8. Erwin

18 minutes de lecture

— Qu'est la vérité ?


Mr Korel faisait tourner son feutre véléda entre les doigts, marchant de long en large devant le tableau. Erwin jeta un coup d'oeil à son livre d'économie, cherchant d'où il sortait sa question philosophique. Visiblement, la classe entière se demandait la même chose.


— Qu'est-ce que ça a à voir avec le cours ? demanda une fille.


— Tout a à voir avec le cours. La vérité, la justice, ce sont des concepts essentiels dans l'économie. Se montrer honnête et juste, non seulement avec l'argent, mais aussi dans la vie. Alors ? Qui peut répondre à ma question ?


La vérité. Erwin aurait aimé la savoir, la vérité. Quand il avait accusé à tord Raven. Quand il avait pris la défense de Leila. Elle lui avait éclaté en plein visage, le giflant de toute ses forces. Mais voilà qu'elle s'en allait de nouveau, le narguant. Ce qu'était la vérité ? Il avait vécu sans pendant longtemps, alors il n'en avait aucune idée.


— Tout ce qui n'est pas mensonge, répondit un élève.


Des rires discrets s'éparpillèrent partout dans la salle.


— Très pertinent, mais je m'attendais à quelque chose d'un peu plus élaboré.


— On s'en fout de savoir ce que c'est, lâcha Erwin.


La quarantaine de paires d'yeux le dévisagea. Le professeur se tourna dans sa direction, curieux. Il attendait une suite. Et Erwin songea à Madden. Il se remémora toutes ces nuits récentes où il l'entendait se lever, se préparer. Elle partait, s'en allait, loin de lui, en silence. Toujours ce putain de silence qui l'étouffait. Parfois il l'entendait pleurer dans la salle de bain.


— Elle fait mal, c'est tout.


Il y eut un silence. Tout le monde eut l'air de le comprendre.


— Mal, répéta le professeur. Mais pourquoi fait-elle mal ?


— Parce que la réalité est dure à avaler.


— Mais est-ce la réalité le problème, ou la vision qu'on nous donne de la réalité ? Quand je parle de vision, je parle de ce que l'on croit nous-même, à ce que les autres nous font croire. Les illusions. Les mensonges.


"Tu sais que je suis là si tu as besoin de parler", lui avait-il dit quand ils dînaient. Elle avait planté sa fourchette dans la frite, avait continué de fixer son assiette avec une envie de la briser. Ou peut-être que c'était lui qu'elle haïssait. Il ne savait plus quoi penser. Il se perdait dans ses hypothèses, ses idées toutes plus terribles les unes que les autres. Il n'y avait pas eu besoin de mensonge pour cela. Ni d'illusion. Juste de sa chaise crissant sur le sol et de sa silhouette disparaissant dans le couloir de l'appartement.


— La vérité est un concept très compliqué. Nous avons essayé de lui trouver une définition pendant des années. Certains niaient son existence, on les appelait les sceptiques. D'autres pensaient la posséder, on les appelaient dogmatiques. Tant de noms, tant de définitions pour quelque chose qui nous frappe tous les jours. Dans des petits détails. Dans des grands drames.


Le soir, elle avait étouffé un sanglot dans son oreiller. Il n'osait plus la toucher. Elle reculait chaque fois qu'il levait la main, comme si elle avait peur qu'il la frappe. Dès qu'il lui prenait la main, elle se détachait. Il ne comprenait plus rien. Et il aurait voulu hurler. La secouer, lui dire de revenir, revenir parmi les vivants, avec lui. Où était la fière Madden Scott ? Où était passée cette fille aux épaules droites qu'il aimait tant, et pour qui il avait tant lutté pour la récupérer ?


— La vérité fait mal, seulement parce que le mensonge existe. On la cache comme si elle était toxique. On la critique parce qu'on en a peur.


"Je t'aime", lui avait-il dit. Elle avait détourné la tête.


— Mais dans tous les cas, pour autant qu'on essaie de l'éviter, elle finit toujours par revenir.


— Parfois trop tard, souffla-t-il.


Il avait cru le prononcer assez bas pour que personne ne l'entende, mais Mr Korel l'observa à nouveau.


— Qu'as-tu dit ?


Erwin jeta un coup d'œil discret au siège vide à côté de lui. Sa gorge se noua.


— Rien. Désolé.


