2. Emma

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Si son frère ne l'avait pas habillée et traînée hors de la maison, elle ne se trouverait certainement pas dans l'entrée de la demeure des Layne, s'efforçant de contrôler sa crise d'angoisse qui menaçait à chaque minute d'exploser. Erwin était sa bouée de sauvetage, sa valeur sûre. Les autres ? Un gouffre noir vers lequel elle était obligée d'avancer.

Et la première personne face à qui elle dut faire face fut la pire. William. Ses pulsions montèrent en flèche et le feu occupa ses joues.

— Non je ne peux pas, bredouilla-t-elle en faisant un pas en arrière.

La main d'Erwin dans son dos l'empêcha de plus reculer.

— Eh, calme-toi. On est pas là pour te faire un procès, ok ?

Le front de William se plissa, déconcerté par cette soudaine réaction. Elle aurait voulu hurler à Erwin de la laisser partir, retirer cette maudite main de son dos et ouvrir cette foutue porte pour qu'elle puisse respirer à nouveau. Mais tout s'étrangla dans sa gorge. Elle fut au bord des larmes, prête à défaillir, à s'évanouir pour échapper à toute cette horreur. Convaincue que les autres lui en voulaient, qu'elle serait la proie de regards malveillants et de comportements insultants, elle refusait de souffrir comme Raven avait souffert pendant des mois. Autant s'exiler dans un autre pays et y mourir là-bas. En Italie par exemple, c'était joli l'Italie.

Des talons résonnèrent dans le couloir. Madden fit son apparition. Une nausée lui remonta. Elle se retourna, posa le dos de sa main sur ses narines pour retenir un possible retournement d'estomac. Sa main agrippa la poignée.

— Non non non, la retint Erwin en attrapant ses bras et l'écartant de la porte.

— Lâche-moi, l'implora-t-elle en voyant son issue de secours s'éloigner.

— Tu comprends pourquoi je voulais que tu ailles la voir avant ? l'entendit-elle dire dans son dos.

Elle n'eut pas le temps de comprendre le sens de sa phrase que le bras de William s'enroulait autour de sa taille. Elle voulut se dégager mais il la souleva légèrement, ne lui permettant pas d'opposer de résistance. Il l'écarta de la salle à manger pour l'emmener dans une sorte de salle de réception que les Layne n'utilisaient que rarement, mais qui s'avérait être la pièce la plus proche de l'entrée. Quand il la lâcha enfin, elle s'éloigna à grands pas, tentant de reprendre son souffle sans grand succès.

— Je ne veux pas être ici.

— J'en ai rien à faire.

Il ferma la porte. Le "clac" de la clenche la fit sursauter.

— Pourquoi tu réagis comme ça ?

— Pourquoi ? répéta-t-elle avec un mélange d'ironie et de nervosité. T'as bien écouté Raven chez les Voseire, non ? Tu m'as écouté moi aussi, tu sais ce que j'ai fait.

— Tout le monde a sa part de respon...

— J'ai pas envie que tu répètes la même chose qu'Erwin. Je sais ce que j'ai fait, et c'est bien plus grave que ce que vous tous avez fait. Je l'ai aidée à commettre un crime, merde !

— On sait aussi comment Leila t'a manipulée, rétorqua-t-il en avançant d'un pas.

— Ne rejetez pas la faute sur Leila, cracha-t-elle. Elle était folle, certes, mais je n'ai fait que l'enfoncer dans la folie. Ce soir-là, quand elle a découvert la story de Madden sur Instagram, elle croyait Lucas innocent. Je savais que c'était faux. J'avais remarqué les regards complices entre Lucas et Raven, les disputes qui s'accéléraient entre lui et Leila, et pourtant, je n'ai rien dit. Pourquoi ? Parce qu'en voyant Madden s'effondrer, j'aurais pu me réconforter dans ma misérable vie, peut-être que j'aurais cessé de la voir comme cette figure idéale impossible à atteindre et que j'aurais arrêté de considérer mon existence comme de la merde, juste parce que je n'ai pas ce qu'elle a.

Elle inspira de nouveau et souffla :

— Que je n'ai pas toi.

Il resta interdit. Elle regretta immédiatement ses mots, aurait voulu les brûler si le feu était capable d'effacer les choses invisibles.

