1. Erwin

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Erwin détestait les hôpitaux. Tous ces néons aveuglants, ces gens qui attendaient désespérément un verdict. Les murs puaient les larmes. La mort semblait présente dans chaque recoin, comme si elle guettait son prochain repas. Mais surtout, Erwin détestait les hôpitaux parce qu'il se souvenait de la raison qu'il l'y avait mené la dernière fois. Ce matin là où il avait trouvé Leila au sol, le lit poisseux de sang et qu'il lui avait demandé ce qui s'était passé. "Une dispute qui avait mal tourné", avait-elle dit. Alors, il était allé voir Lucas, il avait contemplé tous ces bandages sur son crâne, autour de son épaule, ses traits marqués par une douleur vive. Il n'avait pas cherché à comprendre. Pas cherché à connaitre la vérité, non plus. L'hôpital avait été témoin de sa lâcheté et pour ça il le détestait.

Il trouva Philippe Rovel dans un couloir avec sa femme Adélaïïde et leur jeune fils, Thimothé.

— Erwin, le salua-t-il quand il l'aperçut.. Comment vas-tu ?

— Bien, monsieur. Enfin, tout est relatif.

Adélaïde lui offrit un sourire triste. Ses cheveux châtains avaient pris une teinte de gris en l'espace de quelques années seulement. Emma avait eu une relation toxique avec cet établissementhôpital, enchaînant les aller-retours sans aucun répit. Elle avait sûrement plus de raison de détester ce lieu que lui.

— Emma est réveillée ?

— Oui, depuis longtemps, répondit Philippe. Tu peux aller la voir si tu veux.

— Merci.

La première image qu'il eut d'elle fut la tête basculée en arrière, une bouteille de whisky dans la main et les yeux clos de plaisir. À l'instant où elle entendit la porte se fermer, elle faillit recracher le contenu de sa bouche et cacha piteusement l'alcool dans son dos.

— Putain Erwin, c'est toi, souffla-t-elle après avoir dégluti avec précipitation.

— Je peux savoir ce que tu fais ?

On l'avait empoisonnée avec une bouteille d'alcool, mais ça ne lui suffisait pas, il fallait qu'elle se saoule dans l'enceinte même de l'hôpital. Elle n'avait pas changé.

— Rien.

— C'est ça, prends-moi pour un con.

Il contourna le lit et lui arracha le récipient des mains. Il porta le goulot à ses lèvres et prit une grosse gorgée, qui marqua une brûlure dans sa gorge à son passage.

— Il est dégueulasse en plus, grimaça-t-il. Qui te l'a porté ?

— J'ai soudoyé mon frère.

— Les Rovel dans toute leur splendeur, soupira-t-il.

Il garda la bouteille dans ses mains, prévoyant de la jeter sitôt sorti de la chambre vu la qualité minable de la boisson. Emma se cala contre ses oreillers. Son corps nageait dans sa chemise bleue. Il prit son bras, caressa la peau collée à ses os. Elle avait été dans un bien pire état autrefois, mais cela continuait de le terrifier.

— Je vais reprendre du poids, annonça-t-elle.

Il la dévisagea sans vraiment savoir quoi répondre. Elle paraissait si heureuse de sa décision. S'il ne la connaissait pas assez, il aurait partagé ses sentiments, mais Emma étant Emma, elle était capable de se faire vomir cinq minutes après.

— Vraiment ?

— Oui. Je veux vraiment aller mieux.

— Tu veux aller mieux ou ton père t'a menacé de t'envoyer dans un centre de rétablissement si tu perdais un gramme de plus ?

Une grimace flasha. Elle retira sèchement son bras et détourna le regard. Il vit ses yeux luire dangereusement. Voilà. Comme il l'avait prédit.

— Désolé. Je ne voulais pas te couper dans ton élan.

— Mon élan, répéta-t-elle avec un rire amer.

— Non, ce n'est pas ce que je...

— Tu m'en veux, c'est ça ?

