondre à l’ombre de l’homme, son front tout proche du sien, ne voyant qu’un regard inquiet, dans l’attente.

— Je… Je ne me rappelais pas… plus… que c’était si… si bon !

Incroyablement bon.

Un bonheur qui n’était plus espéré.

Sous le regard, un sourire joyeux, aux dents éclatantes.

Elle songea se retrouver dans une bien étrange situation, scène inhabituelle, y voyait finalement comme une initiation, l’assistance vers un passage nouveau, une première fois. Une belle première fois. Et c’en était bien une. La première fois de l’après.

Elle se sentait bien. Tout simplement bien. Rien d’autre.

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