5. Madden

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Elle n'arrivait pas à se concentrer sur le cours. Impossible de prêter attention au diaporama, ou aux mots de leur professeur d'économie. Erwin, à côté d'elle, noircissait sa feuille puis son ordinateur à la fois, totalement plongé dans les explications. Il finirait premier de sa promotion cette année. L'administration avait déjà ébauché le classement et mettait beaucoup d'espoir en lui.

Elle non. Elle avait réussi à se rattraper légèrement le mois dernier, remontant peu à peu dans la liste, mais depuis que son père l'avait appelée, elle se jugeait inutile. Son cerveau ne fonctionnait plus. Rien ne rentrait à part les mots de son père. Nous n'avons plus d'argent, et si nous ne faisons rien, nous plongeons le Flamboyant avec nous. Autrement dit, ils allaient devoir se débrouiller tous seuls. Son père et elle. Sa mère n'attendait qu'un seul motif pour arracher ses filles à la France et Louise devait être écartée. Pour son bien.

Ce soir, avait-il dit. Alors elle n'arrivait pas à se concentrer.

Erwin jeta un coup d'oeil insistant sur son écran vierge. Agacée, elle le ferma brusquement et la fin de cours sonna presque instantanément. Elle fourra le portatil dans son sac et descendit la première. Erwin eut du mal à la rattraper, mais il arriva à lui agripper le bras face à la cafétéria.

— Madden, j'ai besoin que tu me parles.

Il lui saisit les épaules et l'obligea à l'affronter. Pourquoi faisait-il ça ? Pourquoi ne pouvait-il pas fermer les yeux comme avant, laisser passer jusqu'à ce tout s'arrange ?

— Qu'est-ce qui se passe ?

— Rien, répondit-elle par automatisme.

— Arrête de dire rien, je sais qu'il y a quelque chose.

— Laisse-moi, fit-elle en se dégageant.

Elle ouvrit les portes de la cafétéria et prit place à son siège habituel, s'efforçant de paraître le plus naturel possible. Mais Erwin n'était pas dupe. Quand elle demanda un café noir, il fronça les sourcils.

— Je croyais que tu prenais plus de caféine.

— J'ai changé d'avis.

Il poussa un soupir et se leva pour aller récupérer les boissons. Elle en profita pour regarder son téléphone, s'assurant que son père ne lui avait pas envoyé de message entre-temps. Rien. Le planning restait le même. Il revint avec deux cafés et lui tendit le plus sombre.

— Je dois aller à Avignon ce soir, annonça-t-elle. Je partirai vers dix-huit heures.

— À Avignon ? Pourquoi faire ?

— Affaires familiales.

Il se frotta les lèvres avec ses doigts, comme s'il n'en était pas entièrement convaincu.

— Et pourquoi tu ne veux pas m'en parler ?

— Mon père m'a demandé de ne rien dire.

C'était la vérité.

— Rassure-moi, tout le monde va bien ?

— Oui.

Presque.

Emma choisit ce moment pour débarquer et Madden la remercia silencieusement. Elle détournerait l'attention d'Erwin. Celui-ci scrutait ses gestes au moindre millimètre, elle avait l'impression de marcher sur des braises. Son amie s'affala à côté d'elle. Sa mine était terrible, ses yeux fatigués et ses lèvres sèches. Erwin se redressa sur sa chaise, préoccupé.

— Eh, ça va ?

Elle le regarda avec étonnement, puis parut se souvenir de quelque chose.

— Ah oui. Non ne t'inquiète pas, c'est juste une gueule de bois.

— Vraiment ? fit-il d'un air contrit.

Emma était supposée arrêter de boire. Ses résolutions ne tenaient pas très longtemps visiblement.

— Mon frère a ramené l'espagnole chez nous. Alors j'ai un peu forcé sur le whisky peut-être, mais au moins ça a atténué mon envie de l'étrangler.

— Elle est comment ? demanda Madden.

— Terrible.

Connaissant Emma, c'était sans doute exagéré, mais vu son apparition face au Mur Madden prouvait qu'elle devait être difficile à supporter. À part pour Sasha, apparemment.

— En fait je crois que j'ai trouvé un niveau supérieur au mien, lâcha-t-elle.

— Dans quoi ?

— L'art de faire chier les gens.