Une demi-heure plus tard, la fin du cours sonna et Erwin se précipita à l'extérieur. Les mots du professeur tournaient en boucle dans sa tête. "Dans tous les cas, pour autant qu'on essaie de l'éviter, elle finit toujours par revenir". Oui, c'était vrai. On finissait toujours par savoir la vérité. Mais vivait-on mieux pour autant ?


Parfois, la connaissance blessait plus que l'ignorance.


Il croisa Emma dans le hall et s'arrêta à son niveau. Le contour de ses yeux étaient rouge. Elle lui fit son plus faux sourire, mais il la connaissait assez pour savoir que quelque chose n'allait pas. Plusieurs jours auparavant, elle était arrivée telle une star américaine sur les marches de Memphis. Aujourd'hui, même son accessoire favori, William, n'était pas là.


— Ça va toi ?


Ses pupilles bleues balayèrent craintivement un groupe de garçons qui parlait un peu trop fort.


— J'en sais rien, avoua-t-elle.


— Tu veux parler ?


Peut-être que s'il ne pouvait pas aider Madden, il pouvait être là pour Emma. Il se sentirait utile, pour une fois. Elle accepta et ils se rendirent dans la cafétéria. Après avoir pris les deux cafés demandés, Erwin s'installa à côté d'elle.


— J'ai vraiment peur, lâcha-t-elle. J'ai peur tous les jours.


— Pourquoi ? Tu ne risques rien ici.


— Rien ? Vraiment ?


Sa main plongea dans son sac et elle en sortit une enveloppe.


— Tiens, regarde ça.


Des photos. Des clichés volés, derrière un mur, une colonne de pierre ou à travers les vitres d'une voiture. Les dernières lui glacèrent le sang. William et elle s'embrassant. Il y avait la date dans l'angle. Trois jours auparavant.


— C'est une putain de menace. Quelqu'un me surveille. Mon nom n'a pas atterri sur le Mur par hasard, j'en suis convaincue. Et c'est Simon qui a reçu ces photos, ce qui signifie qu'il connaît l'enjeu de la situation.


— Simon ?


Il avait dû devenir fou.


— Oui. Il les a reçues le lendemain de... de mon séjour chez William.


Il n'y avait pas à dire, plus il regardait ces photos, et plus l'inquiétude serrait sa prise autour de sa gorge. D'abord le poison. Ensuite le Mur. Puis ces photos. Trois avertissements. Un genre de "tu vas mourir" à décoder.


— C'est pour ça qu'il ne te suit pas dans l'ombre aujourd'hui.


— Ah non, il est juste malade. Il s'est mis en colère, il ne m'a pas parlé pendant toute la journée mais il a été pris d'une fièvre le soir et il m'a laissé m'occuper de lui. On n'en a pas reparlé depuis, mais il m'a embrassé alors je suppose que...


— Tu l'as embrassé alors qu'il est malade ?


Un maigre sourire retroussa ses lèvres.


— Au jour d'aujourd'hui, j'ai plus de chance de finir assassinée que mourir de la grippe.


— Super l'optimisme, grommela-t-il.


Il rangea les photos et les fourra à nouveau dans l'enveloppe. Il ne voulait plus les voir. Tout cela lui semblait irréaliste, presque impossible. Quelqu'un leur faisait une blague. Un jour, un homme surgirait de nul part et dirait "c'était juste pour m'amuser".


— Tu n'as pas l'air d'aller bien toi non plus, remarqua-t-elle avec un air concerné.


— Tu devrais donner ces photos à l'inspecteur Martin. Si quelqu'un te suit, il faut qu'il le sache.


— Je sais ce que je dois faire, répond-moi.


Il passa une main dans ses cheveux, fixa un groupe d'élèves qui éclataient de rire à la table du fond, des feuilles de cours éparpillées sur les tables. Plus il plongeait dans un gouffre noir, et plus il avait l'impression que le monde ne s'en portait que mieux.


— C'est Madden. Je ne sais pas quoi faire. Je ne la comprends pas, je ne la reconnais pas. Et ça commence à m'agacer.


— Mais il se passe quoi, exactement ?


— Elle déserte la nuit. Toujours bien habillée, en robe et rouge à lèvres. Elle revient en pleurant tard le soir, dort à peine et se stresse au café. Elle vomit de plus en plus, passe des heures sous la douche. Puis elle dit que ce ne sont que des affaires familiales.


— Et tu la crois ?


— Oui. C'est le chauffeur de son père, Élodie, qui la récupère chaque soir.


