Chapitre 4 : LE TEMPS DE L'INNOCENCE

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L'appartement de Soi Rambuttri s'avéra encore plus exigu que sur les photos, mais ils s'en accommodèrent avec l'optimisme forcené des jeunes aventuriers. Une pièce principale de quinze mètres carrés servant à la fois de salon et de chambre, meublée de deux matelas posés à même le sol et d'une table basse en bambou qui avait connu des jours meilleurs. Une kitchenette où seuls les plus fins pouvaient cuisiner sans se cogner aux placards bancals, équipée d'un réchaud à gaz douteux et d'un frigo dont le ronronnement évoquait un diesel fatigué. Et une salle de bain dont la douche inondait systématiquement les toilettes, transformant chaque passage aux commodités en exercice d'équilibrisme sur un carrelage perpétuellement glissant.

Pourtant, le balcon minuscule, deux mètres sur un, donnait sur l'agitation permanente de la rue, spectacle gratuit et fascinant qui compensait largement l'inconfort spartiate. Dès les premières heures, ils s'étaient installés un rituel : s'accouder à la rambarde rouillée, bière à la main, pour observer ce théâtre urbain qui ne fermait jamais rideau.

— On a fait le bon choix, avait déclaré Jeff le premier soir, contemplant la rue qui s'étendait sous leurs yeux. Regarde-moi ça ! C'est ça, la vraie vie. Pas les bureaux climatisés et les métros bondés.

Phil avait acquiescé, mais une part de lui se demandait déjà s'ils n'avaient pas idéalisé cette aventure. L'odeur âcre qui montait des caniveaux, mélange d'épices, de gaz d'échappement et de détritus en décomposition, lui soulevait parfois l'estomac. Mais il ne l'aurait avoué pour rien au monde.

Le propriétaire, un Thaïlandais bedonnant qui parlait un anglais approximatif, leur avait remis les clés avec un large sourire édenté et une série de recommandations qu'ils avaient à peine comprises. « No lady night time », avait-il répété plusieurs fois en secouant l'index, ce qui les avait fait pouffer comme des collégiens. « No music loud. No trouble police. » Jeff avait solennellement promis d'être des locataires modèles, une main sur le cœur, théâtralité qui avait encore élargi le sourire du propriétaire.

Une semaine après leur installation, la routine s'était imposée d'elle-même, avec cette facilité déconcertante qu'ont les habitudes à se créer quand on n'a plus les contraintes du monde occidental. Lever à l'aube, quand la chaleur restait supportable et que Bangkok s'éveillait dans une cacophonie de klaxons, de moteurs de tuk-tuk qui pétaradaient et d'appels de marchands qui vantaient leurs fruits en thaï chantant.

Le réveil, c'était d'abord cette sensation de moiteur qui collait les draps au corps, puis cette note sucrée indéfinissable qui caractérise l'Asie tropicale, mêlée au jasmin des temples et aux effluves de street food. Phil avait fini par associer ces odeurs au bonheur, à cette impression grisante d'être enfin là où il devait être.

Petit-déjeuner de fruits exotiques et de café instantané Nescafé sur le balcon, tout en observant le ballet hypnotique des marchands ambulants poussant leurs carrioles chargées de nouilles fumantes, de mangues découpées en fleurs, de brochettes grésillantes sur des braseros de fortune. Et puis, immanquablement vers sept heures, la procession des moines en robe safran qui défilaient pieds nus, imperturbables, leurs bols à aumônes clinquant sous le soleil naissant.

— Tu crois qu'ils pensent à quoi en marchant ? demanda-t-il un matin, fasciné par la sérénité qui émanait de ces silhouettes orange.

— À leurs pieds qui leur font mal sur le bitume brûlant, répliqua son compagnon avec ce cynisme bon enfant qui le caractérisait. Ou alors ils récitent leurs mantras en se demandant ce que deux touristes en caleçon foutent sur un balcon à les mater tel des bêtes curieuses.

Mais quelques matins plus tard, il avait surpris son ami observer les moines avec la même attention concentrée, le café oublié dans sa main. Cette spiritualité ambiante les touchait malgré eux, ces Occidentaux cartésiens soudain confrontés à une approche du monde qu'ils ne comprenaient pas mais qui les fascinait.

Puis l'apprenti auteur partait seul explorer la ville, carnet Moleskine en main, cadeau d'adieu de sa mère, avec cette dédicace qu'il ne montrait jamais : « Pour que tu écrives de belles histoires, mon fils », appareil photo vintage en bandoulière, déterminé à capturer l'essence de cette mégalopole tentaculaire. Il revenait les poches pleines de cartes de visite récoltées au hasard, d'amulettes achetées dans les temples, de photos de façades colorées et de scènes de rue.

L'aisance sociale de son ami était remarquable. Phil l'avait vu discuter en anglais et par gestes avec un conducteur de tuk-tuk, échanger des plaisanteries avec une vendeuse de fleurs qui ne parlait que thaï, se faire expliquer le fonctionnement d'un marché aux amulettes par un moine défroqué qui maîtrisait parfaitement Shakespeare. Cette capacité enviable à transformer chaque sortie en aventure.

