13. Erwin

17 minutes de lecture

Son cri eut quelque chose de fracassant. Comme si sa voix était devenu des bouts de verre s'implantant en lui. Lucas débarqua dans la pièce, affolé par le bruit, puis il attrapa Madden par les bras avant qu'elle ne s'effondre. Ses sanglots étaient coupés par des hoquets, ses yeux observaient les photos sans les voir, sans vraiment les inspecter. Elle savait juste ce qu'elles représentaient.


La vérité.


Lucas tira une chaise et la fit asseoir. Elle voulut parler, mais Erwin se surprit à ne mˆeme pas vouloir entendre ses mots. Il ne voulait pas d'explication. Il avait pris sa dose pour ce soir. Il voulait juste dormir et espérer ne pas faire de cauchemar. Mais sa volonté la plus profonde le collait sur cette chaise, le forçait à rester. Parce qu'au fond de lui, il voulait savoir pourquoi. Il voulait savoir pourquoi elle avait aussi mal, pourquoi elle était revenue justement ce soir.


Les mots paraissaient se bloquer avec sa respiration. Lucas s'agenouilla face à elle et lui demanda de respirer. De se calmer. Erwin la regarda lutter, se demandant en même temps ce qu'il avait manqué pour la retrouver dans un état pareil. Après plusieurs minutes, elle parvint à reprendre son souffle et essuyer les plus grosses larmes sur ses joues. Des longs traits noirs maquillaient ses joues.


— J'avais l'intention de tout t'expliquer, lâcha-t-elle d'une voix brisée.


— Quand ? Dans dix ans ? répliqua-t-il d'un ton cassant.


Lucas lui jeta un regard noir avant d'attraper la main de Madden pour attirer son attention sur lui.


— C'est ton père, c'est ça ? La bourse, les actions, le besoin d'argent.


Ses yeux s'emplirent d'incompréhension, de peur. Et Erwin se sentit trahi. Lucas savait. Et il n'avait rien dit.


— Co... comment ?


— J'ai écouté une conversation que je n'aurais pas dû entendre, je suis désolé. J'avais saisi le principal sauf... ça.


Erwin fixa les photos en mˆeme temps que son frère. Il avait mentionné la bourse, les actions sans qu'il ne sache à quoi il faisait référence. Et outre tout ça, il avait la question du d'où venaient ces photos. Mais les sanglots de Madden effacèrent rapidement cette question de son esprit. Une chose à la fois.


— Ce soir-là, mon père m'a appelé, expliqua-t-elle en tentant de se maîtriser. Toutes ses actions à la bourse de New York s'étaient effondrées. Et l'argent qu'il en tirait servait pour le Flamboyant. S'il ne récupérait pas la somme, le complexe allait couler. Sauf qu'il ne voulait avertir personne, parce qu'il savait qu'on l'éjecterait de l'accord pour son erreur. Il voulait rattraper les choses seul. Alors il... il s'est dit que la seule solution pour obtenir ce qui lui manquait était de... me vendre. Assez cher pour rembourser les pertes.


Elle reprit une inspiration et continua.


— Sauf qu'il a investi cet argent dans d'autres actions, en espérant que ça lui rapporte plus sans que je ne sois obligée de continuer. Mais encore une fois, ses actions sont tombées et ça a été de pire en pire. Je... je n'ai pas eu le choix. C'était soit ça, soit je perdais l'héritage des jardins, ce pour quoi je m'étais préparée toute ma vie.


Son regard le brûla. Il osa relever la tête, il osa affronter toute la souffrance qui inondait ses grands yeux marrons.


— J'aurais pu te sortir de là si tu me l'avais dit, prononça-t-il d'une voix éteinte.


— J'étais convaincue que ça allait s'arrêter...


La dernière syllabe s'évanouit dans un hoquet de douleur. Elle recouvrit sa bouche avec sa main, comme si pleurer aussi démesurément était une honte. Mais il se remémora ses gestes de recul. Son teint pâle, son expression effacée, comme morte. Oui, voilà, morte. Et il se dit que pour s''être faite prostituée par son père, pour avoir été réduite au silence par un espoir perdu d'avance, avoir tenu le coup relevait d'un miracle. Ou d'une force immense.


