CHAPITRE 6 : EN ROUTE POUR CHIANG MAI

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Le train de nuit pour Chiang Mai traversait lentement la campagne thaïlandaise, oscillant sur des rails usés par des décennies de trajets identiques. Phil, confortablement installé sur le siège en cuir, un verre de whisky Thai à la main, observait par la fenêtre le paysage nocturne : rizières argentées sous la lune pleine, villages endormis où seules quelques fenêtres laissaient filtrer une lumière jaune et chaleureuse, silhouettes de temples qui se détachaient sur le ciel étoilé.

L'air qui s'engouffrait par l'ouverture charriait des odeurs de terre humide, de fumée de bois, de végétation mouillée, et cette fraîcheur relative qui contrastait avec la fournaise de Bangkok.

— Tu penses qu'on a pris la bonne décision ? demanda Jeff, qui feuilletait d'un air distrait une revue de hard rock.

Phil continua de fixer le défilement hypnotique des rizières.

— Tu as des doutes ?

— Pas vraiment. C'est juste que... Bangkok, c'était comme un grand plongeon. L'adrénaline pure, tu vois ? Chiang Mai, j'ai l'impression qu'on remonte vers la surface. Plus tranquille, plus... conventionnel. J'ai peur qu'on y perde cette énergie créatrice, cette urgence qui nous poussait à écrire.

Phil réfléchit un moment, observant une succession de petites maisons sur pilotis qui semblaient flotter dans l'obscurité, comprenant les appréhensions de son ami. Bangkok avait été un électrochoc permanent, une stimulation sensorielle constante qui nourrissait l'inspiration même quand elle l'empêchait d'écrire. Mais cette intensité avait aussi un aspect épuisant, destructeur à long terme.

— On n'est pas venus pour finir tels ces types qu'on croise dans les bars, répondit Phil avec une urgence qu'il ne cherchait plus à masquer. Tu les as vus, Jeff. Ils sont venus pour six mois, ils y sont depuis dix ans. Ils ont tous commencé de la même manière, avec des projets, des rêves. Maintenant, ils vivent de petits boulots au noir et sniffent leur vie dans les toilettes des go-go bars.

Un groupe de moines passa dans le couloir, leurs robes safran bruissant dans la pénombre. Phil les suivit du regard, fasciné par la sérénité qu'ils dégageaient, leur façon de sembler habiter un monde parallèle, plus lent, plus profond. Tout le contraire de ce qu'ils étaient devenus.

L'informaticien tourna la tête vers la vitre, mâchoire serrée. Le train ralentit à l'approche d'une petite gare, s'arrêta quelques minutes.

— Bangkok me convenait bien, lâcha Jeff d'une voix légèrement tendue. J'avais mes contacts, mes clients. Je m'étais construit un réseau... Mais après ce qui s'est passé, tu avais raison. Il faut essayer quelque chose d'autre.

Sur le quai faiblement éclairé, des vendeurs proposaient leurs spécialités locales aux voyageurs ensommeillés : brochettes grillées, fruits découpés, thé glacé dans des sachets plastique. Puis le convoi repartit dans un soubresaut, reprenant sa progression tranquille vers le nord.

— Tes contacts ? répéta Phil après un instant, sourire moqueur en lui montrant les traces de son ancien cocard.

Jeff esquissa un sourire fugace, continuant de fixer la vitre.

— J'ai peut-être fait quelques petites conneries, mais j'ai aussi rencontré des gens intéressants. Des gens qui vivent vraiment, qui ne passent pas leur temps à se poser des questions.

— Vivre, murmura Phil. C'est comme ça que tu appelles ça.

Le train franchit un pont, le bruit métallique résonnant dans l'obscurité. Jeff tourna finalement la tête vers lui.

— Et toi, tu as écrit combien de pages ces trois derniers mois ?

La question le toucha. Phil sentit un nœud dans sa gorge.

— Pas beaucoup.

— Voilà. Alors Bangkok n'est pas forcément en cause. C'est nous.

