CHAPITRE 3 : PREMIÈRES ANNÉES EN THAÏLANDE

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Les palmiers dansaient sous la brise tiède du soir, projetant des ombres mouvantes sur la terrasse du Skybar. Bangkok s'étendait à leurs pieds, océan de lumières scintillantes jusqu'à l'horizon. La ville vibrait, immense et silencieuse à cette hauteur, comme un rêve fiévreux figé sous cloche. Phil s'accouda à la balustrade, les yeux perdus dans ce panorama irréel depuis le soixantième étage, tandis qu'une brume légère de chaleur persistait encore, collée à la peau.

À côté de lui, son compagnon de voyage leva son cocktail. Les cheveux blonds de Jeff, diminutif de Jeffrey Lacroix, avaient été décolorés par trois mois de soleil asiatique, virant presque au blanc. Une chemise en lin froissée, ouverte sur un collier en cuir local acheté au marché du week-end, complétait ce look de contre-culture assumée. Ce sourire malicieux, légèrement moqueur, ne le quittait jamais vraiment, comme s'il observait le monde à travers une paire de lunettes que lui seul possédait. Cette classe décontractée, ce magnétisme naturel des gens qui n'essaient jamais trop, voilà ce qui le caractérisait.

Fils d'une Française et d'un père américain natif du New Jersey, le blond, encore un de ses nombreux surnoms, était le genre de personnage qu'on repérait immédiatement dans une pièce, pas pour ses fringues, jamais vraiment pensées, mais pour cette énergie flottante autour de lui. Un air de surfeur sans planche, qui semblait glisser sur les vagues invisibles de la skyline de Sukhumvit, transformant Bangkok en un terrain de jeu liquide.

— À nous, mon frère ! Aux futurs maîtres de la littérature ! lança-t-il, la voix portée par l'altitude, la nuit et l'alcool.

Un sourire entendu se dessina sur les lèvres de Phil. Il savait que son ami n'écrivait presque rien. Mais celui-ci avait cette faculté rare de faire croire que tout allait finir par se produire, que la vie n'était qu'un enchaînement d'opportunités fabuleuses prêtes à être saisies, entre deux joints, deux verres ou deux femmes.

Au moment de trinquer, la fraîcheur du verre contrastait délicieusement avec ses lèvres desséchées. Ses cheveux bruns mi-longs, déjà décoiffés par l'humidité, encadraient un visage aux traits marqués où brillaient des yeux sombres et perçants. Phil avait cette prestance naturelle, un peu à la Vincent Cassel, cette élégance désinvolte qui transparaissait même dans ses vêtements froissés par le voyage. Son sourire asymétrique trahissait cette assurance tranquille de celui qui croit encore que le monde lui appartient.

De là-haut, la ville semblait un organisme vivant, vibrant, avec ses artères illuminées où circulait un sang fait de néons, de motos et de tuk-tuk.

Bangkok scintillait tel un mirage urbain, promesse de toutes les possibilités. Ils ne savaient pas encore que les villes lumières, à l’instar des rêves de gloire, brillent plus fort de loin.

— Tu crois qu'Hemingway commençait ses soirées par un whisky à trente dollars ? demanda Phil, observant l'alcool ambré qui tournoyait dans son verre.

— Absolument. À Paris, c'était le Ritz. À Cuba, le Floridita. Pour nous, ce sera... Bangkok. Le nouveau refuge des écrivains expatriés.

Ils savourèrent ce moment en silence. Cinq mois plus tôt, les sacs à dos se préparaient encore dans leurs appartements minuscules du Plessis-Robinson, l'un ressassant les refus des éditeurs, l'autre fuyant un poste d'ingénieur qui l'étouffait.

— On devrait peut-être commencer par s'installer quelque part, suggéra Phil. Cette vie d'auberge en auberge, c'était parfait pour le voyage. Mais pour écrire...

— J'y ai pensé aussi, répondit son compagnon en sortant son smartphone. Regarde ça.

Sur l'écran défilaient les images d'un logement modeste mais baigné de lumière, agrémenté d'un balcon donnant sur une rue animée.

— Soi Rambuttri. Près de Khao San mais pas trop proche. Deux chambres, wifi correct, 10 000 bahts par mois. On partage, ça nous fait 5 000 bahts chacun.

— Environ 250 euros, calcula rapidement Phil. C'est jouable avec nos économies. Mais il faudra trouver des revenus d'ici quelques mois.

Le blond balaya cette préoccupation d'un geste de la main.

— T'inquiète ! J'ai déjà des contacts pour du freelance en codage. Et toi, avec ton anglais, tu trouveras facile. Prof particulier, traduction, correction... L'important c'est qu'on ait un endroit à nous. Une base pour la création !

Un sourire vint naturellement aux lèvres de Phil. L'enthousiasme de son ami avait toujours été contagieux. Grand et dégingandé, avec de faux airs de Clint Eastwood quand il forçait l'imitation de l'acteur dans son rôle de chasseur de primes dans le chef-d'œuvre de Sergio Leone, Jeff arborait ce regard espiègle et ces mimiques qui ne le quittaient jamais. Une capacité unique l'habitait : transformer la moindre situation en aventure. Ses yeux pétillaient de malice, cette même propension à déconner, ce même don pour profiter de chaque seconde comme si elle était la dernière. Jeff appartenait à cette catégorie rare : ceux qui trouvent instantanément le mot d'esprit ou la blague qui détend l'atmosphère.

Depuis la fac de lettres, où Jeff s'était inscrit par pure provocation envers un père qui l'entretenait par culpabilité, après avoir validé un diplôme d'ingénieur dans une prestigieuse école d'informatique lyonnaise, ils partageaient le même rêve : vivre d'écriture loin du conformisme occidental.

Au compteur : une licence de sociologie et deux nouvelles confidentielles pour Phil, un diplôme d'ingénieur et un manuscrit SF inachevé pour son compagnon de route. Maigre bagage, mais qu'importait ? Ils avaient quinze mille euros d'économies à eux deux, la jeunesse, l'énergie, et Bangkok à leurs pieds.

— À nos futurs Pulitzer ! lança Phil en levant à nouveau son verre.

Les premiers temps, ils en profitèrent pour découvrir le pays à la manière des touristes occidentaux. Sukhothai d'abord, l'ancienne capitale aux ruines majestueuses. Puis les marchés flottants, les balades à dos d'éléphant dans la région de Chiang Mai. La découverte des temples et des îles du sud. Autant d'expériences qui nourriraient, pensaient-ils, leur inspiration future.

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