Il resta silencieux. Pas parce qu'il hésitait entre "oui" et "non", juste pour trouver le temps de comprendre à quoi elle faisait référence. Puis il se souvint de son désespoir lors de la soirée. De la manière dont elle avait posé ses yeux sur lui, des yeux emplis de honte et de regret.

Elle prit son absence de réaction comme un oui. Les mêmes sentiments l'ensevellirent à nouveau.

— Je comprendrai que tu ne veuilles plus me parler. C'est légitime, je le méri...

— Non.

Elle cligna des yeux, laissant une larme s'échapper. Il la toucha avec son pouce, l'essuya. Il ne la laisserait pas s'auto-mutiler comme auparavant. Il ne s'aveuglerait pas non plus lui-même sur ce qui était en train d'arriver. Il reprendrait les choses en main, l'aiderait à se sortir de son cercle vicieux destructif.

— Moi aussi je m'en veux tu sais. Je m'en veux de n'avoir rien fait, d'être resté les bras ballants en attendant que ça me touche. Nous avons tous fait des erreurs, Emma, tu n'es pas la seule.

— Mais si je n'avais pas donné le GHB à Leila alors rien de...

— Alors Leila aurait cherché autre chose. Tu la connaissais, elle aurait tout fait pour atteindre son objectif. Arrête de penser avec des "si", parce que les "si" ne règlent jamais les problèmes, ils ne font que les empirer.

— Mais j'ai blessé William avec mes conneries, continua-t-elle.

— William est resté ici pendant les trois jours où tu étais inconsciente. J'ai du moi-même le décoller de sa chaise pour qu'il s'aère l'esprit et mange quelque chose.

Ses doigts triturèrent le drap blanc, ses yeux brillants dévièrent discrètement vers la chaise dans le coin de la chambre.

— Alors pourquoi est-ce qu'il n'est pas venu quand j'étais réveillée ?

— Il n'ose pas. William, quoi.

Elle ne paraissait pas très convaincue. Alors pour lui mettre une preuve sous les yeux, il sortit son téléphone, retrouva la conversation d'il y avait deux jours et la lui montra. Il se souvenait de ses mots. Il lui avait demandé comment il avait pris les révélations de la soirée, et il avait répondu "je ne pense pas lui en vouloir maintenant. C'est contre Leila que je suis en colère." Une réaction qui lui semblait logique, mais qui ne paraissait pas aussi évidente à Emma qui avait connu la facette sombre de Leila pendant des années.

— Vous devriez en parler, reprit-il.

— La dernière fois qu'il m'a adressé la parole, c'était pour me dire de dégager de sa vie, murmura-t-elle en lui rendant son téléphone.

— Il ne savait pas tout. Laissez-vous une deuxième chance. J'ai vraiment envie de... de tourner la page, de recommencer depuis le début. Retrouver mes amis et mon frère.

— Et Madden, compléta-t-elle avec un sourire qui ôta le voile de ses yeux.

— Et Madden, répéta-t-il avec soulagement. J'en ai marre de tous ces drames, je veux profiter de ma vie maintenant. La profiter avec vous.

Elle aquiesça. Il enroula un bras autour de ses épaules et la serra contre lui. Ses lèvres déposèrent un lourd baiser sur son crâne et ils restèrent ainsi enlacés de longues minutes. Il n'avait pas envie de la lâcher. Pas envie de la laisser seule dans cette chambre, pas envie de l'abandonner à son sort, certain qu'elle se mettrait à pleurer dès qu'il mettrait un pied dehors.

— Tout est fini à présent, souffla-t-il contre ses cheveux. On peut reprendre là où en en était.

— Et où en était-on ? renifla-t-elle contre sa chemise.

— Quelque part où nous étions heureux.

Mais avaient-ils vraiment été heureux, ou avait-il encore une fois fermé les yeux sur la réalité, refusant d'admettre les côtés les plus sombres de ceux qu'il connaissait ? Il se détacha, essuya toutes les larmes qu'il pouvait effacer.

— Je vais dire à William de venir. Demain, pour ta sortie, j'ai prévu un repas chez moi. J'ai invité Simon aussi.