— Tu étais jalouse de Madden, tout comme Leila l'était, réalisa-t-il.

— Pourquoi, ça te surprends ? Tout ce qu'elle ressentait, je le ressentais aussi. Vous nous voyiez comme de simples meilleures amies, mais pour moi elle était mon double. Ma jumelle.

La peine l'écrasa comme une pierre.

— Et je... je ne lui en veux même pas pour tout ce qu'elle a fait, s'étouffa-t-elle dans ses larmes. Je lui ai pardonné. À elle, mais pas à moi. Et je sais pourquoi elle s'est jetée du pont, déjà pour sceller son plan, et parce qu'elle savait que jamais elle n'arriverait à assumer ce qu'elle avait fait.

— Emma, arrête de t'enfoncer dans le passé. C'est terminé à présent.

— Terminé pour toi, peut-être.

— Pour toi aussi. Commettre des erreurs est humain. L'important, c'est de savoir en apprendre les leçons. Et tu les a plus qu'apprises, la preuve, c'est que tu te punies toi-même pour des choses que nous tous t'avons déjà pardonné.

"Nous tous t'avons déjà pardonné." Cette phrase résonna en écho dans sa tête.

— Non, c'est faux.

— C'est vrai, insista-t-il. Tu t'imagines qu'on t'attends tous dans cette salle à manger pour te lyncher, mais tout ça, c'est dans ta tête. Tu fais partie des nôtres. Alors maintenant, tu vas me faire le plaisir de redresser tes épaules, de passer cette porte et d'aller les rejoindre.

— Mais toi ?

— Quoi moi ?

— Est-ce que j'ai toujours une place à tes côtés ?

Il secoua la tête, la naissance d'un sourire dans la commissure des lèvres.

— Bien sûr que oui.

Elle soupira de soulagement. L'explosion qui était sur le point de se déverser de ses lèvres repartit se réfugier dans le fond de son estomac. Quand elle passa à côté de lui, il l'arrêta en touchant son menton. Un violent frisson se répendit dans sa colonne vertébrale.

— Tu m'as toujours eu.

Quatre simples mots qui lui firent l'effet d'une gifle. Elle écarta son bras, ouvrit la porte et traversa le couloir, dans l'espoir d'imposer le plus de distance possible entre eux. Il n'avait aucun droit de dire ça. Il le savait.

Pourtant, il l'avait fait. Tout comme il l'avait embrassée pour ensuite l'écarter. Et elle le haïssait pour cela. Plus qu'elle ne se haïssait elle-même.

Madden se retourna à son arrivée. Emma prit sur elle pour ne pas reculer, ne pas se mettre à pleurer non plus, en songeant à toutes les pensées honteuses qui lui avaient traversé l'esprit auparavant. Et ce que Madden fit surpassa toutes ses attentes. La bise. Comme pour dire "oublions" ou plutôt "qu'est-ce qui nous a séparé au juste ? Aucune idée, bienvenue parmi nous."

— Merci, souffla-t-elle.

— Simon est là, répondit-elle simplement.

En effet, il était adossé contre le mur, un regard dévoreur posé sur elle. Il se reprit un peu quand elle croisa son regard et se décolla de la paroi, comme prêt à l'affronter.

— Ok, murmura-t-elle pour elle-même. Deuxième couche.

Elle s'approcha, et la première chose qu'il lui tendit fut une boîte. Un nœud en satin autour. Elle lui jeta un regard curieux puis défit le tissu. À l'intérieur se trouvait un bijou en argent, un E et un S entremêlés et accrochés à une chaîne. Son index caressa le métal, son coeur se resserra violemment.

— Mon frère l'a fait pour moi il y a des semaines. Je comptais te l'offrir le jour où...

Il enfonça les mains dans ses poches.

— Le jour où tu es partie, termina-t-il d'un air sombre.

— Ton frère est bijoutier ?

— Apprenti, corrigea-t-il. Mais il commence à bien se débrouiller.

Elle observa à nouveau l'objet, contempla la délicatesse avec laquelle leurs initials s'assemblaient. Puis, doucement, elle le tira de l'étain et le souleva dans l'air.

— Tu m'aides à le mettre ?

