9. Lucas

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Ce dîner allait être une catastrophe, il le sentait jusque dans les tréfonds de son estomac.


Sa mère les avait accueilli avec un verre de vin, les joues rougies d'ivresse. Lucas l'avait pris dans ses bras puis retiré discrètement le récipient de sa main. Quand sa mère commençait à boire de cette manière, c'était rarement bon signe. Soit c'était parce qu'elle venait de se disputer avec son père, soit parce qu'elle voulait éviter au maximum les événements futurs. Erwin était plus pâle que sa chemise, un détail qui n'échappa pas à son père. Il se retenait de faire une remarque, mais Lucas sentait que ça n'allait pas tarder.


Un vrai désastre se préparait.


— C'est si bon d'avoir mes fils à table, déclara sa mère dans un excès de joie.


Elle fourra le morceau de saumon dans sa bouche, retenant un sourire ému. Erwin arqua un sourcil et Lucas préféra se taire. C'était inhabituel plutôt. Surtout quand les partiels approchaient, leur père voulait toujours qu'ils restent à Cannes pour pouvoir réviser tranquillement. Celui-ci se racla légèrement la gorge avant d'avaler un peu de vin.


— Tu n'as pas l'air en forme mon chéri, remarqua sa mère en fixant avec insistance Erwin.


— Si, ça va.


Il l'avait dit avec une voix si éteinte qu'il était impossible de le croire.


— Que t'arrive-t-il ?


— Rien.


Elle toucha doucement ses lèvres, le regard en alerte. L'alcool la rendait sensible. Susceptible, même. Une fois, elle s'était mise à pleurer après avoir bu trop de champagne, lors d'une soirée importante. Son père avait dû la traîner dehors pour éviter une scène. Lucas n'avait jamais été embarrassé à cause d'elle, et il avait emmerdé ceux qui les regardaient mal, mais ce moment s'était gravé à jamais dans sa mémoire.


Erwin lui jeta un appel à l'aide silencieux. Ok, il pouvait prendre les choses en main. S'il devait s'en prendre plein la face pour l'aider, il le ferait.


— Je vais me faire tatouer.


Il eut le mérite d'attirer toute l'attention. Les yeux de son père se transformèrent en deux fentes qui hurlaient "je ne crois pas non."


— Ah oui ? cracha-t-il avec mépris.


— Oui.


Erwin se redressa sur sa chaise, à présent gêné de l'avoir incité à s'attirer les foudres. C'était ainsi que ça avait toujours fonctionné entre eux : l'un protégeait l'autre, puis le regrettait quand les choses devenaient sensibles. Mais ils continuaient.


— Tu vas perdre du temps et de l'argent pour ces bêtises ?


— Je gère mon temps, et quant à l'argent, je ne pense pas qu'il y ait un problème.


— Plus ça va, et plus j'ai envie de te couper l'entrée à ton compte, menaça-t-il, les yeux débordants d'agacement.


— Je travaille, fais-le si tu veux.


— Oh, mon fils, rigola-t-il doucement. Tu ne serais pas capable de vivre deux mois avec le pauvre salaire qu'on te donne.


— Arrête donc de le chambrer avec ça, s'opposa sa mère.


Situés l'un en face de l'autre, ses deux parents se dévisagèrent, chacun surpris par son interruption. Elle n'avait jamais contredit ses paroles auparavant. Leur père menait la barque et elle suivait. Peut-être que l'alcool arrivait à la libérer de son silence.


— Je dis la vérité.


— Il sait ce que vaut la vie, surtout la vie qu'il a dans cette famille. Et le fait qu'il travaille, qu'il veuille gagner son propre salaire alors qu'il pourrait laisser les billets tomber du ciel me rends fière.


Elle avala ses mots avec une gorgée de vin. Lucas demeura pantelant. Jamais elle n'avait pris sa défense face à son père. Jamais elle ne lui avait dit à voix haute qu'elle... qu'elle était fière de lui. Personne ne lui avait jamais dit une telle chose.