Ça faisait du bien de la revoir râler et se plaindre à tout va. C'était la Emma d'avant, la Emma qu'ils connaissaient. Pas celle avec la peur dans les yeux, luttant pour faire demi-tour et disparaître de la surface de la terre.

— C'est dur de te dépasser, elle doit être douée alors, commenta Erwin en buvant son café.

— Crétin, pesta-t-elle en ravalant un sourire.

— Comment ça se passe avec William ? osa demander Madden.

— Je ne lui ai pas parlé, répondit-elle d'un air absent. Je... je préfère pas, j'ai déjà du mal à gérer Simon.

— Pourquoi ? s'enquit Erwin.

— Il a l'impression que partout où je passe, je pourrais me faire tuer. Sans mentionner le fait qu'il ne supporte pas que j'approche de moins de cinq mètres William.

— Il devrait se calmer un peu, opina-t-elle, William est ton ami d'enfance, il ne peut pas te séparer de lui comme bon lui semble.

— Il est comme ça, que veux-tu que j'y fasse, soupira-t-elle.

Erwin allait répliquer quelque chose mais Amélie débarqua, attirant tous les regards sur elle. Elle posa ses mains sur ses hanches.

— C'est quand tu veux que tu réponds à mes messages, Scott.

Elle lui avait envoyé des messages ? Madden vérifia rapidement son téléphone. En effet. Vingt. Elle n'avait pas remarqué, trop préoccupée par la conversation avec son père.

— Il y a une réunion du journal ce soir. Il faut que tu y sois.

— Je ne peux pas.

— Tu fais partie de l'équipe maintenant, tu ne peux pas te défi...

— Je dois rentrer à Avignon, affaires familiales.

Combien de fois devrait-elle répéter cette excuse ? Emma l'observa avec surprise, puis elle plissa ses yeux, comme si elle avait des soupçons. Non, impossible. Elle ne pouvait rien savoir.

— Bon, je te fais une exception cette fois-ci, céda Amélie, Fred te passera le rapport. Mais le prochain numéro sort dans une semaine et j'ai besoin de ton article. Tu as commencé à l'écrire j'espère ?

— Euh, j'ai... j'ai voulu commencer hier mais je n'ai pas pu.

— On compte sur toi Madden, dit-elle d'un ton plus doux.

— Je sais. Je suis désolée.

— Bon, sinon, la coupa Erwin, sa vie ne dépend pas de ce journal, non ? Elle a déjà du mal à suivre les cours alors je pense que l'article n'est pas la priorité.

Elle le fusilla du regard. Il n'avait aucun droit d'annoncer à n'importe qui ses difficultés de concentration. Pour qui se prenait-il ?

— Nous aussi on a des cours, Layne, et si elle ne remplit pas sa part du travail nous on devra le faire à sa place.

— Vous êtes payés pour faire ça au moins ?

— Tout le monde ne vit pas que pour l'argent. Et puis ça compte pour le CV.

Leur chamaillerie lui donnait mal à la tête. Elle ramassa son sac, passa derrière Emma qui continuait de la dévisager. Erwin voulut se lever pour la suivre, mais elle annonça vouloir aller aux toilettes et sortit seule. Elle n'alla pas aux toilettes. Elle se réfugia juste dans l'amphithéâtre de son cours de gestion, encore vide. Inspirer. Expirer. Tout allait bien se passer. Le reste des élèves arriva quelques minutes après. Emma débarqua avec Simon dans son dos, mais elle ne put s'installer à côté d'elle puisque d'autres avaient pris la place. Elle n'avait pas pensé à réserver les sièges.

L'après-midi défila rapidement et dix-huit heures arriva plus vite que prévu. Face au miroir, elle se coiffa avec un chignon bas, ses cheveux plaqués contre son crâne. Elle appliqua du rouge à lèvres vif, appliqua ses crayons les plus noirs autour de ses yeux et se vêtit d'une robe moulante couleur bordeau, des perles effleurant la peau de son dos. Talons à aiguille, parfum Yves Saint-Laurant, elle recula pour se contempler dans le miroir.

Elle se détesta.

Par chance, Erwin ne l'avait pas vu partir. Il lui aurait demandé pourquoi elle se rendait chez elle si apprêtée. Il aurait eu des doutes. Et Madden était las de répondre à ses questions. Elle arriva face au complexe deux heures et demie plus tard. Le parking était pratiquement vide, à part quelques clients qui restaient pour la semaine. À cette heure-ci, ils devaient dîner. Personne ne remarquerait son arrivée.