— Pardonne-moi, reprit-elle. Pardonne-moi, je n'ai compris que trop tard que c'était toi que je voulais. Je me fiche de perdre les jardins, je me fiche de cet argent, je veux juste... juste toi...


Elle tendit sa main à travers la table. Au-dessus des photos. Il fixa ses doigts tremblants, ses ongles rongés jusqu'au sang. Il aurait voulu être en colère. La rejeter. Mais dans cette histoire, elle était autant victime qu'il l'était lui. Alors il la prit. Son soulagement se manifesta par un énième sanglot. Mais entre ses larmes, un sourire se dessina. Il exerça une pression sur sa main, comme un silencieux "je suis là, je ne t'abandonnerai pas".


— Mon dieu, lâcha-t-elle en étalant son maquillage humide sur sa peau. Je ne te mérite pas.


Ses derniers mots lui broyèrent le coeur. Il ne sut quoi faire, quoi penser, comment réagir. Il venait d'apprendre que tous les soirs où elle s'absentait, elle se trouvait dans le lit d'un autre homme. Et il détestait ces pensées. Il aurait tellement voulu se tromper, se dire qu'elle rejoignait juste son père pour trouver une solution.


Mais se mentir à soi-même n'était plus une option.


Quand il retira sa main, ses pupilles se percèrent de douleur. Lucas poussa un soupir audible avant de s'évanouir hors du salon.


— J'ai juste besoin de temps pour... assimiler, trouva-t-il à dire.


Il devait juste apprendre à avaler la réalité. Ne pas se bercer d'illusions et se dire que ces photos étaient réelles. Et que pendant tout ce temps, il l'avait cru chez elle, en sécurité.


— J'ai tout gâché, souffla-t-elle.


— Non, ce n'est pas ça.


— Si, bien sûr que si.


— Mad', arrˆete. Ce n'est pas à toi que j'en veux, c'est juste... la situation, j'ai besoin de temps pour avaler tout ça.


— La situation est telle qu' elle est, ta copine se prostitue pour sauver sa peau.


La manière dont elle avait lâché cette phrase le surprit. Il la dévisagea, contempla la haine qui prenait peu à peu place sur ses traits. Mais il la connaissait assez pour savoir que cette haine était réservée à elle-même. Et quand Madden haïssait, elle devenait méchante.


— Tu as fait ce qu'on te demandait de faire.


— Je n'ai aucune excuse. Tu devrais t'énerver. Me quitter. Faire quelque chose. Quelque chose merde !


Sa respiration s'accéléra subitement. Madden n'avait perdu les pédales qu'une fois dans sa vie, c'était quand elle avait perdu sa meilleure amie et son copain en même temps. Aujourd'hui, c'était pour une cause différente. Mais sa réaction restait la même. Et il eut peur que s'il agisse trop tard, elle se brise.


— Je ne vais pas m'énerver.


— Pourquoi ?


— Ce serait inutile.


Elle éclata d'un rire sans joie.


— Regarde bien ces photos. Regarde-moi me vendre et dis moi dans les yeux que tu m'aimes encore, que tu me pardonnes tous les couteaux que je viens de te planter dans le dos pendant deux mois.


Alors il la regarda dans les yeux. Ses grands yeux marrons si expressifs qui, cette nuit, étaient emplis de souffrance.


— Je t'aime.


— Non.


Elle se leva de la chaise, voulut s'éloigner, mais il l'imita et la rejoignit avant qu'elle ne lui échappe des mains. Il la saisit à ses bras, l'empêcha de partir et chercha son regard, un contact, un lien avec elle.


— Je t'aime Mad'. Je t'aimerais toujours, tu comprends ça ?


— Tu mens.


— Pendant cinq mois je me suis battu pour t'avoir de nouveau à mes côtés. Rien, absolument rien ne me séparera de toi à présent. Pas même tous ces hommes qui ont profité de ton corps, pas même ton père qui mérite de finir en prison. Madden, regarde-moi.


