7. Emma

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Trois règles à respecter, avait-il dit. La première, ne jamais embrasser William sans avoir prévenu avant. Deuxièmement, ne jamais se rendre chez lui, ou aller dîner seule avec lui sans lui en parler. Troisièmement, jouer le jeu. Ne pas franchir les limites. La Porsche d'Anderson s'arrêta devant Memphis. Emma répéta mentalement les règles imposées par Simon alors qu'elle jetait des coups d'oeil anxieux vers William. Ils allaient les duper. Et merveilleusement bien.

— Eh, ça va aller.

William prit sa main, exerça une pression dessus. Il brillait dans sa veste Dior. Elle voulait qu'il ait vraiment l'air de son petit-ami, le genre qui profitait de l'argent de sa copine pour remplir son dressing. Sa chaîne en argent, sa montre à deux mille euros, tout cela faisait partie de la blague. Et pourtant, elle s'y croirait.

— Anderson ? appela-t-elle d'une voix faible.

Son chauffeur - et bodyguard - la regarda à travers le rétroviseur.

— Vous ne vous garez pas ?

— L'inspecteur Martin est à l'intérieur. Il vous surveille pour aujourd'hui.

Le lieutenant suspectait les élèves de Memphis en premier lieu. Il passait énormément de temps dans l'école, et ce n'était pas elle qui allait l'arrêter. Plus il creusait les pistes, et plus ils avaient de chance de trouver son assassin.

— Vous viendrez me chercher alors.

— Bien évidemment, Mademoiselle Rovel.

Elle aimait bien Anderson. La veille, elle l'avait invité à boire un café avec elle et Simon. Elle avait appris qu'il faisait du golf et qu'il avait une maison en Italie. Pas très utile pour son existence, mais elle aimait l'écouter parler, il avait une voix charmante. Et puis, il était un ancien soldat et observait chaque détail qui l'entourait. Il la protégeait et rien que pour cela, il méritait tout son estime.

— On se voit ce soir, alors, sourit-elle.

— Bonne journée, mademoiselle.

William posa sur son nez ses lunettes de soleil et sortit du véhicule. Emma ouvrit la portière et posa son talon au sol. Son sac Chanel sous le bras, ses gants en cuir aux mains, elle rejoignit William sur la première marche d'escalier. Les têtes se tournèrent à son passage. Sa jupe était courte, son chemisier échancré, mais encore une fois, c'était fait pour eux. Pimenter le spectacle, montrer à tous que l'ancienne Emma Rovel était de retour. Aux côtés d'un Restrie.

William posa une main bas dans son dos. Très bas. Les murmures se répandirent tout autour d'eux. Les regards convergeaient, on analysait, on essayait de comprendre. Emma s'efforça de ne pas sourire. Oh que c'était agréable. Première fois à Memphis que deux désignés se pliaient aussi facilement à la tradition. Étonnant pour une fille comme elle, diraient-ils. Et pourtant. Arrivés au milieu de la cour, William agrippa son menton et l'embrassa. Sa langue caressa ses lèvres avant de s'insérer dans sa bouche. Sa main descendit sur ses fesses. Bien visible. Elle s'agrippa à son cou, gémit sous son baiser. Son corps s'électifia sous son toucher. Auparavant, elle aurait rougi jusqu'aux yeux, aurait eu la respiration haché, se serait demandé si ce moment signerait la fin de son existence. William avait toujours réussi à faire naître en elle ces sentiments.

Mais pas aujourd'hui.

Aujourd'hui, elle était un divertissement. Un jouet qu'on prêtait. Et William s'amusait, elle le savait. Il prolongea le baiser pendant plusieurs secondes, afin que ceux qui ne s'étaient pas rendu compte de la démonstration aient le temps de voir. Un raclement de gorge les arrêta.

— C'est bon, vous avez fini ?

Emma se détacha avec un sourire narquois.

— Un problème, Layne ?

Lucas avait les bras croisés sur sa poitrine, son éternelle veste en cuir posée sur ses épaules. William ôta ses lunettes de soleil, mimant l'agacement.

— Je profite de ma petite-amie.

— Heureusement que tous ceux qui sont en couple ne sont pas aussi démonstratifs.

— Mais tout le monde n'est pas en couple avec Emma Rovel, rétorqua-t-elle.

Il leva les yeux au ciel puis désigna discrètement les toilettes.

— Il t'attends, dit-il tout bas.