Son père faisait les cent pas devant la réception. Son visage s'illumina quand il la vit. Peut-être avait-il cru qu'elle ne viendrait pas. Il déposa un baiser sur sa tempe. Elle prit sur elle pour ne pas l'écarter. Se détendre. Tout allait bien se passer.

— Je l'ai envoyé dans la suite Agostini, lui indiqua-t-il. Il vient de New York et ne parle pas français. Mais je suppose que ça ne devrait pas te poser de problème.

Pas avec l'anglais qu'elle parlait depuis petite avec lui. Henri Scott avait été autrefois Henry Scott, il avait grandi en tant qu'américain avant de se marier à une française pour adopter la France comme son pays natal. Mais il n'avait pas pour autant dénigré sa langue d'origine.

— C'est un directeur important d'une grande chaîne qui est en train de grossir, alors si tu... s'il est satisfait, je pourrais m'arranger avec lui pour lui acheter des parts.

— Combien je vaux ?

Sa voix sonnait creuse. Ses traits se contractèrent et il hésita.

— Vingt mille dollars.

Son rire le glaça. Il posa une main sur son bras mais elle le chassa instantanément.

— Anthony restera derrière la porte, dit-il en désignant son bodyguard. Si tu appelles à l'aide, il sera là.

— Très rassurant, merci.

— Écoute Maddy...

Leave me, le coupa-t-elle en s'éloignant.

Il la dégoûtait. Où était le temps où il lui répétait qu'elle n'avait pas besoin d'un homme pour vivre ? Aujourd'hui, il la vendait pour de l'argent. Pour ne pas se faire éjecter du contrat du Flamboyant, pour elle, avait-il dit, l'héritage. Voseire serait sans pitié. Alors il voulait rattraper son erreur boursier. Rembourser ses dettes. Et elle était son meilleur moyen pour gagner vingt mille dollars en une nuit.

Elle aurait dû s'estimer heureuse de coûter aussi cher.

Anthony l'accompagna jusqu'à l'étage, l'expression impassible. Il était payé pour garder ses lèvres scellées. Mais elle se demandait ce qu'il pensait de tout ça. Elle arriva devant la porte de la suite. Ses jambes peinaient à rester droite. Pour sa famille. Pour les Scott. Une seule nuit et tout serait terminé. Son père parviendrait à convaincre ce directeur de l'aider. Tout allait bien se passer.

— Si... si je crie trop fort, dit-elle en se tournant vers Anthony, s'il vous plaît, intervenez.

Il hocha la tête. Elle prit une grande inspiration, consciente de devoir donner bonne impression. Anthony passa la carte pour elle, la porte se déverrouilla et s'entrouvrit. Elle mit un pied dans la suite. Un homme buvait son champagne sur le fauteuil. La quarantaine, cheveux bruns, barbe coupée court. Une partie d'elle fut soulagée. Qu'aurait-elle fait si elle s'était retrouvée face à un vieux de soixante-dix ans ?

La porte se referma dans son dos. Les murs parurent l'avaler. Prisonnière. Offerte comme un produit de luxe. Oh, mais qu'était-elle en train de faire ?

— Donc c'est toi, la fille, dit-il en anglais.

— Oui monsieur.

Contrôler sa voix. Contrôler son corps. Elle pouvait le faire. Peut-être qu'il voulait juste boire un verre en sa compagnie. Certains hommes payaient des femmes pour une simple conversation. Il posa sa flûte et se leva. Il était grand. Puissant. Son ventre se noua. Dans quoi se fourrait-elle ? Pourquoi n'avait-elle rien dit à Erwin ? Elle le voulait lui face à elle, son regard tendre, ses yeux gris dans lesquelles elle se perdait, ses bras l'entourant et la réconfortant.

Ressaisis-toi Madden.

Il ne fut qu'à quelques centimètres de lui. Sa main toucha sa hanche, descendit sur ses fesses. Ne pas bouger. Rester sage. Docile. C'était ce que son père attendait d'elle. De son autre main, il glissa la bretelle sur son bras. Un frisson la parcourut. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas.

— Agenouille-toi.

Ses paupières se fermèrent brièvement. Elle obéit.