— Je n'ai jamais dit que son initiative était mauvaise, au contraire, mais qu'il gaspille son énergie dans des bêtises pareilles me semble inapproprié.


— Ne peux-tu pas le laisser vivre, bon sang !


— Et toi, ne peux-tu pas te taire ! craqua-t-il en frappant la table.


Elle sursauta, les yeux grand ouverts de surprise. Erwin ferma brièvement les yeux. Catherine Layne était bien reine du silence pour quelque chose. Si elle sortait de sa fonction, elle devenait un poids. Et son père n'avait jamais supporté les poids.


Elle ne répliqua rien. Elle vida juste son verre, un éclat dangereux agitant ses pupilles. Et ni lui ni Erwin n'avait assez de courage pour se mêler à leur dispute. Son père poussa un profond soupir et se pinça l'arrête du nez. Un bref silence survola la table, seulement interrompu par le contact de la fourchette contre l'assiette d'Erwin. Il ne mangeait pas, il jouait juste avec les champignons sautés.


— Les garçons, commença-t-il, si vous êtes ici c'est pour que nous parlions de quelque chose.


Il le savait. Depuis le début, il savait que leur présence avait une raison bien précise. Il prit une grande inspiration puis continua :


— Violette est en train de subir toutes les accusations concernant sa fille, et même si elle n'habite plus à Avignon, des messages constants arrivent chez elle. J'ai besoin que vous réfutiez les rumeurs.


Sa gorge devint sèche. Non. Il ne pouvait pas penser ça. Erwin se mit à rire, plus par désespoir qu'autre chose. Il était presque sur le point de pleurer.


— Putain, échappa-t-il. J'avais tout imaginé, mais pas ça.


— Quel est le problème ? attaqua son père.


— Ce ne sont pas des rumeurs, déclara Lucas.


Le regard de son père se mêla d'incompréhension. Il n'y croyait pas. Pour lui, tout ce qui touchait personnellement à sa famille n'existait pas. Rien ne pourrait détruire le pouvoir superficiel qu'il s'était construit.


— Je suis désolé pour Violette, reprit-il, mais c'est la vérité. Leila n'était pas celle qu'elle prétendait être.


— C'est tout à fait absurde.


— Absurde ? Vraiment ? C'est vrai qu'en fait, tu ne t'es jamais rendu compte de rien, tout ce qui comptait c'était ton précieux hôtel avec ta précieuse villa et ta précieuse réputation.


— Ne commence pas, l'avertit-il avec un regard noir.


— Ou quoi ? Tu vas encore me frapper pour me faire peur ? Pour que je me taise gentiment comme tu fais taire maman ?


— Ça suffit ! tonna-t-il, les épaules tendues.


— Non, souffla-t-il. Ça ne suffira jamais.


Son père se leva d'un bond et agrippa violemment sa nuque, l'abaissant avec une force qu'on ne lui soupçonnait pas. Une étincelle électrique souleva sa poitrine, et tout à coup, le monde s'obscurcit. La pression devint celle d'une main féminine. Ses lèvres rouges près de son oreille, ses cheveux châtain balayant son épaule.


— Tu es à moi, chuchota-t-elle.


L'horreur le paralysa. La salle à manger avait laissé place au salon de l'appartement de Cannes. Des débris de verre au sol, la télévision qui fonctionnait encore, un reportage qu'ils ne visioneraient jamais. Leila qui l'agrippait fermement au cou, s'appuyant de tout son poids pour le maintenir au-dessus de la table. Ses sanglots se mêlaient à sa colère. Elle répétait "ne la voit plus, ne lui parle plus" puis "je n'ai pas confiance en elle, est-ce que tu comprends ?" Il aurait voulu hurler. L'envoyer valser contre le mur, lui planter un couteau dans le cœur. Ferme-la. Disparais. Dégage, pars, je ne veux plus te voir. Mais son cri resta bloqué dans sa poitrine. Ses doigts s'enroulèrent autour de la première arme qui se manifesta et il lutta. Ses muscles se contractèrent. Sa vision devint noire. Puis ses chaînes se brisèrent.