Elle ajusta la anse de son sac à son épaule et avança vers les bâtiments en question. Cependant, Lucas l'arrêta après seulement quelques pas.

— Dis, Sasha s'était fait tatoué non ?

— Oui, pourquoi ?

— Tu aurais le nom du tatoueur ?

Elle le fixa un moment, sans être vraiment certaine de comprendre.

— T'es sérieux là ?

— Quoi ?

— Ton père va te tuer.

— J'ai vingt ans, je me tatoue si je veux.

Évidemment, Lucas ne manquerait jamais une occasion de défier l'autorité parentale.

— Je te donnerai le nom par message.

Il hocha la tête avec un remerciement évident dans les yeux. Emma gagna les toilettes sous le regard appuyé de plusieurs filles. Elle se fichait bien qu'on la traite de trainée. On l'avait qualifié de ces noms depuis ses quatorze ans. C'était la jalousie qui parlait, des jolies bouches qui ne faisaient que se rassurer elles- mêmes. Elle les ignora et passa la porte portant le symbole masculin.

Simon était là, adossé contre le mur de carrelage blanc. Elle se colla contre lui, se laissa entraîner dans la cabine. Il ferma puis enroula ses bras autour de son corps. Ses lèvres trouvèrent les siennes, sa langue vint caresser la sienne. Il nettoyait le passage de William et en prenait un certain plaisir. Puis il s'éloigna un peu pour la contempler, les pupilles ardentes de désir.

— Tu es magnifique, souffla-t-il.

— Et toute à toi.

Elle fit tomber son sac au sol, ôta sa veste. Il cligna plusieurs fois des yeux, n'ayant pas saisi le sens de sa phrase. Puis la surprise l'éclaira, très vite remplacé par une montée de chaleur. Simon était un livre ouvert. Si la télépathie existait, elle n'aurait mˆeme pas besoin de l'excercer sur lui.

— Ici ? murmura-t-il en la plaquant doucement contre le mur. Maintenant ?

Il enroula ses doigts autour de ses poignets et les monta au-dessus de sa tête. Sa poitrine se souleva avec plus de fréquence. Elle ne s'était jamais aussi vivante. Enveloppée dans son parfum, enfermée dans un si petit espace avec la perspective de le sentir en lui, de ne faire qu'un.

— Je n'ai jamais fait l'amour dans des toilettes publiques, avoua-t-elle.

— Et tu trouves ça excitant ?

Il fit courir sa langue le long de sa mâchoire. Ce contact humide la fit frissonner. Elle voulait la goûter, la mordre, la sentir s'entortiller entre ses dents. Elle voulait l'embrasser, se perdre dans ses mains, renaître dans ses bras.

— Oui, déglutit-elle.

Elle lutta alors pour se libérer de son emprise et prendre le contrôle, frustrée par l'attente qu'il lui faisait endurer.

— Chhhut, l'arrêta-t-il en la regardant dans les yeux. C'est moi qui fixe les règles, tu te souviens ?

— J'ai cours dans dix minutes.

— Je peux te faire attendre sept minutes et te prendre en deux, alors ne me tente pas.

Il avala son sourire dans un baiser. Il n'était pas capable de la faire attendre pendant sept minutes. Parce que lui-même avait du mal à se maîtriser. Son torse écrasa sa poitrine et son souffle se fit plus rauque. Il tint d'une seule main ses poignets en croix et remonta sa jupe de l'autre.

— Et s'ils nous entendent ? demanda-t-il avec malice.

Elle hoqueta de plaisir quand il enfonça son doigt.

— Qu'ils aillent se faire foutre, lâcha-t-elle dans un souffle.

Elle ressortit des toilettes dix minutes plus tard, comme prévu. Simon voulait attendre un peu pour ne pas attirer les soupçons. Elle aperçut Lucas qui désignait les parties de son bras à William, exposant certainement ses futurs idées de tatouage.

— ...serpent qui s'enroule autour de la rose. Mais d'un air protecteur, tu vois.

— Donc la rose c'est Raven et le serpent c'est toi ?

— Comment tu sais ?

William échappa un rire moqueur et écrasa la cigarette qu'il était en train de fumer sous sa semelle.

— Aucune idée, ironisa-t-il.