Il avait surveillé les arrivées de la Lamborghini noire derrière les fins rideaux. C'était bel et  bien la voiture qu'envoyait son père pour effectuer des trajets entre Cannes et Avignon. Et la plaque d'immatriculation correspondait. Il avait cherché tout ça.


— Tu devrais demander à Louise.


— Je l'ai déjà fait. Elle s'est montrée aussi surprise que moi.


Son café devenait froid. Mais à force de sentir son odeur dans l'appartement, il n'avait même plus envie d'en boire. Il fit mollement tourner sa cuillère dans la tasse et la repoussa doucement.


— Pose lui un papier devant elle et demande-lui d'écrire.


Il secoua la tête d'un air dépité.


—:Elle ne peut rien dire. Son père doit faire pression avec quelque chose, je ne vois que ça. Et il cache des trucs, des trucs que Madden sait. Je ne vois que cette possibilité.


Il y en avait une autre. Mais il en avait peur. Trop peur. Emma garda le silence, se contentant de le dévisager. Elle aussi y avait pensé.


— Ou alors elle me trompe, murmura-t-il.


L'envie de se fourvoyer n'avait jamais été aussi forte. Le peu d'ongle qu'il avait s'enfonça dans le bois verni de la table. Envisager cette possibilité le tuait de l'intérieur. Après tout ce qu'ils avaient traversé... en arriver là serait une stupidité.


— J'aimerais t'aider, te dire quelque chose mais...


— Non, ne dis rien.


Elle se glissa sur le banc en cuir et déposa sa tête contre son épaule. Son parfum Chanel le recouvrit. Il passa un bras derrière elle et la laissa se reposer contre lui. Lui qui avait pensé qu'après les aveux sur Leila, tout redeviendrait comme avant. Quel naïf il avait été. Rien n'était comme avant, parce que le temps faisait tic tac et ne s'arrêtait pas.  Une fois qu'une partie de la roue était estropiée, tout partait de travers. Et au final, leur situation n'avait fait qu'empirer.


— Emma, si William joue avec toi, dis-le moi. Il est mon meilleur ami mais s'il faut que je l'écarte de toi, je le ferai.


— Non, dit-elle d'une petite voix. Il ne joue pas.


Il caressa avec son pouce son épaule, le regard perdu dans les carrelages blancs du sol.


— Ou peut-être que si.


Quels pathétiques ils faisaient. Tous les deux, chacun pris au piège dans leurs illusions. Aimer faisait mal. L'amour était destructeur. Emma l'avait compris depuis bien longtemps, et pourtant, elle se précipitait dans sa gueule à chaque fois. Est-ce qu'on pouvait qualifier ça de drogue ? Quelque chose qui faisait mal mais qu'on continuait de s'administrer, en espérant que la douleur s'apaise ?


— Je t'aime, j'espère que tu le sais, murmura-t-il, ses lèvres caressant sa chevelure blonde.


Il était conscient qu'il pouvait retrouver Emma morte le lendemain, avec toutes les menaces qui lui pesaient sur les épaules. Si elle devait mourir, il voulait qu'elle parte aimée. Qu'elle le sache, au moins. C'était dramatique de songer à cela, mais Erwin apprenait peu à peu à voir la réalité en face. Et la réalité, c'était que du jour au lendemain, un fou furieux était capable de lui arracher une des personnes les plus importantes de sa vie.


Elle se redressa et toucha du doigt sa joue. Ses pupilles s'étaient emplis d'un brillant inhabituel. La tristesse rendait ses yeux plus clairs. D'un bleu comme la mer, aux reflets argentés.


— Le Erwin d'autrefois aurait balancé une blague pourrie qui m'aurait fait rire, puis il aurait déclaré que la vie était belle et qu'il fallait la vivre. Il n'aurait pas dit qu'il m'aimait comme s'il était en train de faire ses adieux.


— Désolé, échappa-t-il. J'avais besoin de te le dire.


Elle enroula ses doigts autour des siens.


— C'est Madden qui a besoin d'entendre ça. Pas moi.


— Emma, j'ai juste besoin...