Son visage s'illumina. Elle se retourna, écarta les cheveux de sa nuque. Madden les observait de loin, une expression ravie sur ses traits. Comment pouvait-elle sentir de la bienveillance après tout ce qu'elle avait avoué ? Comment ne pas la détester ? Elle frissona quand le métal toucha sa peau. Chaque contact sur elle lui donnait l'impression d'une décharge électrique.

— Voilà.

Elle lui fit face, remettant ses cheveux à leur place.

— Merci.

— De rien, dit-il simplement.

Il passa une main sur son visage, comme s'il voulait reprendre contenance, se souffler à lui même "tu peux le faire". Emma ne savait plus quoi dire. Son esprit s'était vidé au moment où William avait touché son menton.

— J'ai coupé tous les liens avec Léandre, révéla-t-il. Je suis désolé. Je ne savais pas qu'il allait tenter un truc pareil. Et... et tu sais qui a voulu t'empoisonner ? Non parce que j'aimerais vraiment exploser le crâne a celui qui t'a donné cette bouteille.

Elle échappa un petit rire. William s'effaça de sa mémoire aussi vite qu'un peu de poussière sur un meuble. Sa main trouva alors place sur sa hanche, et elle ne le repoussa pas.

— Sasha m'a dit que tu déménagerais chez lui. Erwin m’a dit d’occuper ton ancien appartement

— Je pourrais aller te voir, souffla-t-elle.

— Vraiment ?

Elle toucha ses lèvres dans un baiser timide. Ce fut bref, discret, mais suffisant pour exprimer ce qu'elle avait sur le cœur. Madden annonça qu'ils passaient à table. Elle enroula sa main autour de celle de Simon et le guida jusqu'à la table. L'argenterie était sortie et l'entrée, saumon fumé, fois gras du Périgord, étaient sortis. Madden avait pris la place du chef, en bout. Emma vit son prénom écrit à côté et elle se demanda pourquoi elle l'avait placée si proche d'elle. Erwin était en face, William suivait la file. Mais la table n'était pas très longue et ils avaient tous possibilité de se voir. Lucas retira sa veste en cuir pour s'asseoir à côté de Raven, elle même installée auprès de Simon. Celui-ci posa son bras sur le dossier de la chaise d'Emma alors qu'elle s'asseyait. Alexandre servit le vin, fidèle à sa petite habitude. Madden leva le verre.

— À nos retrouvailles. Et à l'arrivée de Simon parmi nous.

Elle ne s'était pas attendue à ça. William serra la mâchoire et Simon se redressa un peu, étonné lui aussi.

— C'est un honneur, finit-il par répondre.

Alors, comme pour faire affront, elle se tourna et l'embrassa. Sa fougue revenait durement, elle le sentait. Et ça lui plaisait. Madden attendit qu'elle ait fini pour se lever. Le silence recouvrit brusquement la table.

— Je voulais m'excuser auprès de toi, Raven, déclara-t-elle avec le verre en main. Et je pense que tout le monde est d'accord avec moi. Je suis désolée de cette injustice que tu as subi, désolée d'avoir été parmis ceux qui t'ont fait souffrir. On est tous désolés.

Raven hocha doucement la tête, sa main serrée dans celle de Lucas. Il y eut alors un espoir de renouveau. Une promesse d'oublier, de revenir à zéro. Mais alors qu'un rayon de soleil les caressait tous, Emma sut que ce serait impossible. Le fantôme de Leila les hanteraient toujours. Et ils auraient beau rire pendant des après-midi, danser lors des soirées, s'embrasser, sourire, il y en aurait toujours un qui, le soir, se réveillerait transpirant de sueur, émergeant d'un cauchemar où leur amie avait pris des allures de monstre. On ne revenait jamais au point de départ. La vie n'était qu'un fluide qui continuait, comme le temps. Impossible à rattraper.

Alors Emma se leva elle aussi, quand Madden se reposa sur sa chaise. Tous les regards convergèrent dans sa direction. Elle eut peur, pendant quelques secondes, mais ce sentiment s'envola.