La journée se déroula tranquillement. Le sujet à Memphis basculait souvent sur les deux nouveaux désignés, on s'étonnait de la rapidité du couple et Emma voyait bien les airs sceptiques sur les visages. Ce n'était pas la première fois qu'un couple de nommés faisaient semblant. Mais Emma avait bel et bien l'intention de leur prouver que c'était vrai.

Même si ça ne l'était pas.

À la fin du cours d'économie, Mr Korel demanda à lui parler. Elle gagna son bureau sans grand plaisir, se souvenant parfaitement du coup bas qu'il avait fait à Raven quand on l'avait traité d'assassine. Raven, ces dernières semaines, s'était confiée sur ce qu'elle avait vécu pendant qu'on l'accusait. Tantôt à Madden, tantôt à elle. Ça paraissait lui faire du bien, alors Emma l'écoutait. Et en ce moment même, il lui fut incapable de ne pas en vouloir à Mr Korel.

— Je suis content du dernier travail que tu m'as rendu, commenta-t-il. Vraiment content. Je vois que tu fais des efforts, et vu l'importance de la matière dans les relevés de notes, je ne peux que t'encourager à continuer. Cependant...

Il gratta sa barbe grisonnante. Elle attendit la suite, surprise qu'il y ait un "mais".

— Ton absence t'as fait prendre du retard. Sans compter tes résultats laborieux ces premiers mois. Et je ne pense pas qu'à ce rythme là, ce soit suffisant pour te remonter entièrement.

— Qu'est-ce que ça veut dire ? paniqua-t-elle.

— Tu remontes, mais pas assez vite.

Sa gorge s'assécha. Elle avait promis à son père de s'y remettre. Sérieusement. D'avoir de bons résultats, et dans bon, il avait compris "excellent". Parce que c'était le prix à payer pour l'héritage. Pour une vie bling bling, comme l'appelait William. L'excellence. Ses parents lui avaient pardonné les premiers mois, et même si on venait de l'empoisonner, ce n'était pas le moment de reculer. Alors ils ne lui pardonnaient plus. Et elle avait besoin de ces notes.

— Qu'est-ce que je dois faire ?

— Je peux t'aider, proposa-t-il. Je sais combien c'est important pour toi de réussir cette matière, alors je suis prêt à offrir mon aide.

— Vous-même ?

— Oui, moi-même.

Elle se demanda un instant si quelqu'un l'avait payé pour ça.

— Eh bien, euh, c'est très gentil de votre part.

— Que dis-tu de jeudi, à dix-huit heures chez moi ? Je te communiquerai mon adresse sur la plateforme éducative.

— Oui, parfait, fit-elle avec un large sourire. Je... merci beaucoup monsieur. Merci.

— Je valorise les élèves qui font des efforts, Emma. Tout le plaisir est pour moi.

Il remontait dans son estime. Elle quitta la salle avec une satisfaction énorme. Sa vie d'étudiante allait mieux, sa vie en générale allait mieux. Que demander de plus ? D'expérience, elle savait que ce genre de bonheur n'était que passager, mais cette fois-ci, elle avait espoir que ça dure.

Dans le couloir, elle croisa avec surprise Madden. Celle-ci chercha à l'ignorer, mais elle se planta face à elle de sorte à ne pas la laisser s'échapper. Des cernes violettes entouraient ses grands yeux bruns. Ses cheveux avaient perdus de leur éclat, pauvrement attachés en queue de cheval basse. Un sweat, un legging. Visiblement, elle avait abandonné ses robes et ses rubans de couleur.

— Quoi ? attaqua-t-elle.

— Bonjour, comment ça va, bien et toi ? força Emma. Ça fait deux jours que je ne t'ai pas vu, je trouve que ce "quoi" est un peu déplacé.

— Contente que tu sois de bonne humeur, marmonna-t-elle, mais ce n'est pas le cas pour tout le monde.

Elle réalisa un pas sur le côté, mais Emma la bloqua une nouvelle fois.

— Qu'est-ce que tu as ?

— Dégage.

— Madden, parle-moi.

-Non, je n'ai pas envie de parler ok ? s'exclama-t-elle avec une voix brisée. Vous me saoulez tous avec vos "parle". Foutez-moi la paix !

Erwin arriva derrière elle, un air dépité creusant ses traits. Emma lui jeta un regard curieux, auquel il répondit par un soupir. Madden profita de ce moment d'innatention pour la contourer et partir.

— J'ai loupé un truc ?

— Moi aussi j'essaie de comprendre, crois-moi.