Il eut du mal à saisir son regard fuyant, mais finalement, elle céda. Elle paraissait sur le point de s'effondrer. Son esprit jonglait entre la haine et le cri de désespoir, penchant d'un côté et de l'autre à une vitesse démesurée.


— Je me déteste, murmura-t-elle. Je me sens si sale, si...


Elle s'étrangla avec ses propres mots.


— Tu es plus forte que tu ne le crois. Rien ne peut vraiment briser la féroce Madden Scott.


Il réussit à lui arracher un éclat d'amusement. Et en son intérieur, il eut l'impression de s'être réconcilié avec lui-même. Rien n'importait plus qu'eux. Ce monde les avait piégé, mais ils en ressortiraient plus forts. Et unis. Toujours unis. Alors il la serra contre lui, sa pépite d'or. Il la tint dans ses bras comme on tenait un trésor, il huma son odeur en songeant combien elle lui avait manqué. Pendant deux mois, il avait eu l'impression de la perdre. Ce soir, elle lui était revenue. Peut-être un peu fissurée, mais il recollerait les morceaux. Il ferait le nécessaire pour voir apparaître de nouveau un sourire sur ses lèvres.


— On trouvera une solution pour les jardins, lui promit-il tout bas. Laisse-moi gérer tout ça à présent.


Tout contre lui, il la sentit hocher la tête.


***


Le réveillon se déroulait cette année au Flamboyant. Madden, qui avait passé les trois jours chez les Layne, arriva avec Erwin dans la limousine utilisée à cet effet. Elle contemplait Raven qui était assise face à elle, ses lèvres recouvertes d'un gloss argenté et sa robe moulante à volants gris dessinant gracieusement ses formes. Lucas avait une main sur son genoux, l'autre autour d'une coupe de champagne.


— Tu es magnifique, complimenta-t-elle quand un silence prit place.


— Merci, rougit la concernée.


Madden avait passé tellement de temps à étouffer dans son silence qu'elle n'avait que peu adressé la parole aux autres membres du groupe. Son compliment sonna plus comme un pardon. Soudain, la voiture culbuta un peu et du champagne passa au dessus du bord. Lucas étouffa des jurons.


— La prochaine fois, tu sauras qu'on ne boit pas en roulant, fit remarquer Erwin avec un rictus moqueur.


— Je voulais profiter du service.


Heureusement, il n'y avait que les sièges qui avaient été touchés. Il reposa le verre avec précaution et essuya avec une serviette. Leur père leur donnerait une gifle à chacun si une tâche venait à apparaître, il avait intérêt à bien nettoyer. Dès qu'il termina, Le Flamboyant apparut dans la noirceur de la nuit, une boule de lumière rivalisant avec la lune. Un tapis rouge avait été déroulé à l'entrée et des agents de sécurité surveillaient l'entrée, le corps aussi rigide qu'une barre de fer. Lucas et Raven furent les premiers à sortir, mais au moment où Madden leur emboitait le pas, Erwin la retint d'une main et referma la porte. Il reprit sa place, ses doigts autour de sa main.


— Si ton père demande à te voir en privée, tu refuses. Ne t'éloigne pas de moi. Sous aucun prétexte.


Elle lui jeta un regard curieux.


— Il est mon père, s'il...


— Non. Mon amour, je sais quel effet ont ses mots sur toi. Il profitera de ta présence pour t'envoyer de nouveau te prostituer. Et il est hors de question que ce cauchemar se réitère.


Elle garda le silence, le regard perdu dans le vide face à elle. Alors il embrassa son épaule dénudée, une fois, deux fois, respirant à la fois le parfum qui l'embaumait. Ce soir, elle ne portait pas de robe ; seulement un pantalon fluide doré et un haut recouvrant étroitement sa poitrine, aux manches longues et bouffantes. Mais elle était tout aussi magnifique, brillante de dignité.


— Très bien, murmura-t-elle après deux minutes de silence.