Sa gorge se resserra brusquement et il n'arriva plus à parler. D'un ami, aurait-t-il voulu dire. Juste besoin d'un ami, juste besoin qu'on le prenne dans ses bras et qu'on lui dise que tout allait bien se passer. Mais il n'eut pas besoin de prononcer ces mots. Elle enroula son bras autour de sa nuque et il posa le front contre son épaule. Il se fichait de savoir si d'autres élèves les observaient. Ils n'y avaient que lui et elle, deux amis qui faisaient de leur possible pour tenir debout. Il laissa ses muscles se détendre, ses paupières se fermer tandis qu'elle caressait lentement son dos. Son corps paraissait vidé. En manque. Il lui manquait quelque chose. Et la tragédie était que ce quelque chose était lentement en train de lui échapper des mains. Comment la rattraper ? Comment l'obliger à rester s'il ne parvenait même pas à la toucher ?


La vie lui avait accordé quelques jours de bonheur avant de le lui arracher à nouveau. Et il la haïssait pour cela. Il était tellement en colère, contre Madden, contre la force invisible qui l'écartait peu à peu d'elle. Cette colère sembla lui conférer l'énergie nécessaire pour se redresser. Emma lui jeta un regard inquiet, cherchant à savoir si cette brève étreinte avait été ce dont il avait eu besoin.


— Merci, dit-il simplement.


Il prit son sac et sortit. Après trois heures épuisantes de cours, il attendit Lucas à la voiture. Madden n'avait pas montré de signe de vie et ne répondait pas à ses messages. Il vérifia une nouvelle fois arrivé près du véhicule, mais aucune réponse ne s'afficha sur son écran. Elle l'avait pourtant lu.


Son frère arriva cinq minutes plus tard, offrit un baiser prolongé à Raven face auquel Erwin se détourna. Il ne supportait plus voir d'autres couple se dorloter.


— On se voit ce soir bébé.


— Vous ne rentrez pas ensemble ? demanda-t-il quand même.


Raven lui lança un sourire réconfortant.


— Non, Lucas te dépose et part directement travailler. C'est Adam qui me fait office de chauffeur.


— Si je suis un détour, dis le moi.


— Arrête de dire des conneries, réfuta Lucas.


Il avait l'impression d'être un boulet depuis qu'il avait perdu son permis. Il lui restait six mois à attendre avant de repasser son code. Sa sensation d'inutilité ne faisait que se renforcer.


Lucas ouvrit l'Audi et le rejoignit dans l'habitacle. Raven disparut entre les files de voitures.


— Tu n'as pas l'air en forme, remarqua-t-il.


Erwin ne répondit rien, se contenant d'observer le paysage défiler à travers la vitre. D'habitude, c'était lui qui faisait ces genres de remarque. Ces derniers temps, les rôles s'étaient brusquement inversés. Face à son silence, Lucas étouffa un soupir, se frotta le menton tout en s'arrêtant aux feux rouges.


— Papa et Maman veulent un dîner ce weekend, annonça-t-il.


— Je sais. J'ai reçu le message.


Il allait devoir faire semblant, prétendre que tout allait bien. Heureusement que leurs parents avaient demandé à ce qu'ils viennent sans leurs copines. Il aurait été obligé d'expliquer pourquoi Madden n'était pas avec lui.


— Écoute, lâcha soudainement Lucas, je ne sais pas ce qui s'est passé ce soir-là, quand Madden a reçu cet appel, mais je vois bien que ça vous blesse. Pas seulement elle, mais toi aussi. Et je refuse de...


— Lucas, laisse tomber.


— Pourquoi ?


Il fut surpris par sa question. Depuis quand son frère s'acharnait-il ? Il avait toujours eu ses propres démons à gérer. Pourquoi ne pouvait-il pas se détourner une nouvelle fois, le laisser en paix ?


— Parce que je te le demande.


— Mais il se passe quoi au juste ? Je ne peux pas t'aider si...


— Putain ! cria-t-il en frappant le tableau de bord. C'est quoi que tu comprends pas dans "laisse tomber" ?


Le silence devint électrique. Lucas prit une grande inspiration, se faisant violence pour ne pas répliquer tout aussi violemment. Il n'était pas Erwin. Il ne pouvait pas rester calme quand on commençait à hurler.


— Tu sais, un soir, il y a plusieurs jours de ça, j'ai essayé de coucher avec Raven. Je l'ai touchée, je l'ai embrassée, on était sous la douche, elle était prête et n'attendait que ça. Pourtant, au moment où j'allais passer à l'acte, je l'ai vu. J'ai revu Leila, d'abord dans ma tête, puis dans le reflet du miroir. J'ai voulu lui hurler de partir, lui balancer quelque chose dans la face comme j'avais l'habitude de faire. Sauf que c'était Raven que j'étais en train de viser. Après ça, je me suis traité de monstre. Je me suis détesté, j'ai même songé à partir, m'écarter le plus loin possible de Raven pour ne pas lui faire de mal. Tu sais ce que j'ai fais à la place ?


