4. Lucas

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Ils entendaient le rire des filles depuis la cuisine. Lucas observa la porte, faisant danser la bière entre ses doigts. Erwin était assis sur le canapé, prenant de longues gorgées. Il avait insisté pour passer une soirée chez eux, histoire de "reprendre les vieilles habitudes". Lucas ne se souvenait pas d'avoir qualifié leurs visites d'habitudes, mais ce n'était pas non plus pour lui déplaire. Même s'il savait parfaitement la raison pour laquelle son frère voulait passer un moment avec lui.

— T'as parlé à Emma ? demanda-t-il.

— Ouais, j'ai passé l'après-midi avec elle.

— Et alors ?

Il avait peur pour elle. Tout le monde avait peur. Qu'elle rechute, qu'elle se noie dans l'alcool ou qu'elle s'affame. Ou les trois.

— Simon la maintient debout.

Lucas secoua sa tête en laissant échapper un soupir exaspéré.

— Emma finira par craquer. Ou William. En tout cas, ça arrivera, et quand un des deux va briser leurs barrières, tout va partir en couilles.

— J'espère que ça n'arrivera pas. J'aime infiniment William, mais ce n'est pas le bon gars pour elle.

— Il le sait, lâcha-t-il en portant le goulot de sa bouteille à ses lèvres.

Le liquide coula lentement dans sa gorge, diffusant une chaleur agréable. Son dos appuyé contre le mur, la table basse contre ses genoux, il regarda à la dérobée son frère se pincer les lèvres.

— On ne va pas parler de William et Emma toute la soirée, tu le sais non ?

Voilà, exactement comme il l'avait prédit.

— Crache le morceau.

— Il faut qu'on parle de ce qui s'est passé.

— Si tu veux les détails, demande à Raven.

Il avala une nouvelle fois la bière, passant sa langue au-dessus de sa lèvre. Madden et Raven parlaient fort au milieu du bruit de cuisson. Il aurait aimé les rejoindre. S'enfuir de cette conversation.

— Je ne veux pas savoir la manière exacte dont Leila t'a violé. Ce que je veux savoir, c'est ce qui s'est passé après.

— Après ? fit-il en levant un sourcil.

Il passa une main sur son menton, comme s'il était gêné.

— Comment tu le vis. Si tu arrives à dormir le soir, si tu vas bien, quelque chose. J'en sais rien. Tout ce que je t'aurais demandé si je l'avais su... plus tôt.

Il gratta l'étiquette, décollant légèrement l'angle. La voix de Raven flotta jusqu'à lui. Elle racontait une anecdote, sans parvenir à saisir laquelle.

— Je vois une psy.

Une psy dont il avait ignoré les propositions de rendez-vous depuis trois semaines.

— Et ça t'aide ?

— Non, pas vraiment.

Parler ne servait à rien, de toute manière. Le vrai poids s'était libéré chez les Voseire. Quand tout le monde s'était rendu compte de la nature monstrueuse de Leila. Il avait alors eu l'impression de se rendre justice à soi-même. Il s'était senti mieux. Mais le sentiment s'était évaporé au fur et à mesure des jours, puis quand il s'était rendu compte que le scénario se jouait toujours autant dans sa tête, il s'était dit "et maintenant ?"

Maintenant, c'était comme avant.

— Tu as eu des... des relations sexuelles après ça ?

Un silence.

— Non.

Erwin l'observa fixement. Il n'osa pas relever la tête pour croiser son regard. Il n'aimait pas parler de ça. Ça le concernait lui et Raven. Personne d'autre.

— Donc depuis six mois vous n'avez rien fait.

— Bon, écoute, l'arrêta-t-il, je comprends que tu t'inquiètes mais me demander depuis combien de temps je n'ai pas baisé ma copine ne va rien changer à l'affaire. Alors laisse ce sujet de côté.

— Je veux juste t'aider.

— Tu ne peux pas m'aider. Personne ne peut. C'est quand que quelqu'un va comprendre ça ?

Madden sortit de la cuisine avec les assiettes dans les mains. Alors qu'elle mettait la table, aucun des deux ne parla. Elle dut noter la tension car elle disparut très vite derrière la porte.

— Alors tu vas faire quoi ? reprit son frère. Rester chaste toute ta vie ?

— C'est mon problème.

— C'est aussi celui de Raven.

— Mais pas le tien ! s'énerva-t-il en arrachant la moitié de l'étiquette.