Phil ne répondit pas. Les lumières avaient été baissées, dans ce clair-obscur, on distinguait à peine le fond de la rame. Revenant à son ami, Phil sentait la tension qui flottait entre eux depuis des semaines.

— Chiang Mai sera différent, finit-il par dire, sans grande conviction.

Jeff eut un petit rire, presque inaudible.

— Ouais. On verra.

Juste deux hommes dans un wagon, qui évitaient soigneusement de se dire la vérité. Jeff fixait les lumières qui défilaient dehors, ces petits points lumineux qui ressemblaient à des étoiles tombées.

— Malgré mes soucis récents, j'aimais bien Bangkok, finit-il par dire après un long moment, une nostalgie inhabituelle dans la voix. Pour la première fois de ma vie, j'avais l'impression d'être... libre.

Phil ne répondit pas immédiatement. Le mot "libre" résonnait étrangement dans l'obscurité du wagon. Il pensa aux matins difficiles, aux réveils de plus en plus tardifs, à la nervosité qui ne les quittait plus.

— Libre, répéta-t-il doucement, presque pour lui-même.

Jeff se tourna vers lui, et dans la pénombre, Phil distingua dans son expression un mélange de défi et d'inquiétude.

— Tu crois que Chiang Mai va changer les choses ? demanda Jeff. Qu'on va soudain devenir ces écrivains qu'on prétend être ?

La question flotta entre eux. Phil sentit son estomac se nouer.

— Je ne sais pas. Mais il faut essayer, non ?

— Ou alors, dit Jeff en se retournant vers la vitre, ce n'est pas l'endroit qui pose problème. C'est qu'on n'a jamais eu le talent qu'on croyait avoir.

Les mots tombèrent lourdement. Phil voulut protester, dire que ce n'était pas vrai, qu'ils avaient juste besoin de temps, de meilleures conditions. Mais les mots refusèrent de venir.

Un long moment passa. Le convoi avalait les kilomètres dans un cliquetis régulier.

— Peut-être, finit-il par dire, la voix basse. Mais au moins, à Chiang Mai, on saura. On aura essayé dans des conditions qui nous donnent une chance.

Jeff ne répondit pas. Il regardait toujours dehors, les épaules voûtées.

— Tu me promets un truc ? demanda-t-il soudain.

— Quoi ?

— Si ça ne marche pas là-bas non plus... on arrête de se mentir.

Cette simple phrase contenait tous les aveux qu'ils n'avaient pas faits, toutes les vérités qu'ils évitaient depuis des mois.

— Ok.

Cette confession le surprit. Jeff, d'habitude si sûr de lui, presque arrogant parfois dans sa certitude de réussir, exprimait rarement ses doutes.

Une contrôleuse aux yeux doux faisait sa ronde. Jeff la regarda en souriant. Elle s'approcha pour vérifier que la fenêtre était bien fermée, resta quelques secondes de trop face à lui. Jeff lui adressa son plus beau sourire.

— On est tous les deux dans le même bateau. Mais on va y arriver. Regarde ce qu'on a déjà accompli : on a eu le courage de tout plaquer, de quitter nos vies rangées. C'est énorme, ça ! La plupart des gens passent leur existence à rêver de ce qu'on est en train de vivre. Le reste viendra. L'écriture, c'est comme un muscle. Plus on l'exerce, plus elle se développe.

Le blond ne répondit pas tout de suite, suivant la contrôleuse du regard alors qu'elle continuait sa ronde. Le convoi franchit un pont, le bruit métallique résonnant au loin.

— Tu sais ce que mon père disait toujours ? dit-il finalement, les yeux perdus dehors. "Les Lacroix, on ne finit jamais rien." Il avait peut-être raison.

Phil resta muet, observant le reflet de Jeff dans la vitre. Dans l'obscurité, son ami ressemblait étrangement aux descriptions qu'il avait faites de son père. Même posture, même air perdu vers un ailleurs qui n'existait pas. Jeff avait quitté la France pour ne pas devenir son père. Mais ce qu'on fuit a cette terrible habitude de nous rattraper sous d'autres formes.