Erwin secoua mollement la tête.


— J'ai appelé Maman. J'ai parlé avec elle. C'est la chose la plus intelligente que j'ai réussi à faire jusque là.


Il s'arrêta un moment de parler pour prendre le rond-point, stoppant un instant pour laisser passer une mère avec ses trois enfants, puis il reprit :


— Parfois, tout ce dont on a besoin, c'est d'entendre ce qui paraît le plus évident. Tu n'es pas seul, Erwin. Et je sais que quand la vie nous donne une bonne baffe, on a juste envie de s'enterrer et d'ignorer tout le monde, mais ce n'est pas la bonne chose à faire. Ce dont on a besoin dans ces moments là, c'est se souvenir qu'on a été heureux, et qu'il y a une possibilité qu'on le soit à nouveau.


Il arriva enfin face à l'appartement et enclancha ses feux de détresse.


— Et c'est toi qui dit ça ?


— J'ai appris des choses, avec le temps.


Erwin resta assis sur le siège, le regard perdu sur le trottoir qui lui faisait face.


— Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?


— Elle m'a rappelé toutes les fois où elle jouait du Chopin pour moi quand je faisais des cauchemars.


— À moi elle jouait du Schubert.


— La Sérénade ?


— Ouais.


Il eut un léger sourire.


— Je l'entendais parfois dans mon lit. Je ne savais pas que c'était pour toi. Tu n'étais pas le genre à faire des cauchemars.


Erwin eut presque les larmes aux yeux en prononçant sa réponse.


— Les temps changent.


Quand il poussa la porte de l'appartement, l'odeur du café l'attaqua aussitôt. La colère que Lucas avait réussi à apaiser revint en une vague violente. Il laissa son sac joncher le sol de l'entrée et trouva Madden assise à la table de la cuisine, une tasse de café noir dans les mains. Elle regardait l'écran de son téléphone et leva à peine les yeux vers lui quand il marqua sa présence.


— C'est trop dur de répondre à mes messages ?


— Désolée, dit-elle en posant le téléphone sur la surface de la table, j'ai oublié de répondre.


Elle porta le récipient à ses lèvres, agissant comme si tout était le plus normal du monde. Il prit presque son attitude comme de l'insolence. Elle se moquait de lui. Peut-être que son hypothèse la plus terrible était vraie, peut-être qu'elle... elle le trompait.


— Pourquoi tu n'es pas venue en cours ?


— Je ne me sentais pas bien.


Elle avait bu la moitié du café en quelques secondes seulement. Ces derniers temps, elle les affilait. Les cinq par jours s'étaient transformés en dix. Parfois, il la voyait avec les mains tremblantes et la respiration rapide. Il avait peur qu'elle fasse une overdose. Qu'il rentre un soir et qu'il la retrouve étendue au sol, blanche comme un cadavre.


— Pour commencer, tu devrais peut-être arrêter de te droguer à la caféine.


— C'est quoi encore ton problème avec le café ? s'agaça-t-elle.


— Mon problème ? Tu veux que je te le dise mon problème ?


En trois pas, il parvint à lui saisir la tasse des mains pour la poser brutalement contre le bois. Elle fixa ses mains vides avec une espèce de crainte mêlée à la panique.


— Tu vas où toutes ces nuits, hein ? Tu retrouves qui, qu'est-ce que tu fais derrière mon dos ?


— Arrête avec ces questions, souffla-t-elle.


— J'ai fermé ma gueule pendant des jours ! hurla-t-il en frappant la table du plat de la main. J'en ai marre que tu me prennes pour un con ! Tu crois que je t'entends pas pleurer dans la salle de bain ? Tu crois que je ne te vois pas partir apprêtée comme si tu te rendais à un gala et revenir avec du maquillage coulé ? Tu me crois aveugle, ou idiot peut-être ?


— Je n'ai jamais dit ça.


— Ah ouais, alors quoi ? Tu vas continuer ton manège encore longtemps ?


— Ne crie pas, s'il te plaît, dit-elle en fermant brièvement ses paupières.