Il attrapa son manteau et le posa sur ses épaules dès qu'ils furent dehors. Lucas et Raven étaient déjà rentrés. Dans le vestibule, ce fut Emma dans sa grande robe Chanel qui les accueillit, ses cheveux blonds bouclés tombent en cascade sur ses épaules.


— Joyeux Noël ! s'exclama-t-elle en se jetant dans ses bras.


Il échappa un rire en la soulevant, ayant l'impression de tenir une véritable princesse entre ses bras. Puis elle serra Madden contre elle, assez longtemps pour lui transmettre un message silencieux. Les filles étaient douées pour parler sans parler, à ce qu'il venait de découvrir.


— Emmaaaaaaa ! cria une voix dans le couloir.


Diego se précipita sur sa soeur, plongeant dans les ondulations du jupons beige.


— Maman demande où est Sasha, fit-il en les ignorant.


— Je lui ai dit que je venais avec Simon, pas avec lui.


— Oui ben pour savoir si tu sais.


— Non, je ne sais pas, fit-elle avec un brin d'agacement. L'autre garce va sûrement le mettre en retard.


Erwin masqua son sourire moqueur et entraîna Madden à travers l'immense réception du Flamboyant. Emma leur emboîta le pas, sa main dans celle de son frère cadet.


— L'autre garce, je suppose que c'est Gabrielle.


— C'est à cause d'elle que j'ai dû changer d'appartement. Mon frère est devenu totalement idiot d'amour. C'est pathétique.


— Le début d'une relation est toujours idyllique, il atterrira bien vite sur terre, la rassura-t-il.


La salle des arts était une partie réservée aux familles du Flamboyant, et aux proches amis de celles-ci. C'était là où les peintures que Voseire était parvenu à acheter s'entreposaient, jalousement protégées de la vue du public. Une toile de Monet, une étude de Turner et un portrait de Delacroix constituaient les plus distingués. Le reste provenait d'artistes oubliés pourtant talentueux, mais qui n'avaient pas eu la chance de percer. Un rappel que le talent n'avait rien à voir avec le succès. Une longue table avait donc été préparée pour la soirée avec des salles jointes pour isoler les conversations. Erwin s'attendait à ce que les patriarches se réunissent seuls comme à l'habitude, mais dès leur arrivée, Henri Scott fit son apparition. Ses cheveux noirs reluisants de gel à l'américaine, un nœud papillon autour du cou et, bien sûr, un verre de vin dans les mains, il s'avança vers eux avec un air des plus légers.


— Madden ! Je m'attendais à te voir à la maison pour...


— Je dois dire bonjour à Louise, souffla celle-ci avant de s'enfuir.


Son père demeura un instant immobile, comme choqué. Erwin lui adressa son plus beau sourire et la suivit.


L'arbre de Noël portait déjà les cadeaux en guise d'écharpe. Une quarantaine de boîtes s'entassaient les unes sur les autres, étincelantes sous les lumières clignotantes. Le long des murs, des guirlandes fines et raffinées étaient suspendues, les rideaux marrons avaient été remplacés par du velours rouge et des petites étoiles ornaient la table. L'atmosphère respirait la joie et la fˆete. Tandis que Madden parlait à sa soeur, Erwin passa l'arcade et se retrouva dans une plus petite pièce aux canapés recouverts de tissu bleu nuit. Alexandre était assis d'un côté, le regard rivé sur son téléphone et William observait le paysage par la fenêtre, un verre de Whisky dans les mains. Emma lui avait dit qu'ils s'étaient séparés. Mais il ne connaissait pas la raison, et il ne s'attendait pas à plonger dans un froid aussi peu commode.


— Joyeuses fêtes les gars.


Alexandre releva enfin la tˆete, lui adressant un sourire timide. William ne bougea pas. Il ne se tourna pas. Rien, aucune réaction. Erwin contourna le canapé pour lui taper sur l'épaule. Il prit alors une grande gorgée d'alcool, jetant au passage un coup d'œil dédaigneux à la main de son ami.


— Eh, c'est quoi le problème ?


— Fous moi la paix.