Puis il emboita les pas de sa petite amie. Emma eut de la peine. Eux qui venaient de se remettre ensemble après un tragique malentendu, voilà que Madden se renfermait et détruisait ce qu'ils venaient de retrouver. Erwin s'acharnerait, elle en était certaine, mais quand Madden se décidait à se taire, elle pouvait garder le silence pendant des mois. Et le jeune homme avait beau être patient, arriverait un moment où il exploserait.

Enfin, elle espérait qu'ils n'arriveraient pas à ce stade là.

Anderson la ramena jusqu'à chez elle. Sur le trajet, il parla de son fils qui avait gagné un concours de mathématiques. La fierté animait son regard. Son sourire fut irrépréssible, et cette conversation lui montra une nouvelle fois la beauté d'un monde qu'elle avait ignoré jusque là. Ces détails touchants réanimaient son coeur. Il rangea la voiture dans le garage et monta avec elle jusqu'au troisième étage.

— Encore félicitation pour votre fils, dit-elle en sortant de l'ascenseur.

— Je lui transmettrai votre message ce soir, mademoiselle.

— Passez une bonne soirée, Anderson.

— Vous aussi. Et prévenez-moi s'il y a un problème.

Mais un des hommes de son père logeait juste à côté. Un autre en face. Il n'y aurait aucun problème. Elle hocha néanmoins la tête et entra dans son appartement.

Son frère ne se trouvait pas dans le salon, alors elle en profita pour se servir un verre de whisky. Le goût de l'alcool lui avait manqué ces derniers jours. Elle s'était promis de ne plus en boire, mais à quoi bon ?  Un petit verre de temps en temps ne faisait pas de mal. Et puis, elle ne buvait plus dans le seul but de prendre du poids. C'était une amélioration qu'elle prenait en compte.

Elle remua les glaçons dans son verre, contemplant les nuances ambrés du liquide. Quand ses paupières se fermèrent, elle se remémora les baisers chauds de Simon contre sa peau. Puis la langue de William sur ses lèvres. La main de Simon sur sa cuisse. Celle de William sur ses fesses. Non, elle devait seulement penser à Simon. Focus, Emma. Willam n'était qu'un jeu. Simon, lui, était la réalité. Et à quoi devait-elle penser ? Seulement la réalité. Elle but une gorgée de whisky sur cette pensée.

— Oh, tu es là ?

Elle recracha. Gabrielle contourna le canapé pour s'approcher et tenter une conversation. Seul problème, Emma haïssait ses conversations. Tout était sur elle. Elle et son chien. Elle et ses amies. Elle et Sasha. Elle à Madrid, sa ville natale. Des "cariño" qui s'échappaient de temps en temps. C'était insupportable.

— Alors comme ça, tu sors avec Restrie ? C'est fini avec Beaulait ?

— Oui, fini, grommela-t-elle en trempant ses lèvres dans son verre.

— Dommage, je l'aimais bien.

À ce qu'elle savait, elle ne lui avait jamais parlé. Mais bon. À force de l'écouter parler, ce genre de détail ne la surprenaient plus.

— Je ne boirais pas, à ta place, commenta-t-elle.

— Sauf que tu n'es pas à ma place.

— Je dis ça pour ton bien.

Comme si son bien était un de ses sujets de préoccupation.

— Je ne vais pas être saoul avec ça, rassure-toi, dit-elle avec un faux sourire.

— Oh, je ne dis pas ça pour ça. C'est juste que ce n'est pas conseillé de boire pour ceux qui essaient de prendre du poi...

Son propre cri étouffa ses mots. Emma venait de lui jeter le contenu du verre sur elle. C'était sorti du coeur. Un geste spontané. Ce n'était pas de sa faute, aurait-elle voulu plaider. Sa main. Juste sa main qui lui avait répondu. Sasha débarqua dans la pièce, affolé par le cri. Le chevalier venait à la rescousse de sa princesse.

— Qu'est-ce qui se passe ?

Gabrielle formait avec sa bouche un O scandalisé. Elle toucha son tee-shirt imbibé d'alcool.

— Elle m'a cherché, déclara Emma en reposant bruyamment son verre, elle m'a trouvé.

— C'est quoi ton problème ? s'énerva-t-il en contemplant l'état de sa copine.

— Mon problème, c'est que j'en ai marre de rentrer le soir et de devoir me la coltiner pendant des heures. Elle parle trop et ça m'agace.