Il prit sur lui-même pour refouler sa colère et redressa ses épaules.


— Quand je te parle, tu t'éloignes. Quand j'essaie de te toucher, tu t'écartes. Alors il faut bien que je fasse quelque chose.


— Ce n'est pas ça, tu... tu ne comprends pas !


Ses mots agirent comme un courant électrique et elle se leva, le corps tout à coup fébrile.


— Je ne demande que ça, Mad'. Que tu m'expliques.


Et pendant un instant, il y crut. Il crut qu'elle allait se ruer dans ses bras et qu'elle allait tout lui avouer. Il crut la voir revenir, il crut voir dans l'étincelle de ses pupilles un espoir, le faible espoir qu'elle le choisisse lui par dessus tout le reste. Mais la réalité fut bien plus crue. Elle réalisa un pas un arrière. Comme si elle avait peur de l'issue qu'il lui tendait.


— Je ne peux pas.


— Tu me trompes c'est ça ? Tu vois quelqu'un d'autre ?


Il devait être sûr. Pourquoi se faire du mal quand la vérité était si évidente ? Mais elle secoua activement la tête, les yeux écartés d'horreur.


— Non. Je t'interdis de penser ça, ne pense pas ça, c'est faux, totalement faux.


— Ta réponse est un peu trop précipitée pour paraître sincère.


— Erwin ! s'exclama-t-elle, une larme roulant sur sa joue. Comment tu... comment peux-tu penser une telle chose ?


— J'en sais rien, ironisa-t-il. Analyse la situation de mon point de vue et tu verras que cette conclusion n'est pas aussi bête qu'elle n'en a l'air.


Ses doigts appuyèrent sur ses lèvres, comme si elle empêchait un sanglot de s'échapper. D'autres larmes dévalèrent sa peau blême. Elle les essuya d'un revers de la main, puis inspira profondément.


— Tu veux une preuve que je t'aime ?


Il ne répondit rien, et elle prit son silence pour un oui. Alors elle s'approcha et plaqua sa bouche contre la sienne, luttant pour entrouvrir ses lèvres. Ses doigts plongèrent dans la racine de ses cheveux. Elle s'abandonna dans ce baiser. Jeta son corps et son âme dans ses bras, un brin de désespoir la maintenant encore en vie. Il céda. Il autorisa son passage, goûta à cette saveur dont il avait été privé pendant des jours. Leur baiser fut salé. Il fut marqué par la douleur, l'angoisse et le doute, tout ce qui était capable de les détruire. Et pourtant, ils le prolongèrent. Erwin la voulait. Il voulait la serrer contre elle, ne plus jamais la laisser partir, jamais. Ils atterrirent sur le lit il ne sut comment. Ses mains se glissèrent sous ses couches de vêtements, son cœur se mit à battre plus vite. Et il se sentit renaître. L'espoir occupa chaque pore de sa peau, la vie se remit à lui sourire. Il ne l'avait pas perdue. Elle était toujours là. Se cambrant sous son corps, murmurant son nom à la manière d'une incantation. Il baisa son cou, ses joues enduites de sel. Elle continuait de pleurer, alors il lui demanda si tout allait bien. Elle hocha la tête et lui demanda de continuer.


Sous les draps, le murmure de leur peau entrant en contact lui procura des frissons de plaisir. Elle était nue contre lui, les joues rougies par l'effort et les yeux remplis de fatigue. Il ramena une mèche derrière son oreille et la contempla.


Elle semblait toujours triste.


— Dis-moi ce qu'il y a, je t'en supplie, murmura-t-il en collant son front contre le sien. Je peux t'aider. Tu peux me dévoiler tes pires secrets, ça ne changera rien à ce que je ressentirai pour toi.


— Je sais. Mais il n'est pas question de ça.


Elle s'endormit entre ses bras, les joues encore humides. Il lui avait semblé qu'elle avait pleuré toute la soirée. Même quand son plaisir avait atteint son apogée, elle avait échappé un sanglot. Il avait eu peur de lui faire mal, l'hésitation l'avait saisi, mais elle l'avait poussé à continuer. Continuer, toujours continuer. "Tu veux une preuve que je t'aime ?" Est-ce qu'elle s'était sentie obligée de le faire ? Ce doute le hantait.


Il déposa un baiser sur son front et s'endormit à son tour.


Trois heures plus tard, quand son estomac vide le réveilla, il trouva le lit vide à ses côtés.


Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cassiopée . ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0