Ce fut au tour de Raven de sortir. Elle déposa les fourchettes puis les couteaux, se redressa et le regarda. Il lui envoya un signal de détresse silencieux. Mais Madden avait dû lui dire :"il faut les laisser parler". Alors elle repartit. Ses doigts se crispèrent autour de la bière. De sa main gauche, il réduisit le papier en une petite boule.

— Pourquoi tu n'as rien dit à la police ?

— Bienvenu dans un monde où les hommes sont les méchants, grommela-t-il.

— Elle t'a violé, Lucas.

— Ouais, elle m'a frappé aussi. Et tu sais ce que j'ai fait en retour ? riposta-t-il en osant enfin le regarder en face. Je l'ai cognée. Je lui ai fait du mal, j'ai laissé des bleus sur sa peau, je l'ai vu saigner. On s'était disputé la veille et elle avait des marques. Alors dis-moi, qui la police aurait-elle cru ? Moi, le petit ami violent qui prétend avoir été violé ou elle, la fille blessée qui dit avoir été trompée ?

Plus aucun son ne surgissait de la cuisine. Erwin contracta sa mâchoire.

— Elle t'a fracassé le crâne avec une bouteille.

— Ils auraient classé ça de légitime défense.

En fait il n'en savait rien, mais il avait préféré ne pas essayer. Ne pas plonger dans des procédures dangereuses, ne pas impliquer des forces de l'ordre. Tout était resté sous silence et c'était mieux ainsi. Avant qu'Erwin ne puisse répondre, Madden sortit de la cuisine en annonçant que le repas était prêt. Lucas ne se fit pas attendre et sauta sur ses pieds. Il retrouva Raven à côté des fourneaux, déposa un baiser sur son crâne. Elle se retourna et posa une main contre sa joue.

— Ça va ?

— Ouais, t'inquiète, souffla-t-il en effleurant sa tempe avec ses lèvres. Qu'est-ce que vous nous avez préparé de bon ?

— C'est Madden qui a presque tout fait.

— Ne t'enlève pas le mérite bébé, même si ta contribution était petite elle était là quand même.

Elle s'éleva sur la pointe des pieds pour l'embrasser. Ils passèrent à table et Madden les servit à tous, décrivant les moindres détails des ses pommes de terre sautées et de sa sauce d'accompagnement. Erwin la dévorait des yeux tandis qu'elle parlait, et Lucas le soupçonna de ne pas l'écouter. Elle s'assit et passa le vin. Il eut la brève impression d'avoir avancé de quelques années. Quand ils seraient peut-être chacun mariés, et qu'ils se retrouveraient tous les quatres pour des dîners mensuels. Ça le fit presque rire tellement c'était naïf. Leur groupe avait une tendance à toujours gâcher les promesses du futur.

En pleine discussion, le téléphone de Madden s'agita. Elle faillit l'ignorer mais vit au dernier moment "Papa" s'afficher sur l'écran. Déçue d'avoir été coupée, elle quitta la table et alla se réfugier dans la chambre d'Erwin.

— Je ne vous ai pas demandé, mais vous avez fait quoi chez Adam ? questionna son frère.

Inspecteur Erwin Layne de retour.

— On a joué à de vieux jeux vidéos sur l'ancien ordinateur de son père, répondit Raven. Puis on s'est baladé, on a parlé, sans plus.

— Mais Adam Restrie, c'est pas le propriétaire du garage où tu travailles ?

Lucas était presque sûr qu'il s'était renseigné.

— Si.

— Tu travailles toujours pour lui ?

— Oui, j'aime bien.

Il y eut un moment où personne ne sut quoi dire. Il se servit un deuxième verre de vin pour annoncer qu'il allait fumer. Un éclat d'exaspération passa dans les pupilles de Raven. Elle aurait préféré qu'il se retienne, au moins le temps d'un repas. Mais son frère le rendait nerveux. Il avait besoin de déstresser.

Il s'aventura dans le couloir, prêt à récupérer son paquet dans sa chambre. Mais la porte d'Erwin était entrouverte et il entendait clairement Madden. Pris par la curiosité, il s'arrêta.

— Et pourquoi ne pas racheter des actions ? Choisir la bonne entreprise pour...

La voix à l'autre bout du fil était trop indistincte pour qu'il en comprenne quelque chose. Il l'entendit respirer bruyamment. Avec panique.

— Papa, s'il te plaît.

Sa voix se brisa sur les dernières syllabes.

— Comment as-tu pu ne serait-ce qu'y penser ? Je suis quoi pour toi, juste un moyen de récupérer des billets ?