— Moi aussi, je voulais m'excuser. M'excuser pour toutes les emmerdes que j'ai causé. M'excuser pour avoir été si proche de Leila, et de l'avoir suivi dans sa descente en Enfer. J'aurais pu empêcher tout ça, mais je ne l'ai pas fait. Cependant, vous êtes tous là pour me rappeler que les erreurs sont humaines. Et qu'on peut se racheter.

Son regard s'attarda sur William, mais s'enfuya aussitôt.

— Leila n'est pas avec nous, aujourd'hui. Elle a commis des crimes horribles, mais elle a payé. Et je pense qu'à présent, il est temps d'honorer sa mémoire. Pas de celle qui nous a fait du mal, mais de celle qui se tenait à nos côtés il y a un an. De celle qu'on aimait pour ses sourires, pour sa beauté, mais aussi pour ses défauts.

Lucas échappa un rire moqueur. Elle se tourna vers lui, le regard noir.

— C'est drôle peut-être ?

— Ouais, c'est drôle. Tu est la mieux placée pour savoir que Leila n'a jamais été belle. Elle a toujours été celle qui nous a fait du mal, sauf qu'on était trop aveugles pour le voir.

Elle s'apprêta à répliquer quand Madden l'arrêta d'un geste de la main.

— Stop. Ça suffit.

Mais elle avait son mot à dire.

— Il est temps de tourner la page, tu vois. Elle est morte de toute façon, lui en vouloir ne changera rien.

— Regarde-moi bien, Emma, dit-il en s'avançant pour planter son regard dans le sien. Plus jamais je ne mettrai un pied près de sa tombe. Et le jour où je m'y rendrai, ce sera pour cracher dessus.

Son visage se défigura de dégoût. Il la dégoûtait, lui et sa haine constante. Ne pouvait-il pas faire une croix sur le passé, regarder ce qu'il y avait en face de lui et accepter ? Était-ce trop compliqué de faire la paix avec un cadavre ?

— Emma, assieds-toi, soupira Erwin.

— Non, je... je vais prendre l'air.

Elle se détacha de la table et sortit sur la terrasse. Des voix s'élevèrent à l'intérieur, mais elle n'y fit pas attention. Ses yeux se posèrent sur les buissons soigneusement taillés, la piscine recouverte, abandonnée depuis fin septembre. Elle avait vraiment envie de se réintégrer au groupe, de faire comme si rien ne s'était passé. Mais c'était impossible. On venait de l'empoisonner pour une raison qu'elle ignorait. Lucas portait encore les marques de ses disputes avec Leila, puis de cette nuit terrible où elle l'avait brisé. Avec un peu de recul, elle aurait pu comprendre ses mots, sa colère, mais elle-même était plongée dans une sorte de flou cosmique qui l'empêchait de regarder autre part que devant elle. Toutes les émotions qu'elle avait ravalé pendant des mois, tout était ressorti. À l'hôpital, quand elle s'était mise à hurler de douleur. Les infirmières lui avaient demandé où elle avait mal, mais ça n'avait pas été physique. C'était son coeur. Sa poitrine. Tout s'était rétracté pour exploser. Et à présent, elle se sentait vide, à fleur de peau, comme si une seule éraflure pouvait la tuer.

La porte vitrée s'ouvrit. Lucas avança jusqu'à sa hauteur, une cigarette entre les lèvres. Il expira, échappant une fumée blanche qui alla rejoindre les nuages.

— Désolé. Je sais qu'elle comptait pour toi.

Elle ne répondit pas. Parfois, parler la fatiguer trop, elle préférait le silence. Il était apaisant.

— Écoute, reprit-il, j'apprécie que tu nous ais aidé Raven et moi pour faire surgir la vraie version des faits. T'aurais pu nier l'évidence, te cacher derrière des mensonges comme elle le faisait pour ne pas te retrouver avec toute la culpabilité sur les épaules. Je te respecte pour ça. Ne pense pas que je t'en veux. C'est contre Leila que j'en veux. Et tu pourras me tenir tête pendant des heures, ça ne changera rien à mon opinion. Alors vaut mieux qu'on aborde plus le sujet, et tout sera normal entre nous. Ok ?