La prise ne fut plus rien. Le monstre surgit de ses entrailles, déchirant les pores de sa peau. Tuer pour survivre. Ce fut l'unique pensée qui l'anima. La seule chose qui le poussa à se relever et poser la lame contre la gorge de son père. Celui-ci écarquilla les yeux et recula, les mains à présent levées en l'air.


— Lucas ! Arrête putain !


Puis la silhouette de Leila s'y mêla, son sourire mesquin, ses larmes transparentes qui coulaient continuellement le long de ses joues. Un air de défi vacillant dans ses pupilles. Tue-moi, semblaient-ils dire. Ose. Elle aimait ça, il en était certain. Et rien que pour l'affront, il eut envie de glisser le couteau sur sa chair tendre et la voir s'étouffer avec son propre sang.


Mais deux mains agrippèrent fermement ses bras et les tirèrent vers l'arrière. Un cri de rage sortit de sa gorge. Il avait été à deux doigts de tuer son cauchemar. À deux doigts.


— Lâche ça ! Lâche ce couteau !


Alors il sut ce qui venait de se passer. Le brouillard s'estompa. La vie reprit son cours, sans fantôme, sans monstre. Erwin lui arracha l'arme des mains et la balança sur la table.


— C'est quoi qui ne va pas chez toi, sérieux ?


Il observa ses mains, s'attendant à les voir enduites de sang. Mais non. Sa peau puait le propre. Il releva la tête vers son père. Celui-ci arrangeait le col de sa chemise tout en se raclant la gorge. Sa mère était restée assise. Elle n'avait fait qu'observer. Peut-être avait-elle espéré, durant une petite seconde, qu'il arrive à le tuer.


— Il faut que j'aille fumer, dit-il simplement.


L'air frais de novembre le fit frissonner. Contre la colonne blanche de la villa, il s'adossa et alluma une cigarette. Ses paupières se fermèrent et durant un instant, il ressentit la moindre émotion. Sa colère, sa soif de sang, cette émotion viscérale qui déchirait son âme. Il avait été réduit à ce monstre qu'il haïssait tant. La bête qui prenait le dessus quand un souvenir de son existence se manifestait. Il avait suffit d'une seule seconde pour que tout s'effondre.


Et ça l'inquiétait. Parce que plus le temps passait, et plus ces épisodes se répétaient. Il avait l'impression de devenir fou. Peut-être même qu'il l'était, cette constatation ne le blesserait même pas.


Alors qu'il expirait des bouffées de fumée, une voiture apparut dans l'immense allée de goudron immaculé. Les phares l'éblouirent un instant avant qu'elle ne tourne sur la droite pour se garer. C'était la Mercedes d'Alexandre. Que faisait-il ici ?


Mais ce ne fut pas le roux qui sortit du véhicule mais William. Dans un costume noir impeccable, les cheveux coiffés et le visage épuré. Lucas fut si sidéré par son arrivée qu'il en oublia la cigarette entre ses doigts. L'expression de son ami témoignait lui aussi d'une surprise désagréable.


— Salut, lança-t-il en s'avançant. Qu'est-ce que tu fais là ?


— C'est un peu chez moi non ? C'est pas à toi de poser cette question mec.


Son étonnement se mêla soudainement à de la méfiance. William agissait bizarrement ces derniers temps. Il s'absentait souvent, se disputait avec Alexandre et même avec Emma. Il pouvait disparaître des heures entières et revenir comme s'il s'était absenté quelques minutes. Et puis il parlait avec des élèves. Des employés de Memphis. Une fois, il l'avait surpris à entretenir une conversation avec le directeur de la société de mannequins de Cannes, à la sortie de l'école. Leur conversation n'avait rien eu de cordial, en vue de l'expression grave que les deux hommes avaient porté.


Et maintenant, il débarquait à l'improviste chez eux.