— Simon ?

Sa poitrine se bloqua à l'annonce de ce nom.

— Il est parti de chez Léandre et je lui ai donné les clefs de ton ancien appartement. Il me répétait à quel point il était désolé, voulait savoir comment tu allais même s'il est convaincu que tu ne voudras plus jamais le voir.

— Mais est-ce qu'il a dit quelque chose à propos de ce que Léandre m'a révélé ?

— Qu'il voulait te partager ?

Elle hocha la tête.

— Tu préfères croire un mec qui a voulu te violer plutôt qu'un autre qui est fou amoureux de toi ?

Il laissa sa question en suspens tout en descendant du lit et récupérant sa veste. Son écran s'alluma brièvement et il apperçut le nom de Madden s'afficher au dessus d'un message.

— Il devait te ramener ta voiture de toute façon, tu l'avais laissé chez les Lavandiers.

Après lui avoir donné un baiser sur la tempe, il tourna la poignée de la porte et se retrouva dans le couloir. Une infirmière, en passant, la salua d'un bref hochement de tête. Il envoya un message à William le sommant de se ramener immédiatement puis ouvrit les portes battantes de l'hôpital. Un air froid s'engouffra sous sa couche de tissus. Madden, qui était adossée contre une colonne, se redressa.

— Salut.

Ils ne s'étaient pas vus depuis la soirée. Elle s'était enfermée derrière les murs blancs de sa villa et n'avait laissé personne l'approcher. Peut-être se reprochait-elle d'avoir publié cette vidéo sur Instagram, tout comme Emma se reprochait avoir donné la drogue à Leila, tout comme lui se reprochait de ne pas avoir voulu savoir pour son frère. La liste était encore longue ; William et son cousin, Lucas et son arrivée tardive sur le pont, Raven et ses menaces de tout raconter à la police. Le seul peut-être à ne pas se mordre les doigts était Alexandre. Et encore, le connaissant, il devait absorber toute l'angoisse des autres et la ressentir pour eux.

— Hey. Ça va ?

Elle haussa des épaules.

— J'ai peut-être passé trop de temps à ruminer dans mon coin.

— Pas peut-être, sûrement. Viens, il y a un café juste à côté.

Il effleura le bas de son dos et la conduisit vers la bâtisse. Ses cheveux étaient attachés en une queue de cheval basse, mais du à leur courte longueur, des mèches échappés s'emprisonnaient derrière son oreille. Il aurait voulu en prendre une, l'entortiller autour de son doigt tout en approchant ses lèvres pour l'embrasser. Auparavant, il n'aurait pas résisté à cet envie et se serait étranglé lui-même pour se contrôler. Aujourd'hui, il avait appris que le temps finissait toujours par rapporter ce qu'on pensait perdu pour toujours. Alors il attendait. Patiemment.

Ils s'installèrent à une table ronde près des baies vitrées. Lui demanda un café, Madden un chocolat chaud.

— J'ai arrêté la caféine, expliqua-t-elle. Je n'ai plus à prendre des somnifères pour dormir maintenant.

— C'est bien, dit-il avec sincérité.

— Ouais.

Elle tira la manche de son sweat pour y réfugier sa main. Son chocolat chaud arriva, elle le goûta mais esquissa une grimace et se contenta de souffler dessus. Erwin prit sa cuillère et fit tourner le café. La mousse blanche et le liquide noir se mélangèrent jusqu'à ne plus pouvoir distinguer les couleurs.

— J'ai beaucoup réfléchi aux aveux d'Emma et de Raven, commença-t-elle. Au début je me suis culpabilisée. Pour absolument tout. Et avant que tu me récites ton discours de "tout le monde est fautif donc pourquoi s'en vouloir", je voulais te dire que tu as raison. Tout le monde est fautif donc je n'ai pas à m'en vouloir, pas plus que les autres. J'étais bourrée ce soir-là et Leila avait déjà viré à la folie. Elle était susceptible d'exploser à tout moment, je n'ai fait qu'accélérer le processus.

