PROLOGUE

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Extrait du journal d'Émile Grandcourt, 1912

L’écriture, disent-ils, est thérapeutique. Une façon d’exorciser nos démons, de dialoguer avec nos doubles intérieurs, de modeler la réalité selon nos désirs les plus enfouis. Pendant des années, j’ai cru à cette vérité réconfortante. Mes vers étaient mes outils, mes rimes mes scalpels pour disséquer l’âme humaine. Chaque poème, une confession ; chaque strophe, une tentative de guérison.

Mais que se passe-t-il lorsque l’écriture cesse d’être un exutoire pour devenir une prison ? Quand les mots tracés ne sont plus les vôtres, mais ceux d’un autre, murmures surgis de l’ombre ?

Mon nom, personne ne le connaît vraiment. Émile Grandcourt, poète de second plan, professeur de lettres au lycée Condorcet, célibataire endurci. Quarante-huit ans, une existence rangée, ponctuée de quelques publications confidentielles dans des revues littéraires. Le portrait de celui qui cultiva un talent modeste à l’ombre des grands maîtres.

Jusqu’à cette nuit de novembre où tout bascula.

J’étais assis à mon bureau, dans l’appartement de la rue de Rivoli, lorsque l’air de la pièce devint lourd, saturé d’une moiteur inconnue à Paris. Sur le plateau, la règle en teck gravée reposait, inerte, mais je crus apercevoir, près du chiffre « 20 », l’éclat manquant se ranimer, tel le souvenir d’une morsure infligée par un élève turbulent. L’odeur du bois chauffé au soleil monta, mêlée à celle, plus acide, des craies humides et de la terre rouge détrempée.

Autour de moi, les murs pâlirent. À leur place, les cloisons de bambou et les volets verts écaillés de l’école de garçons de Haï Phong se dressèrent. Par la fenêtre entrouverte s’engouffrèrent les cris des vendeuses ambulantes et le bourdonnement continu des insectes. Le rougeoiement des flamboyants, dehors, laissait choir une pluie lente de fleurs écarlates sur la cour.

Ma plume tremblait au-dessus du papier. Puis, sans que je l’ordonne, elle se mit à tracer des lignes. Plus mes vers prudents, laborieux, mais un flot ardent, comme si chaque mot était inspiré par un autre lieu, un autre temps. Ma main n’était plus la mienne ; elle obéissait à une voix invisible, glissée en moi un jour de mousson, et qui, depuis, attendait son heure.

Au début, j’ai attribué ces visions à l’absinthe, aux hallucinations que procurent ses vapeurs vertes. Mais les pages s’accumulaient, et avec elles, une poésie d’une beauté à couper le souffle. J’écrivais avec la fougue des « Fêtes galantes », avec une maîtrise que je ne m’étais jamais connue.

Les mots semblaient venir d’ailleurs. Comme s’ils étaient guidés par une présence étrangère.

C’est alors que j’ai compris : l’écriture n’est pas seulement thérapeutique. Elle est aussi une porte. Une invitation. Et parfois, quelque chose d’autre franchit le seuil.

Parfois, nos démons intérieurs ne sont pas des métaphores.

Parfois, ils ont leurs propres desseins.

Celui qui lira ces lignes dans les décennies à venir comprendra peut-être ce que je n’ose achever d’écrire.

Qu’il prenne garde. Certains dons ne sont pas des bénédictions.

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