Avant qu'il n'ait pu se défendre, la porte d'entrée s'ouvrit sur sa mère. Elle adressa un sourire réconfortant à son fils puis désigna le vestibule pour William. Celui-ci ajusta sa veste Armani et s'engouffra à l'intérieur de la villa. Sa mère disparut derrière lui.


La cigarette tomba au sol. Lucas fixa l'entrée avec un air ahuri. Qu'avait-il manqué ?


Erwin apparut sur le palier, les traits anxieux. Une des possibilités aurait été que William soit venu pour Erwin, mais dans ce cas, il le lui aurait dit. Son frère se positionna à sa hauteur, les mains dans les poches. Il contempla la noirceur du paysage dans un silence glacial. Lucas écrasa la cigarette au sol et attendit qu'il parle. Ce qu'il fit.


— Je me souviens de ce que tu as dit dans la voiture. L'épisode dans la salle de bain, quand tu as vu Leila et que tu as failli blesser Raven. J'ai pas... j'ai pas percuté sur le moment.


Le Lucas d'autrefois aurait regretté lui avoir raconté une telle chose. Mais aujourd'hui, il savait que s'il y avait une seule personne qui pouvait le comprendre, c'était Erwin. Parce qu'ils avaient beau avoir deux personnalités différentes, ils étaient jumeaux. Ils étaient faits de la même chose.


— Tu m'avais dit que tu voyais une psy. Mais tu ne m'as pas dit si tu continuais de la voir.


Il secoua légèrement la tête.


— Je n'y vais plus.


— Pourquoi ?


— Je te l'ai dit. Ça ne sert à rien.


Erwin passa une main dans ses cheveux, échappant un soupir qui se voulait discret.


— Écoute Lucas, il faut que tu fasses quelque chose. Il y a eu la fois avec Raven, cette fois-ci avec Papa, mais je suppose qu'il y a eu d'autres fois aussi.


— Cinq.


Son fantôme le hantait. Il voulait s'en débarrasser, la tuer, l'enfoncer six pieds sous terre et la bannir de sa vie, mais comment faire si elle était déjà morte ? Erwin le dévisagea durant plusieurs secondes. Lucas n'osa pas croiser son regard. Il y avait eu un temps où il l'aurait envoyé chier, se serait enfermé derrière ses murs de béton. Mais il ne pouvait pas le pousser à s'exprimer quand lui-même le repoussait. Il voulait l'aider, et Erwin voulait faire la même chose.


— Quand elle apparaît, c'est comme si tout l'espoir, ou le bonheur de ce monde, disparaissait, raconte-t-il. La vie devient noire. Je mets un pas en Enfer, et elle est là. En cours, en premier rang, en train d'entortiller une mèche de cheveux autour de son doigt. Dans la cuisine, assise à table. Dans le lit, quand je me réveille. Puis parfois, il suffit d'un verre qui se casse. Ou d'un mauvais reflet dans le miroir. Et les pires moment ressurgissent, je les revis comme si je rembobinais le temps. Je redeviens celui que j'étais avant.


— Tu la menaçais avec un couteau ?


Sa question le fit presque rire.


— Ouais. Je la menaçais avec un couteau. Mais ne t'en fais pas, ce genre de réaction ne la surprenait pas.


Erwin détourna le visage.


— J'ai vraiment cru voir une autre personne bondir de sa chaise. Tu l'aurais tué. Tu l'aurais tué si je ne t'en avais pas empêché.


— Peut-être.


Il ne se souvenait pas avoir été possédé par un tel désir de meurtre quand elle avait encore été de ce monde. Il avait même voulu l'empêcher de sauter. Et il avait hurlé quand il l'avait vu tomber. Un hurlement qui lui avait arraché les cordes vocales. Mais aujourd'hui, c'était différent. Elle était plus présente qu'elle ne l'avait jamais été, et ça le tuait.


— J'ai vraiment envie qu'on se serre les coudes, reprit Erwin. Tous les deux, comme avant. J'en ai besoin et tu en as besoin. On a besoin l'un de l'autre.