Il ne dit rien, parce que c'était exactement ce qu'il pensait.

— Je vais m'excuser auprès d'Emma aussi, parce que j'ai vraiment été une piètre amie pour elle. Je n'ai pas osé agir, j'ai laissé faire et Leila l'a brisée. Mais je voulais aussi m'excuser auprès de toi pour...

— Non, Madden vraim...

— Laisse-moi terminer. Je voulais m'excuser pour ne pas t'avoir cru. Pour t'avoir fait du mal alors que tu disais la vérité. J'ai été égoïste, je n'ai vu que le bout de mon nez. Quand je suis allée chez Violette, à Arles, je me suis rendue compte que je n'étais pas aussi bonne que je le pensais être. J'ai ignoré la souffrance des autres, je me suis acharnée sur Raven et j'ai ignoré la colère de Lucas, je me suis acharnée sur toi aussi parce que Leila n'était plus là pour que je lui crie dessus. Pendant tout ce temps, je me pensais la meilleure personne du monde. Savoir qu'en fait j'avais été l'étincelle faisant exploser la bombe m'a asséné une bonne gifle. Alors... pardonne-moi. Même si tu penses que c'était légitime que j'ais été en colère, ou que je t'insulte gratuitement, pardonne-moi quand même.

Puis elle baissa le menton et se mua dans un silence de pierre. La serveuse essuyait des verres près du comptoir. Erwin eut envie de les lui arracher des mains et de les jeter contre le carrelage blanc. Ses doigts se crispèrent autour de sa cuillère et cette simple pression calma les pulsions de son coeur. Madden, une lionne au pelage doré, majestueuse et féroce tombait le regard bas face à lui. Il ne l'avait jamais vu se soumettre. Et il ne voulait pas qu'elle recommence.

— Regarde-moi.

Elle hésita avant de croiser son regard.

— Je t'aime, dit-il simplement. Et si tu m'aimes en retour, ça me suffira amplement.

Il prit sa main et baisa ses doigts. Un métal froid rencontra sa lèvre. Il fronça les sourcils et contempla l'anneau qui ornait son index.

— Tu l'a mise.

— Oui.

C'était une bague qu'il lui avait offerte pour ses dix-huit ans, toute sertie d'éclats de diamants. Elle l'avait brusquement ôté lors de leur séparation et il avait cru qu'elle l'avait jetée ou donnée à un bijoutier en échange d'argent. Mais non.

— Est-ce que ça veut dire qu'on...

— Je veux qu'on se remette ensemble, oui.

Cela faisait cinq mois qu'il voulait entendre cette phrase sortir de sa bouche. Il ne chercha pas à réprimer son sourire. Comment feraient-ils pour rattraper le temps perdu ? Il avait déjà mille projets pour eux.

— Tu sais, il y a une chose pour laquelle je t'ai toujours admiré, ajouta-t-elle, c'est ta capacité à toujours espérer.

Il eut un rire ironique.

— C'était pas de l'espoir, c'était juste... j'en sais rien, le refus d'assimiler d'une vérité évidente.

-— Trop de gens aujourd'hui acceptent leurs propres tragédies, si bien qu'on vit dans une société où la souffrance est devenue normale. Mais tu n'es pas comme eux. Et là maintenant tout de suite, avec ma main dans la tienne, j'ai l'impression de réapprendre à vivre.

Plus elle parlait, et plus il sentait son coeur se regorger de vie. Lui aussi. Lui aussi réapprenait à vivre. Ils avaient besoin l'un de l'autre pour avancer, penser le contraire serait pure idiotie. Il exerça une faible pression sur ses doigts.

Ils burent chacun leurs boissons puis Erwin offrit de passer la nuit chez lui en attendant le repas le lendemain. Le visage de Madden s'éclaira et elle accepta vivement. Il la retrouvait enfin. Son trésor, sa tasse de bonheur. Son père se trouvait au complexe, ce fut donc sa mère qui l'accueillit. Elle lui fit un clin d'oeil en le voyant passer avec Madden puis retourna dans le salon en fredonnant.

