CHAPITRE 1 : BANGKOK AVRIL 2023

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À l'extérieur, la chaleur étouffante ne cédait rien, même lorsque la nuit tombait. Dans les locaux climatisés de l'aéroport Suvarnabhumi, cathédrale de verre et d'acier, une foule en transit s'agitait sans fin. Parmi eux, Philippe Morel, trente-quatre ans, attendait son vol pour Paris. Son visage creusé, son regard enfoncé, semblaient avoir déjà traversé plusieurs décennies de fatigue et de déceptions. Son corps, flottant dans des vêtements qui jadis lui allaient parfaitement, trahissait un profond désarroi. Il s'efforçait de ne pas trembler.

Il aurait dû être mort. Ou pire : devenir comme Jeff.

« Vol AF165 à destination de Paris-Charles-de-Gaulle, via Doha, embarquement immédiat porte C22. »

Philippe serra son passeport entre des doigts jaunis, la sueur perlant malgré la climatisation. Dans sa poche, les derniers bahts convertis en euros : deux cent trente-sept. Tout ce qu'il restait de cinq années en Asie. Consumées en fumée, en alcool, en nuits sans souvenirs. À courir après un roman qui n'avait jamais vu le jour, si ce n'est dans les promesses ivres lancées à Jeff, au fond de chambres d'hôtel sordides.

— Je vais l'écrire, mec. Je vais tous les baiser. Tu vas voir.

Jeff, à cet instant, devait traîner son corps squelettique dans une ruelle de Thamel, à Katmandou, à la recherche d'un occidental à guider vers un dealer. Les bras constellés de cicatrices noires. Silencieux depuis trois semaines, ignorant tous les appels. Son dernier message lu sur son téléphone : « T'abandonne pas, mec. Je peux pas rentrer. Trop tard pour moi. »

L'écran affichait une photo d'eux, prise cinq ans plus tôt : deux hommes brandissant une écharpe des Verts et leurs billets pour Bangkok. Deux hommes avec tout l'avenir devant eux, des carnets vierges dans leurs sacs, des phrases plein la tête. L'un d'eux ne reviendrait jamais.

— Monsieur, votre carte d'embarquement.

L'hôtesse le dévisageait, arborant cette expression réservée aux passagers suspects. Il tressaillit. Il fouilla maladroitement dans la poche intérieure de sa veste et en sortit un papier jauni, imprimé dans un cybercafé au matériel désuet. Tel un condamné, il avança dans la passerelle. Le bourdonnement aigu dans ses oreilles ne l'avait pas quitté depuis la veille, depuis sa décision finale, prise après avoir fixé pendant des heures la photo fanée de ses parents collée au mur de sa chambre miteuse à Pattaya.

Ils m'avaient prévenu, pensa-t-il.

Le père, Robert, tourneur-fraiseur aux mains couturées de cicatrices, avec son éternel : « Tu vas faire quoi là-bas ? Écrire ? Et ça nourrit son homme, ça ? » Un homme incapable de comprendre qu'on puisse quitter la sécurité d'un salaire fixe pour courir derrière des mots.

La mère, Martine, aide-soignante aux pieds déformés par quarante ans de service. Elle avait préparé un dernier repas gargantuesque avant son départ, glissé discrètement deux cents euros dans la poche de sa veste pendant qu'il embrassait son père, et dit simplement : « Ta chambre restera comme elle est. »

L'épuisement le fit s'affaler côté hublot. Une nausée sourde monta en lui. Manque d'alcool ? Honte ? Les deux mêlés en un poison qui lui rongeait l'estomac depuis des semaines.

— Excusez-moi.

Un vieil homme thaïlandais, minuscule dans son costume trop grand, se tenait dans l'allée. Philippe se leva pour lui céder le siège central. L'homme ne bougea pas, l'observant avec une intensité troublante.

— Vous partez, dit-il dans un anglais presque parfait. Mais pas seul.

— Pardon ?

D'un geste paternel, le vieil homme lui saisit sa main. Sa paume était sèche, chaude, étrangement apaisante. Il y déposa un petit pendentif en bronze, représentant une figure aux multiples visages.

— Pour équilibrer. Pour protéger.

L'objet semait la confusion dans son esprit. Son regard se leva alors, l'homme avait disparu, remplacé par une femme d'affaires japonaise qui s'installait avec la précision de ceux qui prennent cent vols par an.

Un frisson parcourut sa peau moite. Machinalement, il glissa le pendentif dans sa poche, au milieu de ses maigres possessions. Une vision s'imposa à son esprit : Jeff, hurlant dans leur chambre d'hôtel à Chiang Mai après la visite d'un temple. Jeff répétant qu'ils avaient réveillé quelque chose. Jeff sombrant dans une paranoïa qu'il n'avait jamais pu contrôler.

L'avion s'élança sur la piste. Ses yeux se fermèrent. Dans quinze heures, il serait à Paris. Dans dix-huit, à Saint-Étienne. Sa ville. Sa prison. Le lieu qu'il avait juré de ne jamais revoir.

Le vrombissement des moteurs couvrait à peine le tumulte dans sa tête. Promesses, mensonges, romans avortés.

— L'écrivain rentre chez sa mère, murmura-t-il, un rire amer dans la gorge.

L'avion s'éleva, emportant Philippe Morel loin de ses rêves asiatiques, vers un passé qu'il croyait avoir laissé derrière lui. Vers un futur qu'il ne pouvait encore imaginer.

Dans sa poche, le pendentif pulsa doucement, comme un second cœur.

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