— Le monde ne tourne pas seulement autour de toi, siffla-t-il.

— Pardon ?

Gabrielle tenta de cacher son sourire, mais Emma l'apperçut. Et son sang se glaça.

— Moi aussi j'ai une vie. J'ai passé ces derniers mois à tourner sans cesse autour de toi, à te surveiller, alors dès que je me détourne, tu le prends mal. Mais tu sais quoi, tu es grande maintenant. Et si ça ne te plait pas que Gabrielle vienne ici, alors rien ne t'oblige à rester.

— C'est chez moi ici, à ma connaissance.

— Non, tu vis ici parce que je le veux bien, alors si tu ne peux vraiment pas supporter Gabrielle, tu dégages.

Ses mots la giflèrent. Où était son grand frère ? Où était le Sasha qui surveillait chacun de ses gestes, qui lui demandait tous les jours si elle allait bien par peur qu'elle ne prenne un mauvais tournant ?

— Tu ne peux pas la choisir elle sur moi.

— Et pourquoi ? lâcha-t-il avec un rire moqueur.

— Parce que la famille passe avant le reste. Et tu le sais parfaitement.

Elle tentait de garder son calme, mais son coeur bouillonait.

— Je ne choisis rien du tout. C'est à toi que le choix revient. Soit tu la supportes, soit tu dégages. C'est très simple.

— Sasha.

— Quoi ? C'est trop difficile de faire ton sac et de te casser d'ici ?

Un mot de plus et il se mettait à hurler de rage. Elle ne comprenait pas. Qu'on lui explique, qu'on lui dise ce que cette idiote avait fait de son frère.

— Si je pars, je ne reviendrai pas.

— Eh bien au moins, je n'aurais pas à traîner ma sœur encore derrière moi.

Le bruit sec de la claque se répercuta contre les murs du salon. Il resta droit, digne.

— J'espère qu'elle vaut vraiment le coup.

Elle avait frappé assez fort pour que sa propre paume de main la picote. Mais ce n’était pas ce qui lui faisait le plus mal. Elle jeta un regard noir à Gabrielle et s’enferma dans sa chambre. Tout en sortant son sac, elle appela William. Il répondit seulement cinq secondes plus tard.

— Oui ?

Puis elle resta en blanc. Pourquoi lui ? Pourquoi pas Simon ? Elle savait Alexandre à Paris pour un concert, elle était
consciente qu'il était seul chez lui. Et c'était dangereux. Alors pourquoi diable son pouce avait-il cliqué sur son numéro quand celui de Simon hurlait pour de l'attention ?

— Emma, appela-t-il d'un air hésitant.

— Oui, déclara-t-elle avant de se racler la gorge. Je... je suis désolée. C'était une erreur.

Elle s'apprêtait à raccrocher quand sa voix l'arrêta.

— Qu'est-ce qu'il y a ?

Ce n'était pas correct de raccrocher quand il s'inquiétait pour elle. Ses mains devinrent moites. Pourtant elle le devait. Raccrocher. Simon l'inviterait chez elle. Ils passeraient la soirée ensemble. Elle serait heureuse. Qu'est-ce que William avait à lui offrir ?

Puis sa dispute avec Sasha lui monta à la tête et les larmes percèrent ses pupilles. Où était l'importance de choisir entre deux garçons quand son propre frère venait de la virer de chez elle ?

— Je sais pas où passer la nuit, avoua-t-elle en essayant de maîtriser sa voix.

— Comment ça ?

— Sasha, il... il n'est plus le même et je ne peux pas rester...

Elle s'étrangla avec ses propres mots. Puis inspira profondément. Tout allait s'arranger. Ce n'était qu'une mauvaise passe entre frère et sœur, ça leur arrivait souvent. Petits, ils pouvaient passer des jours sans se parler.

— Viens chez moi.

— Je ne peux p...

— On s'en fout des stupides règles de ton copain. Je suis ton meilleur ami Emma. C'est mon rôle d'être là quand tu as besoin de moi.

Elle essuya la larme qui venait de couler.

— Ok, souffla-t-elle. J'arrive.

Après avoir raccroché, elle enfouit les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main dans le sac, quelques paires de chaussures, sa trousse de toilettes rapidement préparée et envoya un message à Anderson pour le prévenir qu'elle changeait d'endroit. Sasha ne fut en vue nulle part dans le salon, alors elle prit une ligne droite et sortit de l'appartement sans lui avoir dit au revoir. Dans quelques jours, il se mettait à regretter. Il l'appellerait. Lui dirait qu'il était désolé. Elle connaissait son frère, il finissait toujours par la ramener avec lui.