***

Ses pieds s'enfoncèrent dans l'eau chaude. Ses mains s'agrippèrent sur le rebord et son corps glissa dans la baignoire. Elle posa sa tête contre la céramique. Ses cils collaient sous le mascara humide. Elle recouvrit sa bouche de ses mains et étouffa un sanglot. Son corps lui faisait mal. Son coeur hurlait au désespoir. Ses poumons semblaient s'être rétractés et ne la laissaient pas respirer. Elle se redressa brusquement, attrapa un gant, appliqua du gel douche et frotta ses côtes. Son ventre. Ses cuisses. Partout où il avait posé ses mains, partout où il l'avait agrippé comme un animal, la tournant et la retournant, ignorant ses larmes. Elle frotta jusqu'à rendre sa peau rouge. Elle n'avait pas mal. Comme insensible.

Mais elle se sentait sale, si sale.

Quand il l'avait écrasée contre les draps, elle se serait presque entendue se briser. Ses doigts s'étaient agrippés au tissu et sa bouche s'était ouverte sur un cri silencieux. Elle avait voulu appeler Erwin. Lui demander de la sauver. Mais enfermée entre ces murs, qui l'aurait entendue ? Elle s'était sentie seule, abandonnée et elle avait haï le monde entier pour ça. Le gant continuait de frotter. Comment enlever cette crasse invisible ? Comment se nettoyer à l'intérieur, là où il s'était brusquement introduit pour la déchirer ? Elle ramena ses genoux contre elle et les encercla avec ses bras. Elle eut pitié d'elle-même. La pitié se transforma en haine. Cette petite chose fragile, tremblante dans une baignoire n'était pas la Madden Scott qu'elle était censée être. Quels avaient été ses rêves, déjà ? Administrer les jardins du Flamboyant, apparaître comme maîtresse absolue, femme importante et intimidante. Stupides espoirs de gamine. Le monde du luxe se construisait sur du sang. De la douleur. Il était sale, rongé par les vers. Alors on suspendait des lustres en cristal et on posait de l'argenterie ancienne pour recouvrir toute cette laideur. Elle eut honte de son propre monde.

De l'autre côté de la porte, il y eut des voix. Le directeur était déjà parti, elle l'avait entendu prendre ses sacs alors qu'elle gisait immobile sur le lit. Et s'il était finalement revenu ? Sa respiration se bloqua à cette pensée. Non non non non. Pas ça. Pas encore.

La porte s'ouvrit. C'était son père.

Il avait des affaires propres dans ses mains, un legging et un pull qu'il avait certainement récupéré dans ses affaires. Son visage se décomposa quand il la vit. À quoi s'était-il attendu ? Un sourire éclatant ? Elle eut envie de le traiter de connard, mais même parler lui faisait mal.

Il posa ses affaires sur un des meubles en bois d'acajou et s'agenouilla près de la baignoire. Elle se recroquevilla, s'assurant d'être cachée. Elle avait honte d'elle, elle aurait voulu s'arracher la peau et la remplacer par une autre. Il porta sa main au-dessus de son crâne ; durant un bref instant, elle crut qu'il allait la frapper. Mais il la posa juste sur ses cheveux mouillés, les lui caressant doucement. D'un côté elle aurait voulu le repousser. Lui hurler de dégager, de ne plus jamais lui parler, de disparaître de sa vue. De l'autre, elle fut apaisée par sa présence. Il était son père, celui qui lui avait enseigné à toujours maintenir sa tête haute, à ne pas laisser les autres la blesser. Elle se plaisait à penser que ce n'était pas lui qui l'avait vendue.

— Je suis désolé Maddy. Tellement désolé.

L'eau devenait froide. Elle trembla et se convainquit qu'il s'agissait de la température.

— Plus tard, quand tu reprendras les jardins, tu seras fière d'être passée par là pour les avoir gardés. Tu auras mérité ces bouts de terre. Il faut se battre pour obtenir des choses dans ce monde, ma fille. Et tu te bats merveilleusement bien.

I'm afraid, murmura-t-elle.

Afraid of what ?

Of you.

Une larme glissa lentement de sa joue. La main de son père sur son crâne devint un poids. Il resta un long moment immobile. Elle ne l'entendit pas respirer. Peut-être avait-il peur, lui aussi.

— Il faut savoir se sacrifier, parfois, trancha-t-il d'une voix plus froide.

Il retira sa main et se releva.