Il fronça brusquement les sourcils. Si Henri Scott avait des problèmes d'argent, il ne l'avait fait savoir à personne. Elle sembla étouffer un sanglot.

— C'est bon, j'irai, lâcha-t-elle d'une voix tremblante. Mets Louise hors de tout ça. C'est la seule chose que je te demande.

Il décida finalement d'entrer dans sa chambre pour récupérer son paquet. En sortant, Madden était toujours en ligne mais il refusa de jouer encore les indiscrets. Une fois sur le balcon, il alluma sa cigarette et se laissa envahir par la fumée. Juste un moyen de récupérer des billets, avait-elle dit. Il ne sut pas vraiment à quoi elle faisait référence, mais ça suffisait pour l'inquiéter. Si Madden avait mentionné Louise, c'était qu'elle voulait la protéger. Mais la protéger de quoi ? Il ferma les yeux, essaya d'oublier ce qu'il venait d'entendre.

Il avait pris son paquet dans sa main pour pouvoir revenir vers sa chambre. Le son d'un reniflement lui suffit pour savoir qu'elle se trouvait toujours dans la pièce. Il poussa la porte. Elle était assise sur le bord du lit, le visage enfoui dans ses mains. La dernière fois qu'il l'avait vu pleurer aussi violemment avait été lors de sa séparation avec Erwin. Elle sursauta quand il toqua.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Ses mains s'affairèrent à essuyer rapidement ses larmes. Malheureusement pour elle, son maquillage avait coulé et ce fut pire après son passage. Ses joues étaient devenues noires.

— Rien.

— Tu es sûre que...

— Lucas, tout va bien.

Il ne la croyait pas et elle le savait. Elle se releva, délaissant volontairement son téléphone sur les draps et passa devant lui sans même le regarder. Madden était bien le genre à tout garder pour elle. Ou du moins, elle n'expliquerait pas ses problèmes à voix haute. Il fallait attendre d'elle une lettre, ou un message écrit, quelque chose qui n'implique pas le fait qu'elle se tienne face à quelqu'un d'autre. Il la suivit jusque dans la cuisine. Erwin se tourna vers eux et l'inquiétude surplomba ses traits quand il l'aperçut.

— Eh, ça va pas ?

— Si, très bien.

Il tenta de la toucher mais elle s'esquiva. Quand ils se rassirent, elle se servit un verre plein de vin et but le tout en quelques gorgées. De nouvelles larmes coulèrent le long de ses joues, mais son visage demeura imperturbable. Erwin prit sa main et la caressa doucement. Cette fois-ci, elle ne résista pas.

— J'emmène le dessert ? proposa Raven.

Madden hocha la tête avec un sourire faux. Le dessert était un flan aux œufs qu'Erwin qualifia d'excellent, mais même ce commentaire n'illumina pas son visage. Lucas n'osa rien dire. Il n'aurait pas dû entendre. Pas du deviner qu'il s'agissait de problèmes d'argent. Il savait déjà qu'Henri s'amusait avec la bourse de New York, mais ça avait toujours su lui rapporter ce qu'il attendait. Dans le cas contraire, pourquoi impliquer ses filles ? Qu'attendait-il d'elles ? C'était ce qui lui échappait. Son assiette terminée, elle lui demanda s'il avait de la liqueur.

— Ok, je pense qu'on va y aller, déclara Erwin.

— Est-ce que tu en as ? insista-t-elle.

— Madden, la pressa-t-il en agrippant son bras.

Mais elle se dégagea dans un mouvement sec. Raven préféra esquiver la conversation et débarrassa. Ils en avaient de la liqueur. Trois bouteilles qu'ils n'avaient jamais ouvertes, il n'aimait pas ça de toute façon et Raven encore moins. Mais c'était de la bonne qualité. Et ce que voulait Madden, c'était rentrer ivre chez elle. Erwin le supplia silencieusement de refuser.

— Non, désolé, choisit-il de dire.

— Ton père t'a offert une bouteille au jour de l'an, je le sais.

— On l'a bu, mentit-il.

Elle semblait sur le point de fondre en larmes. Emplie de déception, elle se leva tout en séchant les dernières larmes qui venaient d'humidifier ses joues. Erwin l'aida à enfiler son manteau et alla lui-même chercher son téléphone.

— On se voit demain, fit-il à son frère en lui donnant une accolade.

— Ouais. Tiens moi au courant pour Madden.