William lui ouvrit la porte, balaya son regard sur son corps entier. Puis il lui prit son sac des mains, le posa au sol et l'enlaça. Elle enfouit le nez dans son sweat, respira profondément son odeur. C'était comme retourner chez elle. Son vrai chez elle. Dans les bras de celui qui avait été son ami depuis son plus jeune âge. Tu sais, tu es la seule qui me fait sentir comme ça, lui avait-il dit quand il avait encore quatorze ans. Assise sur son lit, elle l'avait fixé un long moment, apprécié sa mâchoire déjà saillante et ses boucles brunes, rêvant déjà de passer sa vie à ses côtés. Comment ? avait-elle demandé.

Il se détacha et déposa un lourd baiser sur son front.

Vivant.

— Tu peux rester ici pour cette nuit. Tu dormiras dans la chambre d'amis.

— Merci.

— Ça va ?

Elle força un sourire qu'elle voulut le plus sincère possible.

— J'essaie de relativiser.

— C'est bien. C'est super même. Sasha fait des conneries parfois, mais elles ne durent jamais longtemps.

— Je sais.

Il la guida jusqu'à la chambre en question même si elle la connaissait déjà. C'était son ancienne chambre, avant qu'il n'occupe celle d'Alexandre. Il y avait encore les photos accrochés aux murs. Toutes celles où Leila apparaissait avaient disparus, mais il les avait remplacé par celles où elle était avec lui.

— J'étais en train de faire un gâteau, expliqua-t-il.

— Un gâteau ? Toi ?

— Pour Alex, quand il reviendra de son concert.

Elle ne put retenir un sourire face à sa tendresse innée.

— Je ne suis pas très douée en cuisine, mais je peux t'aider si tu veux.

Il désigna le couloir du menton. Quand elle s'engagea devant lui, il lui asséna un légère fessée pour la pousser vers l'avant.

— Allez, au travail.

Elle lui répondit par un doigt.

Le cours de cuisine fut un désastre. William ne savait pas casser des œufs. Pour le premier, il avait laissé la moitié de la coquille dans le plat, et Emma passa dix bonnes minutes à les enlever. Après cela, elle lui montra comment faire, mais elle fut obligée de casser le reste face son air beaucoup trop hésitant. Il versa trop de sucre, aussi. Rattraper son erreur signifia calculer à nouveau les proportions pour les adapter au surdosage. Il la regarda taper sur la calculatrice de son téléphone avec un sourire idiot sur les lèvres.

— La prochaine fois que l'envie de faire quelque chose te saisit subitement, fais en sorte de savoir comment le faire.

— Il faut bien un début à tout.

— Vingt ans et tu ne sais pas casser un œuf. Ton début arrive très tard je trouve.

Elle se reçut une poignée de farine sur le visage. La poudre la fit tousser, puis elle leva ses yeux scandalisés sur lui. Le gamin. Irrécupérable. Il avait déjà la main plongée dans le paquet, prêt à reprendre l'attaque.

— Arrête. Tout de suite.

— Tu m'as presque insulté de retardé.

— Parce que tu l'es.

Elle n'anticipa pas son geste et se retrouva avec de la farine plein les cheveux. Elle se leva d'un bond et se jeta sur le sachet. Mais il la retint à temps, tordit son poignée de sorte qu'elle se plie devant lui. Un "aïe aïe aïe" franchit ses lèvres.

— Répète ça.

Sa seconde main plongea et cette fois-ci, elle parvint à lui la poudre dans les yeux. Il fut forcé de la lâcher et se détourna, étouffant des jurons.

— Tu es un retardé, William Restrie.

Son rire quand il la poursuivit jusque dans le salon s'éleva jusqu'au plafond. Ses possibilités de fuite n'étaient pas bien grandes. Il la piégea jusque dans un recoin, son épaule collée contre la baie vitrée. Un soleil tardif rendait sa peau plus blanche qu'elle ne l'était déjà. Il écrasa sa main pleine de farine contre sa bouche. Sa gorge s'emplit de particules fines et un moment, elle crut étouffer. Son fou rire n'aida pas. Il bloqua son bras contre sa poitrine pour l'emprisonner. Quand elle recracha la matière, il essuya ses lèvres avec une satisfation immense. Sa poitrine se calma, elle reprit des grandes bouffées d'air. Mais avant qu'elle n'ait pu se remettre totalement, il écrasa sa bouche contre la sienne.