Il posa bruyamment le verre sur le meuble à ses côtés et sortit. Erwin poussa un soupir d'exaspération. Dans ce groupe, il fallait avoir quatre yeux et six oreilles pour savoir tout ce qui se passait. Il s'était centré quelques temps sur Madden et il lui semblait avoir manqué la moitié de la vie de ses amis.


— C'est inutile de parler avec lui, déclara alors Alexandre. Il est à moitié stone.


— Pourquoi tu dis ça ?


Erwin s'installa sur le canapé, à présent piqué par la curiosité et une inquiétude croissante.


— Il se drogue.


Trois mots. Ce fut suffisant. Il n'arrivait pas à le croire. Il avait eu tellement d'espoir pour lui, l'espoir que jamais il ne retoucherait à cette destruction matérielle, l'espoir qu'il s'était définitivement débarrassé des vices de son passé. Mais voilà qu'en l'espace de deux semaines, il était redevenu celui qu'il était avant. Sauf qu'à présent, aucune barrière ne l'empêchait de continuer.


— On va le sortir de là, Alex.


Mais le roux fut pris d'un rire moqueur.


— Il ne te laissera pas l'approcher. Si une overdose n'a pas réussi à le convaincre d'arrêter, ce n'est pas toi qui va le faire.


— Une overdose ?


Lucas et Raven débarquèrent, coupant la conversation.


— Pourquoi vous parlez d'overdose ? demanda celui-ci en posant une bouteille de liqueur et huit petits verres sur la table basse.


— T'es sérieux de ramener ça ?


— Il faut bien fêter Noël.


— Excellente idée ! s'exclama Emma dans son dos.


Elle écrasa ses lèvres sur sa joue et s'assit sur le canapé opposé, rapidement rejointe par Simon. Celui-ci lui adressa un bref hochement de tête en guise de salut. Et derrière Lucas, Thimothé apparut, ses yeux divaguant entre l'alcool qui lui pendait au nez et les personnes présentes.


— Je peux participer ?


— Même pas en rêve, s'opposa sa sœur, tu vires.


— Il a dix-sept ans maintenant, tu peux le laisser goûter, proposa Lucas avec malice.


— Ouais voilà, appuya le concerné.


— Tu tremperas juste tes lèvres.


Considérant avoir gagné, le jeune Rovel s'installa à côté de sa soeur, tout heureux. Erwin n'eut pas l'occasion de prolonger la conversation avec Alexandre. Il ne savait pas à quoi il faisait référence, mais son intuition ne lui disait rien qui vaille. Finalement, Madden arriva avec sa soeur et tout le monde se pressa autour de la table. Lucas dut chercher d'autres verres tandis que Raven servait les premiers. Thimothé, qui était censé tremper ses lèvres dans le verre de sa soeur, accepta avec joie celui que Lucas lui tendit. Erwin surveilla de loin, mais William ne réapparaissait pas.


— À la nouvelle année ! lança Emma.


— C'est Noël, pas le nouvel an, grimaça son frère.


— Même chose, déclara Lucas avant de boire d'un trait.


Avant qu'Emma n'ait pu l'en empêcher, Thimothé le copia. Soudain, son visage tourna au rouge. La moitié du liquide jaillit de ses lèvres. Il se pencha en avant pour ne pas se tâcher, toussant jusqu'à s'en racler la gorge.


— Tu es une très mauvaise influence Layne, siffla Emma.


— Quel gâchis, souffla Simon.


Elle lui asséna un coup de coude dans le ventre. Louise, à son tour, but le verre d'un trait mais fut en parfait état après. Madden la dévisagea d'un air suspicieux. Mais la vie festive de Louise Scott n'était plus un secret pour personne. À peine dix-huit ans et on la surnommait Lady Margaret tellement elle animait les soirées.


Quant à Alexandre, il ne toucha pas à son verre.


Alors que Thimothé se remettait de ses émotions, la conversation sauta aux cadeaux. Ils avaient vingt-ans et attendaient minuit avec impatience, tels des enfants.