Il hocha la tête et posa une main dans le dos de la concernée. Raven les regarda partir d'un air soucieux. La porte claqua et il y eut un nouveau silence. Lucas débarrassa ce qui restait et rangea le tout dans le lave-vaisselle.

— C'est rare de la voir dans cet état, commenta enfin Raven en s'appuyant contre le mur.

— Ouais. J'espère qu'il ne s'est rien passé de grave.

Lucas ne dit rien d'autre. Ce n'étaient pas ses affaires. Il avait écouté mais ferait comme s'il n'avait rien entendu.

— Je vais prendre une douche, déclara-t-elle.

Il se retourna et elle perçut son hésitation. Durant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne prononça un mot. Puis elle tendit sa main, ses doigts dans sa direction, avides de toucher.

— Viens.

Il mêla ses doigts aux siens et se laissa tirer jusqu'à la salle de bain. Était-ce vraiment une bonne idée ? N'allait-elle pas être tentée, chercher trop loin jusqu'à ce qu'il la rejette et qu'elle éclate en sanglot ? La conversation de son frère tournait en boucle dans sa tête. Alors tu vas faire quoi ? Rester chaste toute ta vie ? Une fois la porte fermée, Raven retira son haut. Puis son soutien-gorge. Il n'arriva pas à bouger, paralysé dans son propre corps. C'était une mauvaise idée.

Elle s'approcha, posa sa main à plat sur sa clavicule.

— Eh, détends-toi. Tu te bloques tout seul. C'est juste une douche.

Juste une douche. Il prit une profonde inspiration, se força à se détendre. Juste une douce. L'eau qui ruisselle sur sa peau, la chaleur qui s'élève en vapeur au-dessus de lui. Elle enroula ses bras autour de sa nuque et l'embrassa, entortillant sa langue dans la sienne. Lâcher-prise. Il ne risquait rien, c'était Raven qu'il y avait face à lui. Pas Leila.

— Bon, tu comptes te doucher habillé ? se moqua-t-elle en se détachant.

Il esquissa un léger sourire puis ôta son tee-shirt. Le tissu dans la main, il le lança sur elle. Son visage prit une expression scandaleuse, et elle le lui renvoya comme s'il s'agissait d'une balle de ping-pong.

— Et la galanterie alors, Monsieur Layne ?

— Pardon si j'ai offensé Madame Hist, sourit-il en baissant son pantalon.

Ils se déshabillèrent tout en se lançant leurs vêtements et terminèrent dans la cabine de douche, se chamaillant comme des enfants. L'eau coula, les recouvrit tous les deux. L'eau froide la fit crier et elle fit un bond sur le côté. Il régula la température en lui lançant un coup d'œil amusé, puis l'attira sous la cascade. Ses cheveux se plaquèrent sur sa peau. Elle fermait les yeux, craignant l'eau sur sa rétine. Il en profita pour la toucher sans qu'elle s'y attende, dégageant son visage de toutes les mèches trempées et gouttant à ses lèvres. La chaleur les enveloppa de ses grandes ailes. Protégé derrière ces parois de verre, il se sentait à l'abri. Alors il osa aventurer ses doigts sur la naissance de ses seins, le long de ses côtes. Leur front se collèrent, l'eau dégoulina au-dessus de leur nez, tombant bruyamment sur la céramique blanche. Plus rien dans ce monde n'existait à part eux d'eux. Le passé devenait présent. Plongé dans le néant. Évanoui dans la vapeur. Pour la première fois, il se sentit pris d'un désir immense. L'envie de la goûter plus profondément. De l'avoir sur elle, plus près d'elle, tout contre. Mêler son corps au sien et ne sentir rien d'autre que sa respiration ou les battements de son cœur.

Il la voulait.

Elle inclina son visage, emboîta ses lèvres dans les siennes. Ses mains descendirent dans le bas de son dos alors qu'elle s'agrippait à sa nuque.

— C'est ça, murmura-t-elle entre le vacarme de l'eau frappant le sol. Laisse-toi partir.

Il se laissa partir, s'emporta loin, avec elle. Pour la première fois, il ne voulut pas prononcer "je t'aime", mais lui montrer qu'il l'aimait. De la forme la plus intime possible. Doucement, il la conduisit contre le mur où elle put enfin ouvrir les yeux. Il glissa une main sous sa cuisse, la releva au niveau de sa hanche. Ses yeux s'emplirent de surprise. Puis un sourire. De l'appétit. Elle avait faim.

— Tu es sûr ?

— J'en sais rien, souffla-t-il en portant son pouce à ses lèvres.