Interdit.

Et pourtant, elle céda. Pourquoi ? Parce qu'il avait su la rendre heureuse pour quelques minutes ? Oh, non. Parce qu'ici, cachés entre ces murs, elle sut que le jeu n'existait plus. Et elle avait passé tant d'années à attendre. Tant d'années à se nourrir d'illusions, si bien que ses rêves ne lui suffisaient plus. Elle avait besoin de vivre. Au diable les règles. Au diable les limites. Il la rendait vivante, elle aussi. Et elle avait besoin de ça.

Il écarta légèrement son visage avant d'essuyer ses joues recouvertes de farine. Elle eut peur. Peur qu'il s'éloigne, peur qu'il se mette immédiatement à regretter et qu'ils s'appitoient chacun sur leur sort pour le reste de la soirée.

Mais non.

— Ça faisait des semaines que j'avais envie de faire ça.

— Tu l'as fait devant le Mur.

— Mais ce n'était pas pareil.

Non, devant le Mur, ils avaient joué la comédie. Simon avait été prévenu, il l'attendait pour poser à nouveau ses mains sur elle, marquer de manière invisible son territoire. Aujourd'hui, ils étaient plongés dans le secret. Était-ce bien ? Non. Mais vouloir tout le temps faire les choses bien était épuisant.

— Tu regrettes ? demanda-t-elle.

— Non.

Il la contempla attentivement. L'obscurité s'installait peu à peu. Ses traits se recouvrirent d'ombre. Et elle se surprit à le préférer comme ça. Moitié dans les ténèbres, moitié dans la lumière. C'était ce qu'il avait toujours été.

— J'aime Alex, expliqua-t-il. De tout mon cœur. Mais je t'aime toi aussi et c'est... différent. Tu sais, je... quand tu as bu dans cette bouteille, c'est moi qui t'ai pris dans mes bras.

Elle s'arrêta de respirer. Elle ne savait pas ça.

— Je t'ai vu t'étouffer. Mourir dans mes bras. Et j'essayais de t'appeler, je hurlais ton nom en espérant que tu ouvres les yeux et que tu te remettes à respirer, rien que pour moi. Mais tu sais ce qui m'a le plus marqué de tout ça ?

Elle secoua la tête.

— La sensation de t'avoir tuée.

— William...

— Le jour où je suis allé chez Léandre pour te crier de dégager de ma vie. Quand l'ambulance t'a emmenée, je me suis dit que si tu te remémorais ces mots, tu ne voudrais jamais te réveiller. Cette pensée m'a hanté. Alors je suis resté à ton chevet et je t'ai parlé. Je t'ai répété des millions de fois que j'étais désolé. Que j'étais juste en colère, que je ne le pensais pas. Si tu savais, je n'avais jamais été autant terrifié de ma vie.

Ses yeux se mirent à briller dangereusement. S'il pleurait, elle pleurait aussi.

— Puis tu t'es réveillée brièvement une première fois et ils ont promis que tu allais bientôt te remettre. Alors j'ai pris peur. Je n'ai pas voulu t'affronter, j'ai été un lâche. Ne me demande pas pourquoi. C'était comme un... un instinct de survie. Mais après ça, j'ai réfléchi. Et je me suis dit que c'est vraiment con de passer à côté d'une personne juste parce qu'une telle chose empêche de la voir. On est censé être libre, non ? Libre de s'exprimer, libre de bouger.

— D'aimer, murmura-t-elle.

Il colla son front contre le sien. Son souffle vint caresser sa peau.

— Je t'aime Emma. Je ne sais pas de quel genre d'amour il s'agit et j'en ai marre de définir les émotions que je ressens, mais je veux juste que tu le saches.. Au cas où il se passe quelque chose. Le jour où tu fermeras les yeux, souviens-toi que si tu décides de les rouvrir, quelqu'un sera là pour toi.

Un sanglot la secoua. Elle était si... soulagée. Comme guérie.

— Eh, non, je ne voulais pas te faire pleurer.

— Merci, étouffa-t-elle contre son épaule quand il la serra contre lui. Je t'aime aussi. Tellement fort.