Le vent balaya une mèche de ses cheveux. Elle tourna légèrement la tête, regarda la fumée s'échapper de ses lèvres, son regard gris la scruter. Il avait été son refuge quand elle se sentait écrasée par les événements. Il n'avait rien dit pour ses crises, rien dit pour la drogue, et le seul moment où il s'était retourné contre elle, c'était pour une raison légitime. Alors oui, elle voulait que tout soit normal entre eux. Elle hocha la tête.

— Cool.

Il jeta la cigarette au sol et l'écrasa avec sa chaussure.

— Tu rentres ? Les plats sont servis.

Ce n'était pas une question à laquelle elle pouvait dire non. Son air appuyé l'obligea à faire un pas vers la porte.

— Tu ne ramasses pas ta clope ?

— Je suis chez moi, se contenta-t-il de dire en un haussement d'épaules.

Simon parut soulager de la voir revenir. Il lui demanda si tout allait bien, ce à quoi elle aquiesça. Madden la servit elle-même d'une part généreuse qu'Emma n'osa pas refuser. Elle mangea plusieurs bouchées avant d'abandonner l'assiette. Elle voulait s'y mettre petit à petit. Par objectifs. L'atmosphère de la table s'allégea un peu au fur et à mesure. Ils parlèrent de tout, sauf ce qui concernait Leila. Plus tard, ils en rigoleraient. La manière dont le professeur d'économie avait viré Raven de son cours, tous ces moments où Madden avait envoyé chier Erwin. Mais pour l'instant, c'était trop profondément ancré pour transformer ces blessures en blagues. On ne grattait pas là où la plaie saignait encore.

Plusieurs fois, elle croisa le regard d'Alexandre. Elle n'arriva pas à déchiffrer son expression. Le roux avait toujours été discret, effacé, mais il analysait à la perfection. Emma n'avait jamais voulu en faire un ennemi, mais à cause de William, on ne pouvait pas dire que leur amitié était très grande. La conversation dévia vers Memphis. L'école était un sujet stable. Ils s'y attardèrent jusqu'au dessert, enchaînant les anecdotes. Alors que William et Lucas sortaient de table pour fumer, que Madden servait le café, Emma s'éclipsa. Elle informa Simon qu'elle allait juste prendre l'air et sortit de la villa.

Il y avait dix minutes à pied entre les Layne et le domaine des Voseire.

Elle entreprit son cheminement, se retournant quelques fois pour être sûre que personne ne la suivait. L'inspecteur Martin lui avait déconseillé de mener "sa propre enquête", lui affirmant qu'ils s'occupaient de tout, mais il ne connaissait pas les lieux. Peut-être qu'en se retrouvant à ce comptoir, elle se souviendrait de ce soir-là. Et peut-être saurait-elle qui avait déposé la bouteille d'alcool. Elle arriva devant le château, contourna par les petits chemins. Elle ne savait pas si Olivier Voseire se trouvait à l'intérieur ou pas, alors mieux valait prendre des précautions. Olivier n'aimait pas qu'on fouille dans ses affaires. Des quatre fondateurs du Flamboyant, il avait toujours été le plus méfiant.

Un peu comme son fils.

Le portail vers la cave était ouvert. Elle devrait faire preuve de vigilance, ça signifiait qu'il y avait quelqu'un. Elle s'aventura entre les pierres humides, se souvint de ce soir-là où elle était arrivée déjà à moitié ivre, haïssant Simon, haïssant Léandre, haïssant le monde entier. Puis elle était arrivée dans cette vaste salle dénudée de tous ses vins. Elle s'était mêlée à la foule avant de se réfugier au comptoir. Une vodka, avait-elle demandé. Le barman était un homme de la trentaine avec une barbe, mais elle ne percevait pas ses traits. L'inspecteur l'avait interrogé, mais il l'avait vite éliminé de sa liste de suspects. Son index caressa le bois, puis le tabouret sur lequel elle s'était assise. Erwin était arrivé, lui avait demandé ce qu'elle faisait. Sa réponse avait été un truc du genre "je me tue", elle ne se souvenait plus très bien. Puis quand elle s'était apprêtée à la vider, il lui avait prise des mains, l'avait redonnée au barman.

Elle fixa le coin à sa gauche, là où la seconde bouteille de Vodka avait été posée. C'était elle qu'elle avait prise quand les lumières s'étaient figées. D'où était-elle sortie ? Qui l'avait posée là ?