— Tu n'es plus une enfant. Il est temps que tu apprennes les rouages de cette société. Allez, habille-toi, Élodie te ramènera à Cannes.

Il se protégeait derrière ses leçons de morale, elle en avait parfaitement conscience. Pourtant, il avait raison. Elle ne sut sur quoi avait été construit ce complexe, ni ce qu'ils avaient dû sacrifier pour l'ériger, mais il devait certainement attendre la même chose qu'elle. Sauver son nom et ses propriétés. Pour son avenir et celui de sa famille. La porte se ferma. Un sanglot menaçait d'éclater, mais elle le ravala et se força à se redresser. Elle pouvait le faire. Revenir à Cannes, faire comme si rien ne s'était passé, prendre ses responsabilités en main et sauver leur fortune. Plus tard, elle se féliciterait. Et ces hommes avec qui elle avait couché s'évaporeraient de son esprit.

Elle enfila les vêtements apportés, nettoya son visage et descendit dans la réception. Son père l'attendait.

— Tu ne seras pas obligée de revenir ici à chaque fois, l'informa-t-il en l'aidant à mettre son manteau. Tu iras directement chez eux, la plupart louent à Grasse ou à Opio.

Elle l'affronta, la mâchoire serrée. Il continua ses indications comme s'il établissait les règles d'un accord officiel.

— Tu ne prendras pas ta voiture, Élodie ira directement te chercher. Ne prends pas ton téléphone non plus. Si Erwin pose des questions, tu lui dis que c'est moi qui veux te voir. Ne dis rien à personne, surtout, et essaie de...

— De faire comme s'il ne se passait rien, compléta-t-elle.

Il ne remarqua pas son sarcasme.

— Oui. Voilà.

Il lui dit au revoir et la regarda partir vers la voiture. Élodie était déjà au volant, prête à démarrer. Le paysage nocturne défila devant ses yeux. Elle se sentait étrangement vide. Comme si son corps refusait d'admettre la violence physique qu'elle avait subi. La froideur de son père l'avait réveillée d'un état d'appitoiement pathétique. Elle devait être plus dure envers elle-même. Exactement comme au lycée, lorsqu'elle recevait des bonnes notes sans atteindre le 20. Son père lui avait dit alors "n'arrête jamais jusqu'à atteindre la perfection". Ses professeurs, d'un autre côté, disaient "tu es trop exigeante envers toi-même". Elle avait choisi d'écouter son père et avait enchaîné les heures d'études pour arriver au maximum. La fierté dans son regard la poussait à continuer. Quelle différence avec maintenant ? Peu importait qu'elle souffre, si elle arrivait à sortir sa famille de la ruine, le résultat importerait plus que tout le reste. Elle oublierait ses larmes. Elle oublierait le sentiment misérable qui la poignardait, oublierait le plus dur pour se concentrer sur son objectif accompli. C'était cartésien, simple. Ça la rassurait de penser ainsi.

Elle s'empêcha de penser à Erwin, ferma les yeux sur la douleur qu'elle avait ressenti dans ce lit, à son corps qui se déchirait, à ses cris étouffés. Tout ça n'étaient que détails. Ils s'oubliaient. Tout s'oubliait.

— Vous allez bien mademoiselle ? s'enquit Élodie.

Elle essuya les larmes qui venaient de couler. Elle détestait pleurer. Ça ne servait à rien, de toute manière.

— Très bien, déclara-t-elle avec un sourire.

Très bien, répéta-t-elle silencieusement. Elle arriva deux heures plus tard devant son appartement. Élodie lui informa qu'elle retrouverait sa voiture garée dès le lendemain. Madden lui dit au revoir et entra le plus discrètement possible. Il était deux heures du matin. Erwin devait être en train de dormir. Pourtant, depuis le couloir, elle aperçut la lumière émaner de la chambre. Elle entra et le découvrit assis sur le lit, des feuilles de cours éparpillés devant lui et sa tablette allumée. Il releva la tête.

— Tu ne dors pas ? demanda-t-elle.

— Non. Je n'y suis pas arrivé.

Elle ouvrit les grands battants du placard et pendit sa manteau. Un à un, elle rangea ses chaussures, sa robe que son père avait plié dans un sac. Erwin la regarda. Tout le long. Ses feuilles ne paraissaient plus l'intéresser.

— Pourquoi cette robe ?

Ses muscles se raidirent. Tout ce qu'elle voulait, c'était dormir. Pas subir un maudit interrogatoire.