Elle eut conscience d'étaller de la farine partout sur son sweat, mais elle n'en avait rien à faire. Elle le voulait juste lui. Contre elle. Tout près d'elle. Et ne jamais le lâcher, ne jamais le laisser partir.

— Bon, murmura-t-il. Il faudrait peut-être nettoyer tout ça, non ?

Ils durent abandonner le gâteau. William se promit d'acheter un gâteau chez le pâtissier le lendemain, une valeur sûre. Alexandre était censé revenir le lendemain soir et Emma n'avait aucune idée d'où aller. L'appartement de Simon était petit et elle n'osait pas s'imposer, en partie parce qu'elle savait que jamais il n'oserait refuser. Mais elle voulait le voir. Peut-être qu'elle lui raconterait ce qu'ils avaient échangé cette après-midi là, peut-être même mentionnerait-elle le baiser. Plus le temps avançait, et moins elle aimait lui cacher des choses. S'il s'énervait, il s'énerverait. Mais il reviendrait systématiquement vers elle. Et cette pensée la rassura.

Le samedi matin, il lui envoya un message demandant à la voir. Profitant de l'opportunité, elle lui demanda si elle pouvait rester dormir. Étonnamment, il ne répondit pas.

Prenant son silence comme un oui, elle prit sa voiture, prenant toujours soin de prévenir Anderson. Elle savait que ses hommes la suivaient. Et elle ne voulait pas apparaître dans la rue sans se savoir épiée. Elle voulait la protection, elle en avait besoin pour se sentir réellement libre de ses actions, sans craindre que quelqu'un ne fonce sur elle pour la tuer.

Simon l'accueillit avec une mine grave. Son baiser fut froid. Elle s'écarta, assez surprise, mais avant qu'elle ne puisse formuler un mot il la poussa vers le canapé. Lui ordonna de s'asseoir. Il déposa son sac sur le lit, revint avec une enveloppe.

— J'ai reçu ça ce matin.

Il l'avait déjà ouverte. Il n'y avait pas de nom inscrit dessus, pas d'indication. Alors elle retira le contenu. Et la première photo lui enfonça une aiguille dans le coeur.

Un cliché. Pris de dehors. Elle prisonnière dans le recoin, William devant, ses lèvres s'apprêtant à toucher les siennes. Elle regarda une autre. En plein baiser. Puis une autre. Leurs fronts collés. Ses mains se mirent à trembler compulsivement. Une autre. Dans Memphis, la main de William descendue jusque sur ses fesses. Puis des clichés qui remontaient dans le temps. William l'embrassant sur la joue. William avec un bras autour de ses épaules. William lui souriant. Une dizaine. Ou une vingtaine. Aucune idée.

— C'est quoi ce bordel ? s'entendit-elle demander.

Elle n'entendit pas sa réponse. Certains clichés remontaient de plusieurs années. Sur certaines, il y avait même Leila qui apparaissait. Toutes la visant elle. Son photographe caché dans l'ombre, surveillant chacun de ses pas, chacun de ses gestes. Choisissant les moments les plus intimes avec William. Violant sa vie privée pour les envoyer à Simon.

Ces photos étaient un avertissement.

Elle les laissa tomber sur la table, ayant l'impression d'étouffer. Son regard balaya l'appartement. Est-ce qu'il y avait quelqu'un ? Est-ce que son assassin l'observait, attendant le moment opportun pour lui ôter la vie ? Oui. Sûrement. Il savourait même sa panique de l'autre côté de la fenêtre, elle voyait son sourire, son appareil photo à la main. Je te vois.

— Ferme les rideaux, plaida-t-elle en posant une main sur son estomac.

Il obéit immédiatement, puis revint avec un visage mi colérique, mi préoccupé.

— Je... je comptais t'en parler, trouva-t-elle le courage de dire. Pour les premières photos. Ça s'est passé hier et il m'a raconté ce qu'il avait ressenti après l'accident, c'était juste... juste un baiser pour dire je t'aime mais un je t'aime différent. C'était complètement différent Simon, je t'assure...

Elle leva les yeux vers lui. Il avait les bras croisés, les lèvres abîmées par les morsures qu'il s'infligeait.

— J'ai juste peur, avoua-t-elle en croisant ses doigts autour du tissu de son tee-shirt. Il me menace. Il va me tuer.

Il ne répondit pas. Il ne bougea pas.

Un immense frisson la traversa.

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