Finalement, revenir sur les lieux de la tentative d'assassinat ne lui donna aucune information. Des voix flottèrent jusqu'à elle. Ses muscles se tendirent. Elle ne perçut pas bien les paroles. Faisant bien attention de ne pas faire du bruit avec ses talons, elle se décala sur le côté et s'approcha d'un recoin de mur.

— ...les reprendrai, je t'assure. Fais moi confiance.

— Confiance, à toi ?

C'était la voix d'Olivier, mille fois reconnaissable. L'autre, elle devina être celle de Henri Scott.

— Tu m'as bien fait confiance quand tu m'as donné tes trois cent mille euros.

—Ouais, et je veux que tu me les rendes. Henri, je sais pas ce que tu fous, mais t'as intérêt à pas plonger dans des conneries.

— Ce n'est qu'un malentendu. Je te jure de te les rendre. Laisse moi un peu de temps.

— Deux semaines.

Un silence. Un des deux étouffa un soupir désespéré, elle supposait que c'était Henri.

— C'est trop court, j'ai besoin de...

— Deux semaines ou les jardins passe aux Rovel et les Scott seront rayés du complexe.

— Tu ne peux pas faire ça.

Des pas.

— Regarde-moi bien. Je peux tout faire. C'est moi l'origine de notre accord. C'est moi qui l'ai fermée face à la police, moi qui vous ai protégé, alors que j'aurais très bien pu parler et construire mon propre business pendant qu'on vous conduisait en prison. Alors ne me dit pas ce que je peux faire ou pas. Un faux pas, et je détruis ta vie.

Emma eut la gorge sèche. En prison ? À quel prix avaient-ils constuit le Flamboyant ?

— Détruis ma vie si tu veux, mais Madden doit hériter des jar...

— Madden héritera de ce que toi tu possèderas. Si tu ne possèdes rien, elle n'aura rien.

Et les jardins passeraient aux Rovels, avait-il dit. Sasha se savait déjà futur propriétaire du restaurant. Il lui avait promis de partager, mais rien n'était sûr. Si Madden sortait de l'accord, les jardins seraient à elle. Des hectares de terrain, golf, spa, centre bien-être, tout serait dans sa main. Elle recula lentement, le souffle court.

—Qu'est-ce que tu fais là ?

Elle se retourna brusquement, échappant un hoquet de surprise. Alexandre avait les bras croisés devant la cave, les yeux profondément plissés.

— Tu m'as suivie ?

Les battements de son coeur cognaient si fort contre sa poitrine qu'elle n'entendait rien d'autre. Mais pourquoi posait-elle la question en fait ? Bien sûr qu'il l'avait suivie.

— Tu ne trouveras rien ici, se contenta-t-il de dire. La police a déjà tout fouillé, ils ont même interrogé mon père.

— Je ne vous suspectais pas.

Elle suspectait tout le monde. Si elle avait appris une chose des séries policières, c'était que le coupable faisait toujours partie du cercle intime de la victime.

Alexandre s'avança, posa une main sur le comptoir. Une chevalière ornait son auriculaire. Il était plus prêt que n'importe lequel d'entre eux. Prêt à reprendre le domaine, prêt à exercer la même autorité que son père, à affirmer son pouvoir. En ce moment même, il lui fit peur.

— Je suis vraiment content que tu te sois rétablie.

—Tu n'as pas l'air.

Il ne lui avait pas adressé la parole depuis qu'elle était arrivée. Il grimaça légèrement, touchant le bois plus en profondeur.

— Non, c'est vrai. J'aurais préféré que tu partes. Pas que tu meure, ne te méprends pas, juste que tu... disparaîsse.

De la glace coula dans ses veines.

— Pour William, c'est ça ?

Il releva la tête. Son air dur lui signifia qu'elle avait raison.

— Le problème avec toi, c'est que partout où tu passes, les gens se retournent. William n'échappe pas à la règle. Et il a peut-être su te repousser pour me préférer moi, mais il change rapidement d’avis. Pour lui, les personnes sont comme de l'alcool. Quand tu en as assez de la Tequila, tu passes à la liqueur.

— Tu oublies que je sors avec Simon.

Il éclata d'un petit rire.