Il le glissa à l'intérieur de sa bouche et elle le lécha, la malice agitant ses pupilles. Une violente ardeur le parcourut. Son corps brûlait. Sa peau à elle était chaude aussi. Il ne sut si c'était l'eau qui était devenue bouillante ou juste eux. Elle joua avec son doigt, le mordillant légèrement. Il le retira aussitôt et lui dévora la bouche, comme pour lui infliger un châtiment. Elle gémit de plaisir. Ses mains glissèrent sur son dos, ses doigts s'enfoncèrent dans ses muscles. Il la savait prête à l'accueillir. Avide de le sentir en elle. Mais pour une raison inconnue, il n'y arriva pas. Il restait dans la même position, dévorant son épaule et se maudissant intérieurement. Il avait envie. Il en avait vraiment envie.

Puis une voix s'éleva. Pourquoi tu me fais ça ? Pourquoi tu me fais du mal ? Le reposoir du savoir qui s'éclatait contre le mur. Ses mains qui le frappaient. Son corps à lui qui la bloquait contre la paroi, sa paume qui s'écrasait contre ses lèvres, la faire taire, la faire taire, la faire taire. Il recula, hors d'haleine.

— Non, souffla-t-il.

— Lucas, l'appela Raven avec des yeux peinés.

Les sanglots de Leila. Il les entendait encore. L'eau bouillante qu'elle allumait, son rire quand il hurlait de douleur. Tu vois, moi aussi je peux te faire du mal. Sa main qui agrippait ses cheveux et la tirait en dessous, puis elle qui hurlait à son tour. Mais je t'aime, tu le sais non ?

Il ouvrit le battant et se précipita à l'extérieur, récupérant sa serviette et l'enroulant autour de sa hanche. Tu m'aimes aussi, n'est-ce pas mon amour ? Il prit appui sur le rebord de l'évier, ne put contempler que sa silhouette floue à travers le miroir recouvert de buée. Et derrière, il vit une ombre et pensa immédiatement que c'était elle. Il se retrouvait ici avec elle, des mois auparavant, dans la même salle de bain. Son corps enroulé autour d'une serviette, des bleus maculant sa peau, du sang perlant de ses lèvres. Ses bras se mirent à trembler. Il ne voyait qu'elle. Son cauchemar. Son monstre. Ou était-ce lui, le monstre ?

Un hurlement de rage jaillit de sa gorge et il balança le peau de porcelaine des brosses à dent. Raven s'écarta brusquement, échappant un hoquet de surprise. La porcelaine s'éclata au sol pour se briser en plusieurs morceaux. Le fracas s'éleva, puis disparut aussitôt. Raven observa les éclats, puis tourna lentement sa tête dans sa direction. Et pour la première fois, il vit la crainte dans ses yeux. La peur. Elle avait peur de lui.

Lui aussi était terrifié.

— Je... je suis désolé bébé. Je pensais que...

Il s'étrangla avec ses propres mots. Il aurait pu la blesser. Lui faire du mal. Son estomac se retourna et il eut envie de vomir. Et s'il avait toujours été ainsi ? Et s'il était resté le même monstre qu'il avait été avec Leila ?

Il tendit sa main vers elle, l'appelant par son nom. Et elle recula. Ce simple pas en arrière lui arracha le cœur. L'atmosphère humide de la salle de bain l'étouffait. Il prit son tee-shirt, son pantalon et sortit en vitesse de la pièce, la laissant seule.

— Putain putain putain, jura-t-il en s'accrochant au meuble de la chambre.

Il abattit sa main à plat par pure colère. C'était la première fois que ça lui arrivait. Jamais il n'avait menacé Raven d'une quelconque manière, jamais il n'avait été saisi d'un accès de colère. Il se détestait. Profondément. Il souhaita être mort dans ce lit, vidé de son sang ou mieux, le crâne explosé. Il n'avait jamais été mieux que Leila. Au fond de lui, il le savait.

Dépité, il s'assit lourdement sur le lit et enfouit son visage dans ses mains. Il aurait pu la blesser. Cette porcelaine aurait pu éclater en morceaux sur sa peau. Lui laisser des marques indélébiles. Non, étouffa-t-il. Pas elle. Il releva la tête, espéra la voir franchir le seuil de la chambre mais n'y vit que du vide. Elle était restée à l'intérieur. Peut-être avait-elle peur de lui, à présent.