Il n'attendit pas d'être dans la chambre pour l'embrasser. Déjà dans les escaliers, il posa ses deux mains sur ses hanches et lui dévora le cou. Elle se mit à rire et se retourna pour s'attaquer à ses lèvres. Il eut peur de croiser Lucas mais heureusement, la porte de sa chambre resta fermée. Madden lui échappa et courut jusqu'à sa propre chambre. Il la menaça de la gober toute entier si elle ne revenait pas immédiatement, ce à quoi elle répondit par un éclat de rire magnifique. Entre les rayons d'un soleil automnale, il ôta un à un ses vêtements, ne rompant jamais le contact visuel qu'ils maintenaient, pas même quand elle se retrouva nue en dessous de lui. Il dégagea des mèches de son visage, contempla sa déesse avec l'admiration d'un loyal serviteur. Elle déboutonna à son tour sa chemise, retira son pantalon. Et quand il se glissa en elle, qu'il goûta enfin à la chair tant désirée, il entendit entre deux soupirs "tu m'as manqué."

Allongé sur les draps défaits, il caressait suavement la courbe de sa poitrine. Sa peau prenait une teinte étincellante sous la lumière du soleil. Les grains de poussière tourbillonaient autour d'eux telle une tempête de neige. Il avait sa tête posée sur son bras et sentait sa main frôler son dos. Si le Paradis existait, celui-ci serait le sien. Contre elle, enveloppé dans son odeur fraîche, sans aucune limite pour la toucher.

— Il est quelle heure ? demanda-t-elle.

— L'heure de t'aimer.

— J'aime beaucoup ton romantisme mais j'ai faim, en fait.

Elle s'apprêtait à se redresser quand il écrasa une main sur son épaule et se replaça au-dessus d'elle, passant sa langue contre la cornure de ses lèvres. Elle chercha à emboîter sa bouche avec la sienne mais il s'écarta à temps, la laissant frustrée.

— Alors comme ça, tu as faim.

Un éclat malicieux agita ses pupilles. Il fit glisser ses doigts jusqu'entre ses jambes et appuya sur son point sensible. Elle se cambra et échappa un bref grognement.

— Seigneur, Erwin.

— Mais puisque tu veux manger.

Il passa son autre jambe au-dessus d'elle et se leva du lit. Elle le regarda avec ses grands yeux noisettes, moitié sidérée moitié rageuse. Il cacha son sourire en se retournant, gagnant l'armoire en quelques pas.

— Je te hais.

— Ça me vexe.

Il chercha dans ses tee-shirts celui qui lui plairait le plus et le jeta dans sa direction.

— Allez, mets-ça. Il doit bien y avoir quelque chose de comestible dans la cuisine.

Un jogging noir fut la première chose qui lui tomba sous la main, alors il le porta et descendit avec elle dans le salon. Un air d'opéra s'élevait entre les rideaux rouges. Sa mère buvait un verre de vin, assise sur le fauteuil, l'esprit guidé par la musique. Il la trouva magnifique, sa reine du silence. Se positionnant derrière elle, il glissa une main sur son épaule. Elle la lui attrapa et tourna la tête pour lui sourire.

— Je me demandais quand est-ce que vous alliez vous manifester.

— Lucas est là ?

— Je ne sais pas mon chéri. Je l'ai appelé mais il ne réponds pas.

— Et tu sais où il pourrait être ?

Elle relâcha subitement son emprise et posa le verre à pied sur la table. Le chant devint plus grave, virant sur une mélodie austère.

— Non. Mais hier j'ai parlé avec certaines mères d'élèves de Memphis et j'ai... j'ai entendu des choses, fausses bien évidemment. Mais quand même...

Madden fronça les sourcils et s'appuya contre le dossier du canapé.

— Quelles genres de choses maman ? l'interrogea-t-il en restant à côté d'elle.

— Aucune importance, fit-elle en balayant ses mots d'un geste de la main, il est quinze heures vous devez avoir faim.

— Maman, insista-t-il.

Elle porta ses doigts à ses lèvres et croisa son regard. Sa détresse émergea alors de son visage.