Phil fronça les sourcils. Jeff parlait rarement de son paternel, et jamais de cette façon, étrangement plate.

— Ton père est un connard, répondit-il simplement.

Un rire bref, sans joie.

— Ouais. Mais les connards ont parfois raison.

Puis Jeff fit un quart de tour brusquement, et étala ses jambes sur le siège qui était disponible, tête au plafond, signalant clairement que la conversation était terminée. Phil resta un moment à observer le profil de son ami, troublé par ce qu'il venait d'entrevoir. Il y avait chez Jeff une blessure profonde qui allait bien au-delà du blocage de l'écriture. Une fêlure qui le poussait à boire un verre de trop, à accepter n'importe quelle substance qu'on lui tendait, à se lever chaque matin avec cet air de celui qui se demande pourquoi il s'est réveillé.

Au fond de lui, la même angoisse le taraudait : et si changer de décor ne suffisait pas ?

Le convoi ralentit à l'approche d'une petite gare. Dans le calme qui s'installa, Phil entendit la respiration de son ami, un peu trop rapide, un peu trop irrégulière.

— À propos, lança Jeff d'une voix redevenue légère, trop légère même, j'ai un plan pour gagner de l'argent là-bas. Un Canadien que j'ai rencontré au Brick Bar m'a parlé d'un job dans une école de langue...

Et juste comme ça, le masque était revenu. Mais Phil avait vu ce qu'il cachait, et cette vision le troubla plus qu'il ne voulait se l'avouer.

— Apparemment, continua Jeff, il suffit d'être natif anglophone ou francophone, d'avoir une gueule d'occidental et de ne pas être complètement débile. Le salaire est correct, vingt-cinq mille bahts par mois. Pas de quoi rouler sur l'or, mais de quoi vivre décemment.

— Et nos œuvres littéraires ? demanda Phil avec une ironie amère. On fait comment pour concilier le rêve artistique et le boulot alimentaire ?

— On écrira le soir, les week-ends, pendant les vacances scolaires. On n'a pas le choix, Phil. Nos économies fondent comme neige au soleil. J'ai fait les comptes hier soir : à ce rythme, on tient encore trois mois, maximum.

C'était vrai, et Phil le savait bien. Les fêtes à Bangkok avaient sérieusement entamé leur pécule. Les restaurants, les bars, les tuk-tuks, les petites folies touristiques... Et si vivre en Thaïlande était moins coûteux qu'en France, ce n'était pas non plus gratuit, surtout quand on menait la vie d'expatriés aisés plutôt que celle de backpackers fauchés. Le rêve romantique de l'écrivain expatrié se heurtait à la réalité économique.

— D'accord, concéda Phil avec un soupir. On cherchera du travail. Mais on se garde du temps pour écrire. C'est non négociable. Sinon, on devient juste des expatriés ordinaires qui fuient leurs responsabilités.

— OK, répondit son compagnon avec un soulagement mal dissimulé.

Phil se leva pour rejoindre sa couchette.

— D'ailleurs, tu devrais dormir. Demain, nouvelle ville, nouvelle vie.

Jeff esquissa un sourire.

— Je vais rester encore un petit moment ici.

— Tu attends le prochain contrôle ? demanda Phil avec un sourire entendu.

— Ça se pourrait. Faut bien donner un coup de pouce au destin, non ? Elle repassera peut-être.

Phil secoua la tête en souriant et grimpa jusqu'à sa couchette. Malgré les doutes, malgré les ajustements nécessaires, malgré cette première confrontation avec les contingences matérielles, leur aventure continuait. L'air plus frais qui entrait par la fenêtre, ces rizières apaisées qui défilaient sous la lune, lui donnait confiance. Chiang Mai serait différente. Cette ville plus calme, plus spirituelle, leur offrirait ce qu'ils cherchaient vraiment : non pas l'exotisme de carte postale, mais cette tranquillité d'esprit nécessaire à la création.

Le lendemain matin, quand le train entra en gare de Chiang Mai dans la lumière de l'aube tropicale, Phil sut qu'ils avaient fait le bon choix.

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