— Alors tu vas me dire ce qui se passe avec Madden ?


Il garda le silence. Voilà, il en était sûr. Parce que lui devait tout déballer, se confier sur le moindre petit détail, mais les choses n'allaient que dans un sens. Il s'apprêtait à retourner à l'intérieur, agacé, mais Erwin ouvrit la bouche au dernier moment.


— J'ai l'impression de la perdre.


Il déglutit, fixa le néant obscur qui lui faisait face.


— J'ai l'impression de ne plus rien contrôler. J'ai peur pour Emma. J'ai peur pour Madden, peur qu'elle ne soit impliquée dans quelque chose de terrible. J'ai peur pour toi parce que je ne sais pas vraiment ce qui te tourne dans la tête. Et maintenant, j'ai aussi peur pour William.


— Pour William ?


— Hier j'ai remarqué qu'il avait les pupilles dilatées.


Lucas étouffa un juron.


— On implose, constata-t-il. Chacun à notre tour, on tombe. On a cru que la vérité allait nous souder, mais tout ce qu'elle fait c'est nous séparer. Et tout ça ne peut se terminer que d'une seule manière.


— Non. Je t'interdis de penser ça.


Erwin croisa son regard, une tristesse immense vacillant dans ses iris gris.


— Un de nous va y passer. Et tu le sais.


— Erwin, eh, relax.


Il posa les mains sur ses épaules, agrippa fermement sa prise.


— Personne ne va y passer. On va s'en sortir. Je ne sais pas vraiment ce qui arrive à Madden, mais un jour tu le découvriras et tout redeviendra comme avant.


— Ou pas. On est les mieux placés pour savoir que connaître la vérité ne résout rien.


— Ça a changé des choses.


— Pour corriger des injustices, peut-être. Mais regarde-toi, et dis-moi sincèrement que tu te sens mieux maintenant que les aveux ont été faits.


Il retira ses mains et recula d'un pas. Comme blessé.


— Au moins, Raven ne souffre plus.


— Toujours occupé à penser aux autres, hein ?


Il avait dit ça avec un léger sourire.


— Ouais. Un problème avec ça ?


-Absolument aucun. Mais pour moi, tu es "cet autre" aussi. Et pour Raven. Ne l'oublie pas.


Il jeta un coup d'œil nerveux à la porte, pressé de changer de conversation. Il n'avait pas envie d'affronter son père, pas après ce qu'il venait de se passer. Mais il crevait de savoir la raison qui liait sa mère à William. Il avait les pupilles dilatées. S'il s'approchait d'elle avec sa saloperie, il le massacrerait.


— Qu'est-ce que tu crois qu'il est en train de faire ? demanda-t-il.


— Qui ça ?


— William.


— J'en sais rien. Il faut que je demande à Alex, que je le mette au courant au moins.


— Ne parle pas à Alex de ça. Parce qu'il ne va pas accepter le fait que son copain se drogue juste sous son nez, William va péter un câble et ça va être pire.


— Alors quoi ? On le laisse faire ?


Il marqua une hésitation.


— Je vais lui parler.


Il prit soin d'éviter la salle à manger, et même le bureau par peur de rencontrer son père. Plus longtemps ils resteraient éloignés, et mieux ce serait. Il monta à l'étage, s'infiltra dans toutes les pièces, même la chambre de ses parents. Son inspection dura dix bonnes minutes et il maudit silencieusement l'immensité de la villa. Dépité, il redescendit puis aperçut de loin la porte de la salle de réception. Un endroit qu'ils ne se servaient presque jamais.


Il poussa la porte du poing. William, assis sur un fauteuil, releva brusquement la tête. Entre les faibles raies de lumières provenant de la fenêtre, les pupilles de sa mère paraissaient deux étoiles sur le point de mourir. Elle appuya sa main contre ses narines, reniflant bruyamment.


En quelques pas seulement, il agrippa le col de la chemise et plaqua son ami contre la paroi de bois. Une grimace traversa les traits de celui-ci.