— Elles disent que... que Leila n'était pas celle que Memphis pensait qu'elle était. Et que... qu'elle a...

Sa voix s'évanouit. Elle déglutit bruyamment, tourna son menton. Erwin connaissait la suite. Il l'avait lui-même entendu, tout comme la grande majorité des élèves de l'école. Les histoires s'éparpillaient déjà. En quelques jours, le secret était devenu une vérité générale.

— Et qu'à toi aussi, reprit-elle en tentant de contrôler son tremblement, à toi aussi elle t'a fait du mal, mais c'est faux non ? Ce ne sont que des rumeurs infondées.

Elle le supplia silencieusement de répondre par un "oui". Oui, ce n'était que des rumeurs maman, rien de grave, il ne m'est rien arrivé et à Lucas non plus. Mais il ne pouvait se résoudre à lui mentir. Alors il s'écarta simplement, posa une main dans le dos de Madden et la poussa vers la cuisine.

— Erwin, réponds-moi !

Madden se fit violence pour rester muette. Une fois dans la cuisine, il ferma la porte et s'appuya sur le rebord du comptoir, poussant un soupir malheureux.

— Il faudra le lui dire, prononça Madden.

— Même si je le lui explique moi-même, elle ne voudra pas me croire, soupira-t-il.

— Mais ton père ?

— Mon père dira que c'est du passé et qu'il faut penser à l'avenir.

Il ouvrit le frigo et sortit une quiche lorraine déjà entamée.

— Comme d'habitude quoi.

Ils passèrent l'après-midi affalés sur le lit, à grignoter des chips et des fraises tagadas face à un film qu'Erwin avait mis sur son ordinateur, Southpaw, une histoire si dramatique que Madden se mit à pleurer en plein milieu du visionnage. Il lui laissa la quasi totalité des bonbons pour son moral. Le soir, son père rentra tard. Ils dînèrent dans un silence lourd, la chaise de Lucas encore vide. Il l'appela dans la soirée, mais ni lui ni Raven ne répondaient, ce qui commença à l'inquiéter. Le lendemain, il se réveilla tôt, l'appela une nouvelle fois sans aucune nouvelle réponse. Tout ce qu'il reçut fut, à onze heures, alors que sa mère l'aidait à placer les couverts en argent sur la table, un "je serai là pour le repas". Piètre réponse après la vingtaine d'appels manqués qu'il lui avait laissé depuis la veille.

Madden avait mis un tailleur noir au haut stylisé, avec un collier en or qu'il voyait pour la première fois. Elle contrôlait la mise en table de la salle à manger d'une main de fer et lui se contentait d'obéir à ses ordres, jouissant intérieurement d'être revenu à leurs anciennes habitudes. Le premier à arriver fut William, son costume noir éternel avec une montre éclatante, offerte par Olivier Voseire lui-même. Alexandre apparut derrière lui avec sa chemise blanche et sa veste marron classique.

— T'as parlé à Emma ? demanda-t-il à William.

Mais celui-ci esquiva sa question en enlaçant chaudement Madden.

— Tu es enfin sortie de ton trou, lança-t-il avec un air moqueur.

— J'avais besoin de temps pour réfléchir. Salut Alex.

Elle lui fit la bise mais Erwin fixait avec insistance son ami.

— Alors ?

— Quoi ?

— Est-ce que tu lui as parlé ?

Il enfonça ses mains dans les poches.

— Pour lui dire quoi ?

— Tu te fous de moi là ?

La sonnette retentit et William en profita pour s'éclipser dans la salle à manger.

— Je vais le tuer, marmonna-t-il sous le sourire amusé d'Alexandre.

Simon se présenta avec une boîte recouverte de papier cadeau dans la main gauche, un bouquet dans la droite. Les fleurs étaient pour sa mère, lui expliqua-t-il, pour remercier les Layne de l'avoir invité. Erwin lui promit de les lui donner lors de son retour de chez Alicia et les plaça dans un vase à moitié rempli d'eau. Le cadeau était certainement destiné à Emma. Erwin, déterminé à savoir pourquoi Diable William s'était refusé à parler à Emma s'apprêtait à le lui demander une nouvelle fois quand la porte d'entrée s'ouvrit sans prévision. Lucas émergea, sa veste en cuir sur les épaules, sa main enroulée autour de celle de Raven.