Pendant ce temps, l'ordinateur portable l'attendait sur la table, un Toshiba vieillissant qui chauffait tel un radiateur dans cette atmosphère tropicale, pour avancer son roman. L'histoire d'un professeur français en exil volontaire, confronté à ses propres contradictions dans un pays qu'il ne comprenait pas. Un alter ego transparent qui lui permettait d'explorer ses propres questionnements sur l'identité, l'appartenance, la fuite des responsabilités.

Les mots coulaient facilement, nourris par les bruits de la rue qui montaient jusqu'à leur deuxième étage : conversations animées des voisins thaïlandais, disputes de marchands, pétarades de mobylettes, et cette bande sonore permanente qui ne s'arrêtait jamais vraiment.

Sur la terrasse d'un café, l'inspiration trouvait son territoire quelque part entre la France et la Thaïlande, dans un no man's land mental où tout devenait possible. Il avait l'impression que son écriture prenait vie, qu'elle puisait dans quelque chose d'authentique plutôt que dans ses lectures et ses références livresques.

À midi, quand la chaleur devenait intenable et que son ordinateur menaçait de rendre l'âme, ils se retrouvaient dans une gargote locale, toujours la même, tenue par une femme élégante qui avait fini par les adopter et les appelait « mes fils français ». Une cantine de rue bien tenue, avec trois tables et un menu écrit à la craie sur un tableau noir, où ils découvraient chaque jour de nouveaux plats : pad thaï onctueux aux crevettes dodues, panang curry qui leur arrachait la bouche, som tam acidulé qui les faisait transpirer à grosses gouttes.

La patronne, P'Jen, avait pris l'habitude de leur apporter directement leur commande sans qu'ils aient à demander, avec son sourire qui illuminait son visage. Elle leur servait toujours une portion supplémentaire, refusait qu'ils paient le prix fort, et leur glissait parfois des petits desserts maison, ces perles de tapioca au lait de coco qu'elle préparait dans sa cuisine minuscule.

— Vous mes fils maintenant, leur répétait-elle dans son anglais approximatif. Famille !

Cette adoption spontanée les touchait plus qu'ils n'osaient se l'avouer. Ils expérimentaient cette hospitalité asiatique dont ils avaient tant entendu parler, cette chaleur humaine qui contrastait avec la froideur des relations parisiennes.

Ils échangeaient leurs découvertes et inspirations autour de bières Chang glacées qui perlaient de condensation dans l'air humide, comparant leurs expériences de la matinée comme deux explorateurs débriefant leur mission.

— J'ai trouvé un cours de thaï pas cher, annonça Jeff un jour en attaquant son curry vert avec cet appétit que lui donnait l'air tropical. Trois cents bahts l'heure, avec une étudiante de Thammasat. On devrait s'y mettre... Pour l'immersion, tu vois.

Phil leva les yeux de son pad thaï, amusé par l'enthousiasme soudain de son ami pour l'apprentissage linguistique.

— Tu as déjà ramené trois dictionnaires franco-thaï, répliqua-t-il en souriant. J'ai l'impression que ton intérêt pour la langue a beaucoup à voir avec les yeux en amande de cette étudiante.

— Pourquoi le nier ? Le sourire en coin qui trahissait ses arrière-pensées.

— Et alors ? On est là pour l'expérience totale, non ? Langue, culture, gastronomie... relations internationales.

— Relations horizontales, surtout.

Ils éclatèrent de rire, attirant les regards amusés des autres clients, quelques routards australiens, un businessman thaï en costume froissé, deux enseignantes européennes qui déjeunaient en silence. Ces instants de complicité rendaient tout le reste, la chaleur écrasante qui leur collait les vêtements au corps, les cafards occasionnels qui couraient sur les murs, les douches tièdes qui n'arrivaient jamais à les rafraîchir vraiment, l'isolement linguistique qui les coupait parfois du monde, parfaitement supportable.

Les semaines avaient quelque chose de magique. Ils vivaient comme d'éternels étudiants, sans autres responsabilités que leurs projets créatifs, dans une ville qui ne dormait jamais et où chaque coin de rue réservait une surprise. Phil se souvenait de ces après-midis où ils se perdaient volontairement dans les ruelles du vieux Bangkok, découvrant des marchés aux fleurs odorants, des ateliers d'artisans qui sculptaient le bois avec une patience millénaire, des jardins secrets cachés derrière des portes anonymes.

Jeff collectionnait les rencontres à la manière d'un philatéliste. Il était devenu l'ami d'un tatoueur de Chinatown qui lui racontait l'histoire de chaque symbole qu'il gravait dans la peau, d'un professeur d'université en retraite qui l'emmenait boire du thé dans des maisons de thé centenaires, d'une troupe de musiciens de rue qui lui apprenait les bases de l'khim, cette cithare thaïlandaise aux sonorités envoûtantes.

