Chapitre 5 : LE RÉVEIL
Trois mois plus tard, Phil se réveilla avec une gueule de bois carabinée et la sensation désagréable d'avoir perdu quelque chose d'important. Il lui fallut plusieurs minutes pour comprendre que c'était le temps, déjà quatorze heures, une journée d'écriture envolée. Son corps lui semblait cotonneux, comme si quelqu'un d'autre l'avait habité pendant la nuit. Des images lui revenaient : des néons roses qui clignotaient, le goût âcre de l'alcool, des rires hystériques dans une langue qu'il ne comprenait pas.
Il se traîna jusqu'à la cuisine commune, où son ami, étonnamment frais malgré une soirée qui s'était achevée aux premières lueurs de l'aube, pianotait sur son ordinateur. Comment faisait-il pour récupérer si vite ? Cette capacité troublante de l'informaticien l'intriguait depuis quelques semaines : encaisser l'alcool, les substances, les nuits blanches, comme si son corps s'adaptait à un rythme que le sien refusait encore d'adopter.
Son esprit n'était qu'un kaléidoscope brisé entre les vapeurs d'alcool, les souvenirs de chairs moites, et la moiteur métallique de l'air nocturne saturé de klaxons et de basses sourdes.
Il se souvenait de cette boîte souterraine, dans une ruelle adjacente à Khao San Road, où l'air était si poisseux qu'on avait l'impression de nager dedans. Des corps qui se mouvaient dans la pénombre rougeâtre, des mains qui se tendaient vers eux avec des propositions murmurées en anglais approximatif.
Ils avaient tout essayé. Ou du moins, tout ce qu'on leur proposait sans même qu'ils aient à demander. Des shoots de whisky thaï tiède avalés dans des bars clandestins où les serveuses n'avaient pas vingt ans. Des pilules roses, bleues, blanches, avalées sans poser de question, dans un mélange de bravade et de lassitude, sous les encouragements de cette faune d'expatriés perdus qui gravitait autour des zones touristiques.
Des fragments de la nuit étaient restés gravés dans sa mémoire : son compagnon avait disparu pendant trois heures avec un Allemand au regard vitreux qui parlait de "business opportunities" en regardant derrière lui. Il l'avait retrouvé dans les toilettes d'un bar, penché sur le lavabo, les narines sanguinolentes, expliquant avec une véhémence inhabituelle qu'il venait de découvrir "la clé de l'inspiration". Cette nuit-là, Jeff avait écrit quinze pages d'un trait, un texte confus et brillant à la fois, qu'il avait effacé le lendemain matin en jurant qu'il ne se souvenait de rien.
Phil n'avait pas échappé à ce genre de dérives. Certains soirs, il avait l'impression de se regarder de l'extérieur : accepter ce verre de plus, suivre ce groupe d'inconnus dans une ruelle sombre, s'asseoir dans ces cercles où circulaient des joints aux odeurs suspectes. Lui aussi avait cru frôler le génie sous l'effet de substances douteuses, pour se réveiller face à des pages de charabia illisible.
Au début, ils avaient cru explorer. Vivre. Se nourrir de chaos pour mieux créer. "On fait de la recherche", disait Jeff quand ils sortaient le septième soir consécutif. "Hunter S. Thompson, Burroughs, tous les grands ont vécu leurs histoires avant de les écrire." Mais très vite, l'exploration était devenue errance. L'expérience, fuite. Et le chaos, un piège qui se refermait un peu plus chaque nuit. Ses mains tremblaient le matin, son estomac se soulevait au moindre bruit, cette anxiété diffuse que seul le premier verre arrivait à calmer.
Il y avait eu aussi cette fille, Nim ou May, il ne s'en souvenait plus très bien, qu'il avait embrassée sans trop y croire dans les toilettes d'un bar à karaoké de Soi Cowboy. Pendant que le blond parlait de Bukowski avec des Néerlandais défoncés et que les autres sniffaient des rails sur une pochette de CD de Bob Marley. Elle avait pleuré en riant, ou peut-être l'inverse. Tout se confondait. Elle lui avait parlé de sa famille, dans le sud, de son rêve d'ouvrir une boutique, puis elle avait disparu avec un businessman japonais qui agitait des billets de mille bahts.