— Espèce de connard ! C'est quoi ton problème ?


— Lucas, mon chéri s'il te...


— Non ! Non putain !


Un rire secoua William. Il eut envie de le frapper. Lui faire ravaler son sourire, le détruire comme il détruisait sa mère.


— Ça fait six ans Lucas, souffla-t-il avec une ironie évidente dans le regard.


— Ta gueule. Ta gueule ou je...


— Lucas, arrête.


La voix sèche de sa mère glaça ses veines.


— Tu t'approches une fois de plus d'elle, parvint-il à dire, et tu rejoins Leila en Enfer. C'est bien clair ? Ni d'elle, ni d'Emma, ni de personne. C'est ta merde et tu te la gardes.


— Moi je donne à ceux qui m'en demandent.


Le coup partit. Un poing bien serré, une force contrôlée. William tomba sur le côté. Sa main recouvrit sa pommette et il échappa tous les jurons qu'il connaissait.


— Dégage de chez moi.


La noirceur de la nuit rendait sa joue grise. Il se redressa le plus dignement possible, lui jeta un regard empli de mépris. Il ne le reconnut pas. Cet homme qu'il avait face à lui, cet homme qui venait de vendre ses saloperies blanches à sa mère n'était pas celui avec lequel il fumait sur le balcon. Ni celui qui lui donnait des idées de tatouage, ou qui rigolait avec lui à la cafétéria. Il ne le connaissait pas.


William attrapa son téléphone sur la table et disparut derrière la porte.


— Maman ?


La silhouette de sa mère s'assit sur le canapé, puis elle tapota la place à côté d'elle.


— Viens ici mon chéri.


Il aurait voulu refuser. Lui demander pourquoi. Six ans. Pendant six ans. Il ne comprenait pas pourquoi son ange gardien devenait tout à coup une ombre tirée vers ténèbres. Et il aurait voulu se fâcher. Mais il s'installa près d'elle et se laissa reposer contre sa poitrine, le cœur serré. De ses longs doigts fins, elle coiffa doucement ses cheveux.


— Il y a des choses que j'ai vu et que je n'aurais jamais dû voir, murmura-t-elle dans le silence de la villa. Tous les soirs, la même scène tourne en boucle dans ma tête. Il n'y a qu'une façon de s'en débarrasser.


— Non.


Il enfonça ses ongles dans ses genoux.


— Je suis désolée mon chéri. Mais ta mère n'est pas celle que tu pensais être.


Ses poumons devinrent si petits que tout l'air du monde ne suffit pas pour qu'il respire. L'image parfaite qu'il s'était fait d'elle s'effritait lentement.


— Qu'est-ce que tu as vu ? s'entendit-il demander, la voix vrillant légèrement.


— Du sang. Trop de sang.


Ce mot le fit se redresser instantanément. Il la dévisagea, observa ses contours noirs, ses pupilles brillantes. Elle avait toujours sa main dans ses cheveux. Son sourire semblait vouloir hurler de douleur.


— Une fois tu m'as dit que tu étais un monstre, dit-elle doucement. Mais tu ne sais pas ce qu'est un monstre.


— Maman, qu'est-ce que tu as fait ?


— J'ai voulu dire la vérité.


Le dernier mot se brisa dans sa gorge. Ses sourcils s'élevèrent pour retenir les larmes, mais une s'échappa. Et il la vit couler lentement, le long d'une peau marquée par le temps.


— Peu importe ce que l'on fait, parvint-elle à prononcer, on finit toujours par payer. Ma punition a été de vous voir souffrir. Et les monstres, eux, n'ont pas encore goûté à la douleur. Mais bientôt, ils seront punis eux aussi.


— Tu crois en Dieu ?


— Si seulement, rit-elle doucement.


Elle approcha son visage et déposa un baiser sur sa tempe. Il ferma les yeux.


— Mon petit ange, chuchota-t-elle. Tu ne sais pas ce qu'est l'Enfer.


Il ne savait peut-être pas, non.


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