Phil, plus introverti, préférait observer. Il passait des heures assis dans les temples, non par foi mais par fascination pour cette spiritualité si différente de l'héritage catholique de son enfance, cette religion transmise par sa mère avec une ferveur modeste, tandis que son père demeurait un athée respectueux mais légèrement moqueur des convictions de son épouse. Il regardait les fidèles déposer leurs offrandes, allumer leurs bâtons d'encens, se prosterner devant des statues de Bouddha dorées par les siècles. Cette gestuelle millénaire l'apaisait, lui donnait une perspective nouvelle sur l'agitation occidentale qu'ils avaient laissée derrière eux.

Le soir, ils écumaient les bars à expatriés de Khao San Road, ce ghetto de routards où se mélangeaient toutes les nationalités dans un joyeux bordel international, ou ceux plus chics de Sukhumvit où se retrouvaient les expatriés fortunés, ou encore les marchés nocturnes de Pratunam où ils déambulaient entre les stands de nourriture fumante et les étalages de contrefaçons.

C'était un monde à part : cette communauté hétéroclite d'Occidentaux qui gravitaient autour des quartiers touristiques : routards européens en année sabbatique qui s'inventaient des philosophies de comptoir, enseignants britanniques blasés qui noyaient leur ennui dans l'alcool local, retraités allemands en quête d'une seconde jeunesse qu'ils achetaient au prix fort, businessmen américains qui se prenaient pour des aventuriers entre deux contrats.

Ils naviguaient dans cette faune avec un mélange de fascination et de supériorité. Ils étaient là pour écrire, eux. Pas pour fuir ou pour consommer. Leur distinction leur semblait fondamentale, même si la frontière s'avérait parfois plus floue qu'ils ne voulaient l'admettre.

— Regarde-les, murmura l'informaticien un soir, désignant un groupe d'Européens d'âge mûr accompagnés de Thaïlandaises qui auraient pu être leurs filles.

Attablés au Brick Bar, un établissement qui tentait de recréer une ambiance pub anglais au cœur de Bangkok, avec un succès mitigé. Le groupe de musiciens reprenait le répertoire hard rock et métal des années 80-90 avec plus ou moins de précision, mais leur reprise de "Fear of the Dark" et de "Thunderstruck" tenait vraiment la route. Le spectacle qui se déroulait à la table voisine avait quelque chose de troublant : ces hommes bedonnants qui parlaient fort, gesticulaient avec leurs verres de whisky, tandis que leurs compagnes aux sourires de commande acquiesçaient poliment à des plaisanteries qu'elles ne comprenaient manifestement pas.

Cette scène ramenait inexorablement Jeff à l'histoire de son père qui avait quitté sa mère pour une femme plus belle, plus jeune, repliant ses valises pour un temps vers l'Amérique de sa jeunesse, traumatisme de l'enfance qui l'avait marqué au fer rouge. Phil le voyait grimacer, cette tension qui lui crispait la mâchoire quand de vieux démons remontaient à la surface.

— On ne finira jamais pareils, hein ?

La question avait quelque chose d'urgent, presque suppliante. Tel un homme en quête d'une certitude que Phil ne pouvait lui offrir.

— Jamais, confirma Phil, mais quelque chose dans le ton de son compagnon l'avait troublé, comme si, déjà, celui-ci anticipait une dérive possible.

Il y avait dans la voix de son ami une faille imperceptible, une inquiétude qu'il essayait de masquer sous la désinvolture. Plus tard, Phil repenserait à ce moment en tant que premier signal d'alarme, cette fêlure presque invisible dans la belle assurance de son ami. Mais sur l'instant, il avait préféré l'ignorer, se convaincre que leurs bonnes intentions les préserveraient des écueils qui guettaient les autres expatriés.

La soirée s'était achevée dans un autre bar, puis un autre encore, dans cette dérive alcoolisée qui devenait peu à peu leur routine. Ils rentraient aux premières lueurs de l'aube, titubant dans les ruelles désertes où seuls les chats errants et les marchands matinaux commençaient à s'activer.

Ces premières semaines avaient le goût de la liberté absolue, de l'aventure authentique, des possibles infinis. Ils étaient jeunes, pleins de projets, dans une ville qui leur offrait tout ce dont ils avaient rêvé : l'exotisme, l'inspiration, la distance avec leur quotidien occidental.

Bangkok est une ville qui teste les âmes, qui révèle ce qu'il y a de plus profond, et parfois de plus sombre, en chacun. La liberté grisante peut se transformer en prison dorée, la distance salvatrice en exil sans retour.

Pour l'instant, ils vivaient dans l'euphorie de la découverte, persuadés que leur lucidité et leurs bonnes intentions les préserveraient des pièges qui avaient englouti tant d'autres avant eux. Ils croyaient encore qu'ils maîtrisaient leur destin, qu'ils étaient les héros de leur propre histoire.

L'innocence dure parfois juste le temps d'une mousson, d'un premier mensonge, d'une première tentation à laquelle on ne résiste pas.

Pour Phil et Jeff, elle dura exactement trois semaines.

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