— Le revenant ! lança Jeff. Je ne pensais pas te voir avant le dîner. Tu veux du paracétamol ?
Le fêtard paraissait bizarrement alerte pour quelqu'un qui était rentré à l'aube en titubant. Les pupilles encore légèrement dilatées, cette énergie qui l'habitait depuis quelques jours, comme s'il était branché sur un courant alternatif.
Phil grogna, se prépara un thé vert.
— Qu'est-ce que tu fais ? Tu écris ?
— Freelance, répondit son compagnon en tapotant frénétiquement sur son clavier. J'ai trouvé un contrat sur Upwork. Un site Web pour une boutique de fringues à Chiang Mai. Quatre cents dollars. Pas mal, non ?
Phil acquiesça, admiratif et jaloux à la fois.
Son ami s'adaptait toujours plus vite que lui. Même défoncé, même épuisé, il arrivait encore à aligner du code cohérent, à gérer des clients, à faire rentrer de l'argent. Son travail d'écriture, en revanche, stagnait complètement.
— Et ton roman de SF ?
Le blond eut un geste vague, s'arrêtant soudain de taper.
— Pas vraiment l'inspiration. Mais ça reviendra. On n'est là que depuis trois mois, mec. On a le temps.
Le temps. Cette denrée qu'ils croyaient infinie à leur arrivée se révélait étrangement élastique. Les journées s'étiraient parfois interminablement dans la chaleur moite, puis soudain, une semaine entière s'était évaporée sans qu'ils aient avancé sur leurs projets littéraires. Les nuits dans les bars s'allongeaient, les réveils se faisaient plus tardifs. Les carnets se remplissaient plus lentement, quand ils se remplissaient. Phil avait remarqué que Jeff ne portait même plus le sien, ce Moleskine bleu qu'il chérissait tant au début.
— Il faut qu'on sorte de Bangkok, décréta Phil un matin, après avoir constaté qu'il n'avait écrit que deux pages en dix jours. On se laisse distraire. Trop de bruit, trop de tentations.
Il ne dit pas : « Trop de dealers, trop de filles, trop de moyens de se perdre. » Mais Jeff comprit le sous-entendu.
L'informaticien, affalé sur le canapé défoncé dont les ressorts grinçaient à chaque mouvement, leva un sourcil. Il avait cette nouvelle habitude de se gratter l'avant-bras, laissant des marques rouges sur sa peau déjà irritée par la chaleur et les excès.
— Tu proposes quoi ? Une retraite monastique ? Je te vois bien en robe orange, tête rasée...
— Je pensais plutôt à Chiang Mai. Le nord. Il fait moins chaud, c'est plus calme, plus authentique aussi. Et moins cher.
— Plus loin des bars aussi, compléta son ami avec un sourire narquois qui ne masquait pas entièrement une pointe d'anxiété. C'est ça que tu veux, m'arracher à ma vie nocturne décadente ?
Il ne se trompait pas. Le blond sortait davantage, rentrait plus tard, parfois pas du tout. Des contacts de plus en plus douteux : une faune bigarrée d'expatriés où se mêlaient respectabilité de façade et affaires louches.
Phil l'avait vu échanger des regards entendus avec cet Australien aux avant-bras tatoués qui vendait visiblement autre chose que des sourires, qui appelait Jeff "mon pote" et lui glissait discrètement des petits sachets plastique. Il y avait aussi cette Russe blonde qui prétendait être photographe mais ne sortait jamais sans un sac Hermès hors de prix, et ce groupe de Français qui organisaient ce qu'ils appelaient des "soirées littéraires" mais qui ressemblaient plus à des orgies sous psychotropes.
— On est venus pour écrire. Pas pour se perdre dans le quartier rouge et les shots à dix bahts.
Jeff le fixa un moment. Phil crut voir passer une ombre dans ses yeux, un voile indéchiffrable où se mêlaient culpabilité, peur et colère.
Puis il éclata de rire, dissipant la tension naissante, mais le rire sonnait un peu trop fort, un peu trop longtemps.
— Tu as raison, comme d'habitude. Chiang Mai. Nouvelle ville, nouveau départ. On y sera plus productifs.