— Parce que Simon est ton issue de secours. Mais entre toi et moi... on sait tout deux que tu aurais choisi William si tu avais eu le choix.

Elle toucha du doigt son pendentif.

— Non. Plus maintenant en tout cas.

— Menteuse. Mais tu as l'habitude, n'est-ce pas ? Tu as menti pendant si longtemps. Comment pouvais-tu ne serait-ce que regarder Erwin dans les yeux, en sachant ce que tu avais fait ?

Elle avait réussi à ôter le couteau de son coeur, et il venait de le réenfoncer. Mais au fond, sa réaction ne l'étonnait pas. Alexandre avait une vision très terre à terre du monde. Dès l'instant où quelqu'un faisait un pas dans ce qu'il considérait de "mauvais", cette personne ne méritait plus son estime.

— Qu'est-ce que tu veux, Alex ?

Il resta immobile, silencieux. Une véritable statue de pierre.

—Si tu t'approches de lui encore une fois, finit-il par déclarer, je me débrouillerai pour que Sasha ne puisse jamais partager le restaurant avec toi.

—Tu ne peux pas t'interposer dans ces accords là. C'est familial.

—Mon père a accès à tout, Emma. En un claquement de doigt, je pourrais te faire disparaître des héritages.

Ce fut à son tour d'échapper un petit rire, tellement sa menace était véridique. Tout comme Olivier avait menacé Henri de détruire sa vie, Alexandre menaçait de détruire son avenir. Tout ça pour quoi ? Un garçon qu'ils essayaient chacun de s'arracher ?

— William est mon meilleur ami. S'il s'approche de moi, c'est légitime.

Il réduisit la distance entre eux, dévoilant ses traits contractés et ses yeux emplis de colère. L'aimable, le gentil Alexandre Voseire se transformait tout à coup en monstre pour garder l'homme qu'il aimait.

— Ce n'est pas de l'amitié qu'il y a entre vous, et tu le sais parfaitement.

Il passa devant elle et repartit vers les grilles, certainement fier d'avoir su l'intimider. Emma vérifia dans un coup d'œil discret que les deux hommes soient partis, puis elle s'en alla à son tour. Dehors, l'air frais de novembre s'engouffra sous sa veste. Elle prit son téléphone et appela le lieutenant. Celui-ci répondit au troisième bip sonore.

— Oui ?

— Vous avez interrogé Olivier Voseire, n'est-ce pas ?

Elle l'entendit soupirer.

— Pourquoi ?

— Je veux que vous interrogiez son fils.

— Je croyais que vous étiez amis.

Les vignes s'étendaient en champs immenses face à ses yeux, leurs branches nues comme des vers.

—Je le pensais aussi. Mais il vient tout juste de me dire qu'il souhaitait me voir disparaître. Alors je me pose des questions.

— Il y a bien un contexte.

— Jalousie.

— Alors l'affaire est close.

— Attendez ! le retint-elle.

— Quoi encore ?

— S'il vous plaît. Je veux que vous l'interrogiez. Que vous posiez les bonnes questions, il est très intelligent.

— Emma, vous ne pouvez pas soupçonner tout le monde. Bientôt, si je vous écoute, je vais devoir emmener votre petit frère de onze ans au commissariat.

— Je connais mon frère, en revanche, Alexandre a toujours été un mystère. Lieutenant, s'il vous plaît…

Elle soupira à son tour. Comment le convaincre de son pressentiment ? Comment lui dire qu'Alexandre lui faisait peur, que partout où elle regardait, tout lui faisait peur, qu'elle avait l'impression que tout le monde voulait sa mort ? Non, mieux valait rester sur Alexandre.

— S'il vous plaît, répéta-t-elle.

-— Très bien, accorda-t-il à contrecœur. Je vous tiendrai au courant.

— Merci.

Il raccrocha. Elle serra son téléphone contre elle, observa un peu plus longtemps les vignes. Erwin avait voulu les unir à nouveau. Faire de leur groupe une légende, tissant les liens qu'ils avaient perdu après la mort de Leila. Mais jamais ils ne parviendraient à se regrouper. Et avec l'héritage du Flamboyant, tout deviendrait pire.

La tentation d’utiliser l’avenir comme une arme était si facile pour eux.

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