— Tu es vivant, bonne nouvelle, grinça-t-il.

— On était chez Adam, dans un coin paumé de la France profonde, dit-il simplement en posant les clefs de la villa sur le meuble. Pour s'isoler un peu.

— La prochaine fois, pense à prévenir. Et puis c'est qui Adam ?

— On dirait maman, sérieusement, dit-il en levant les yeux au ciel.

— Adam est mon cousin, l'informa Raven en s'approchant de lui. J'ai vu tes appels manqués mais je n'avais pas de réseau, désolée.

La distance qui les séparait était respectable, même si Erwin aurait préféré qu'il n'y en ait pas. Il se souvenait des derniers mots qu'il lui avait adressé. Il l'avait traitée de monstre. Et Raven ne s'était pas défendue, pas une seule fois alors qu'elle savait n'avoir rien fait de mal dans toute l'histoire de Leila. La haine qu'il lui avait craché avait été si violente, presque sauvage qu'à présent, il en avait honte. Il vit ses yeux briller anormalement et supposa qu'elle pensait à la même chose.

— J'aimerais qu'on oublie tout ça et qu'on revienne à la normal.

— Ouais. Moi aussi.

Madden débarqua puis s'arrêta net de marcher en la voyant.

— Raven, souffla-t-elle.

— Comme je disais à Erwin, je...

Mais elle ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase qu'elle la serrait déjà contre elle. Avec ses talons, elle était beaucoup plus haute, réduisant Raven à cette poupée frêle qui pourrait se briser à la moindre effusion trop forte. Lucas observait la scène avec soulagement. Erwin aussi. Tout allait enfin redevenir comme avant.

À présent, il devait parler à William.

Celui-ci prétendit vouloir aller aux toilettes pour lui échapper, mais Erwin fut plus rapide. Il se planta devant la porte de la salle de bain avec des éclairs dans les yeux.

— Je t'avais ordonné d'y aller.

— Je ne reçois pas d'ordre, Monsieur Layne.

William fit un pas sur le côté, Erwin l'imita.

— Pourquoi tu n'y es pas allé ? C'est quoi le problème ? T'as peur d'elle ou quoi ?

Il le fusilla du regard.

— Je ne savais juste pas quoi lui dire.

— Oh, je ne sais pas, peut-être lui annoncer qu'elle est de nouveau la bienvenue dans ta vie, que tu ne lui en veux plus autant, que tu comprends ce qui s'est passé et qu'elle n'a plus à pleurer le départ de son meilleur ami ? Et, en passant, lui avouer que c'est toi qui la tenait dans les bras quand elle était en train de mourir et que tu n'as pas dormi pendant des jours après ça ?

— En quoi serait-ce utile de lui dire ça ?

— Lui prouver que tu tiens plus à elle que tu ne le fais croire, espèce d'idiot.

La sonnette retentit à nouveau, annonçant la dernière invitée. Erwin jeta un regard noir au brun puis se précipita vers la porte. Une veste smoking assez longue pour lui servir de robe, une ceinture Chanel définissant sa taille anormalement fine et ses cheveux lisses tombaient de chaque côté de ses épaules, elle lui offrit un sourire craintif.

— Je ne suis pas sûre de...

— Entre.

Elle hésita, jeta un coup d'oeil dans son dos. Sasha redémarrait la voiture pour repartir. Erwin prit sa main et la conduisit à l'intérieur, conscient de son anxiété. C'était la première fois qu'elle affrontait les autres membres du groupe depuis les aveux. Quand on était la complice de la responsable de tout ce massacre, il y avait de quoi avoir peur.

— Tout va bien se passer, lui glissa-t-il à l'oreille.

Elle ferma les yeux et prit une grande inspiration.

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