Il se leva brusquement, soudain revigoré par ce projet, mais Phil nota le léger tremblement de ses mains.
— Et puis, tu sais quoi ? J'ai entendu parler d'une communauté d'écrivains là-bas. Des expats qui organisent des ateliers, des lectures. C'est peut-être exactement ce qu'il nous faut.
Une vague d'optimisme le traversa. L'idée de changer d'air, de briser la routine moite de Bangkok, de retrouver peut-être cette innocence créatrice qu'ils avaient perdue dans les vapeurs d'alcool et les fumées suspectes, lui redonnait presque envie d'ouvrir son fichier resté en jachère.
— Parfait. On pourrait partir dès la semaine prochaine.
— Doucement, Hemingway, répondit l'informaticien. Faut que je boucle mon contrat d'abord. Et que je règle... deux-trois trucs ici.
La façon dont il avait marqué une pause avant « deux-trois trucs », ce regard fuyant, cette nervosité soudaine, ne plurent pas à Phil. Il connaissait assez Jeff pour savoir que ces "deux-trois trucs" cachaient quelque chose de plus compliqué. Une dette ? Une promesse faite à l'un de ses nouveaux "amis" ? Phil n'insista pas, mais nota l'esquive dans un coin de sa mémoire déjà embrumée.
Les jours suivants, l'annonce de leur départ sembla pourtant galvaniser son ami. Il rentrait plus tôt, avant minuit, parfois, travaillait sur son site de fringues avec une concentration qu'il n'avait plus montrée depuis des semaines, et même ses sorties nocturnes devinrent plus discrètes. Mais cette nervosité persistait en arrière-plan, cette façon qu'il avait de sursauter quand son téléphone vibrait, de regarder derrière lui dans la rue, comme si quelque chose, ou quelqu'un, le retenait encore à Bangkok.
Un soir, alors qu'il rentrait d'une promenade le long du Chao Phraya, sa nouvelle habitude pour échapper à l'atmosphère confinée de leur appartement, Phil trouva Jeff assis sur le balcon, le regard fixé sur la rue. Une cigarette se consumait entre ses doigts, oubliée, laissant tomber ses cendres sur le carrelage crasseux. Il avait cette posture de quelqu'un qui attend quelque chose qu'il redoute.
— Tu rêves ou tu fais semblant de surveiller les moines ?
Phil posa son sac en plaisantant. Jeff sursauta, pris en faute. Il avait un œil au beurre noir, des ecchymoses au visage, les traces d'un passage à tabac.
Il écrasa sa cigarette avec une violence inutile, se leva brusquement et rentra dans l'appartement, laissant derrière lui cette odeur âcre qui ne le quittait plus jamais.
Phil resta un moment sur le balcon, observant la lumière orange des lampadaires se refléter sur les pavés mouillés par l'une de ces averses tropicales qui tombaient sans prévenir.
— Tu devrais voir un médecin, dit Phil sans insister.
— Non ça va, je m'en remettrai.
— Tu n'es pas obligé de tout me raconter.
— J'ai juste eu un problème avec un créancier peu scrupuleux sur les échéances, mais je lui ai donné ce que je lui devais.
— Tu es sûr ?
— Je saurai à quoi m'attendre à l'avenir quand je demanderai un crédit à un mafieux russe, pour un pari foireux de Muay Thai clandestin.
En bas, la vie nocturne de Bangkok reprenait ses droits : néons qui s'allumaient, moteurs de tuk-tuk qui pétaradaient, premiers appels des rabatteurs.
Jeff resta pensif un moment, jeta un mégot du balcon.
— Il est peut-être temps d'aller découvrir les paysages du nord, murmura-t-il.
Phil observa son ami.
Il se demanda si Chiang Mai leur apporterait vraiment la discipline et la clarté qu'ils espéraient, ou si ce n'était qu'un nouveau décor pour rejouer les mêmes dérives. Peut-être que le problème n'était pas Bangkok.
Peut-être que le problème, ils l'emportaient avec eux, incrusté dans leurs habitudes, leurs faiblesses, leurs démons personnels qui avaient trouvé dans cette ville un terrain fertile.

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