— Parce que, se contenta-t-elle de dire.

— Ce n'est pas une réponse.

— Erwin, lâcha-t-elle avec agacement. Stop.

Elle rangea le sac dans la case correspondante, ôta son sweat puis son legging. Il la rendait nerveuse. Ses mains commencèrent à trembler quand elle récupéra sa chemise de nuit. Et comme ça, avec le tissu dans les mains, elle eut envie de hurler.

— Madden, tu...

— Tais-toi ! cria-t-elle au bord de l'hystérie.

Qu'il se taise. Qu'il se taise. Qu'il se taise. Elle voulait le silence, s'entendre respirer, savoir si elle était encore vivante. Si ses mains, en la touchant, ne l'avaient pas réduite en poussière. Elle contempla son expression de déconcertation. Qu'avait-elle fait ? Oh mon dieu, qu'avait-elle fait ? Coucher avec un homme pour de l'argent, n'était-ce pas le tromper ? Elle lui en avait tant voulu pour la vidéo avec Leila, alors que s'il n'avait pas été drogué, jamais il n'aurait commis un acte pareil. Et elle, juste après s'être remise en couple, que faisait-elle ?

Quelque chose s'enfonça dans son estomac. Elle lâcha la chemise de nuit et se précipita dans la salle de bain. Son visage s'inclina au-dessus des toilettes. Et elle vomit. Bientôt, des doigts dégagèrent ses mèches et une main se posa sur son dos. Erwin la caressa alors qu'elle se vidait.

— Respire.

Son inspiration fut laborieuse. Au moment où elle arrivait à gonfler sa poitrine, son estomac se retourna à nouveau. Un hoquet de douleur la secoua et des larmes emplirent ses yeux. Elle le sentait encore en lui. L'écrasant. La détruisant. Elle vomit à nouveau, mais il n'y eut plus que de la bile. Vide. Littéralement vide.

Erwin attrapa une serviette et essuya délicatement ses lèvres. Elle se laissa tomber contre son torse. Sans force, sans volonté, juste une poupée de chiffon. Il l'enveloppa avec ses bras, lui chuchota des mots qu'elle ne comprit pas. Puis il la porta jusqu'au lit, lui demanda si elle avait mal quelque part. Face à son silence, il demanda :

— Tu veux que j'appelle le médecin ?

Elle secoua la tête.

— Juste besoin de toi, chuchota-t-elle.

— Ok. Je range mes affaires et j'arrive.

Elle aurait voulu lui dire qu'elle était désolée. Qu'elle n'avait pas le choix, qu'elle l'aimait quand même. Mais elle ses mots moururent dans sa gorge. Le matelas s'affaissa à côté d'elle, les lumières s'éteignirent et elle le sentit se coller contre elle. Il caressa un long moment son bras nu avec son pouce. Comment réussit-elle à s'endormir, elle n'en eu aucune idée. Mais le réveil sonna et elle ouvrit les yeux dans la même position.

Erwin avait préparé le petit déjeuner quand elle arriva dans la cuisine. Il l'embrassa en guise de bonjour, se guarda de toute question. Pendant plusieurs minutes, elle pensa qu'il avait abandonné. Mais alors qu'elle avalait sa cuillère de céréales, il se remit à la scruter attentivement.

— Tu veux rester ici aujourd'hui ?

— Pourquoi ?

Il échappa un rire dénué de joie puis se pinça l'arrête du nez.

— Madden, comment te dire, tu t'es vidée hier soir. Et visiblement, tu n'as pas l'air très malade. Alors qu'est-ce qui se passe ?

— Arrête avec cette question, cassa-t-elle d'une voix sèche.

-Mais qu'est-ce qui t'arrive ? s'énerva-t-il.. Tu pars le soir habillée comme si tu allais fêter le nouvel an et quand tu reviens, tu te mets à vomir compulsivement ! Qu'est-ce que je dois penser de tout ça ?

Il l'avait vu sortir. Rien ne lui échappait.

— Ne pense pas.

Face à sa mine interdite, elle se leva et se saisit de son bol. Elle allait se tenir à ses promesses intérieures. De toute manière, le mal était fait. Qu'elle couche avec un homme ou quarante, le résultat resterait le même.

— Je t'expliquerai tout plus tard, dit-elle simplement.

Elle n'en avait pas la moindre intention.

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