Il retira sa serviette, enfila un jogging et un sweat noir. Il prit un paquet, son téléphone et sortit sur le balcon. La nuit était calme, silencieuse. Seul le passage des voitures brisait cette tranquillité, mais il aimait ça aussi. Ça faisait partie du paysage. Il appuya ses coudes sur la rambarde et alluma une cigarette. Sa main secouée de spasmes incontrôlables peina à allumer le briquet. Il y arriva. Puis, d'une main, il fit défiler les contacts sur son téléphone et appuya sur le premier qui lui inspira confiance.

— Maman ? fit-il quand il entendit décrocher.

— Chéri, tu vas bien ?

Il expira, contempla les petites lumières de la ville.

— Je sais pas, lâcha-t-il sans arriver à contrôler sa voix. Je suis en train de vriller complet, maman.

Il y eut un court silence. Du mouvement. Puis :

— Tu te souviens quand tu étais petit ? Tu faisais plein de cauchemars. Quand tu te réveillais, tu allais dans notre chambre et tu m'appelais. Alors je t'accompagnais jusqu'au salon, je m'asseyais devant le piano et toi tu le canapé.

— Et tu jouais, termina-t-il, sentant sa gorge enfler. Du Chopin.

— Beethoven aussi parfois. Mais tu préférais Chopin.

Il ferma ses paupières, laissant la brise froide caresser sa joue, imaginant que c'était sa mère. Il s'endormait sur le canapé et elle le caressait jusqu'à être sûre qu'un cauchemar ne venait pas l'assaillir à nouveau. Il se réveillait le lendemain dans son lit. Comme si rien ne s'était passé.

— J'ai été une mauvaise personne tu sais, avoua-t-il en ravalant sa peine en même temps que la fumée. Tu n'aurais pas été fière de moi.

— Oh, mon chéri, rit-elle doucement. Les gens qui se disent mauvais sont les plus sensés.

— Tu devrais me croire.

— Je sais. Je ne suis pas aveugle tu sais, j'ai remarqué des choses qui passent parfois inaperçus. Mais je te voyais toi aussi. Tu étais une ombre. Plus rien ne te faisait sourire. Les personnes qui s'enterrent dans la tristesse ne sont pas mauvaises, elles sont juste blessées.

— J'arrive pas à me guérir, murmura-t-il en fixant son regard sur les morceaux de nuage sombres.

— Tu y arriveras.

Il y eut seulement ces trois mots, comme une promesse à tenir. Tu y arriveras. Plus rien ne te rendra mauvais, tu ne feras plus de mal à personne. Tu y arriveras.

— Je t'aime mon chéri. Tu es courageux, sache-le.

Il la revit s'agenouiller face à lui alors qu'il était tombé trop fort du toboggan. Il se tenait le genoux, s'était mis à pleurer. Sa mère était arrivée puis, l'avait ramené dans la maison et alors qu'il criait parce que le désinfectant lui faisait mal, elle lui disait "tu es courageux, mon chéri. Très courageux." Et il sourit simplement à cette pensée.

— Moi aussi je t'aime.

Après plusieurs secondes de silence, il se décida à raccrocher. Elle ne l'aurait jamais fait de toute manière. Elle n'aimait pas couper fin à leur discussion la première. Il glissa son téléphone dans sa poche, laissa tomber sa cigarette au sol et l'écrasa. Il se promit de la ramasser le lendemain et entra dans la chambre. Raven était assise sur le lit. À moitié plongée dans l'obscurité, elle l'observa.

— Tu vas partir ? demanda-t-elle fébrilement.

— Pourquoi est-ce que je partirais ?

— Parce que tu as peur de toi-même.

Il reposa son paquet sur le meuble, puis son téléphone.

— Tu n'as pas peur de moi ?

— Non.

— Tu devrais.

— Lucas...

Elle se leva, l'affronta. Il se tint immobile face à elle, attendant le prochain pas. Si elle le giflait, il comprendrait. Si elle l'insultait, il comprendrait. Il avalerait tout. Il ferait ce qu'elle lui ordonnait.

— Je n'ai pas peur de toi parce que je te connais.

— Tu me connais si bien que tu n'as pas vu le pot venir.

— Ce n'est pas moi que tu as vu. C'est elle.

Puis elle se colla contre lui, réfugiant son nez dans son sweat. Le soulagement le parcourut. Il l'encercla avec ses bras, déposa un baiser sur le sommet de son crâne.

— Je suis désolé, échappa-t-il contre ses cheveux humides.

Elle resserra son étreinte.

— Ce n'était pas toi.

Si, c'était lui. C'était juste la première fois qu'elle s'en apercevait.

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