— Je paris que le 90% des cadeaux d'Emma sera du Chanel, misa Lucas.


— Non arrête, fit Simon en levant les yeux au ciel, elle pourrait en faire un magasin avec tout ce qu'elle a déjà.


— Je confirme, déclara Thimothé.


Emma lui asséna une légère claque derrière la tête, se retenant de faire la même chose aux deux autres garçons.


— Team Dior, déclara Madden.


— Est-ce je suis le seul à voir Mad' comme le dorée et Emma comme...


— ...l'argenté, compléta Raven en hochant activement la tête. J'ai cette image depuis des années.


Emma arqua un sourcil.


— Mais j'ai les cheveux blonds.


— Ouais mais je sais pas, dans ta manière de t'habiller, expliqua Lucas, et le fait que Chanel soit très noir et blanc et Dior doré.


La silhouette d'Henri Scott se dessina sous l'arcade en pierre. Il sentit Madden se raidir contre lui.


— Je veux te parler, annonça celui-ci en la fixant du regard.


La conversation se réduisit au silence. Erwin, un bras passé sur ses épaules, serra faiblement son bras. Quand il verrait qu'elle ne réagissait pas, il finirait par partir. Il n'insisterait pas face aux autres.


— S'il te plaît.


— Non.


Ce fut un "non" si catégorique que sa sœur faillit s'étouffer avec sa propre salive. Des coups d'œil curieux circulaient entre tous.


— Madden, l'appela-t-il d'une voix plus dure.


— J'ai dit non. Tu as perdu le droit de m'ordonner quoi que ce soit.


Il avança d'un pas, mais Lucas se leva brusquement et lui bloqua le passage. Toute trace d'amusement s'était évanoui de ses traits.


— Elle a dit non.


Louise avait les yeux écarquillés d'incompréhension. Son regard passait de son père à sa sœur, de sa sœur à son père. Henri recula, la rage noyant ses pupilles marrons.


— Le dîner débute dans une demi-heure.


Et il repartit. Madden reprit une grande inspiration, puis attrapa le verre qu'elle n'avait pas touché et but d'un trait.


— C'est quoi ce bordel ? demanda Louise, ahurie.


— Je t'expliquerai plus tard, lui promit-elle.


Emma, au lieu de fixer Madden, le fixait lui. Elle avait du remarquer le changement dans leur relation. Et elle savait qu'on la tenait à l'écart de quelque chose. Mais Erwin voulait garder cette histoire la plus secrète possible, pour le propre bien de Madden. Comme elle lui avait si bien dit, les rumeurs naissaient là où on s'y attendait le moins.


— Où est William d'ailleurs ? lâcha-t-elle en analysant les alentours, comme s'il pouvait se cacher derrière un rideau.


— Parti, l'informa froidement Alexandre.


— Et Sasha ? questionna Thimothé.


Personne n'eut de réponse à cela. Emma attrapa son téléphone et l'appela. Il ne répondit pas. Les conversations reprirent timidement, mais cette fois-ci, elle n'y participa pas. Simon s'échauffa avec l'alcool et partit dans des délires impossibles avec Lucas. Quand il fut l'heure de se mettre à table, les deux n'arrêtaient pas, blague après blague. Charles Layne jeta à son fils un regard sévère, en vain. Emma s'assit à côté d'un siège vide. William apparut quand ils servirent les entrées, les paupières tombantes et les gestes lents. N'importe qui penserait qu'il s'agissait de la fatigue. Mais à présent, Erwin savait.


Lui qui était installé près d'Emma, il aperçut son téléphone vibrer au milieu du repas, annonçant l'arrivée d'un message, mais celle-ci, absorbée par la discussion entre son père et Elina Voseire n'y fit pas attention. Les verres de champagne s'enchainèrent et l'atmosphère fut celle d'une immense famille se retrouvant après un long temps passé séparés. Même Madden se laissa porter par l'euphorie de la fête, l'embrassant à plusieurs reprises entre deux gloussements. Deux heures plus tard, la bûche arriva enfin. Diego annonça vouloir la plus grosse part. Sa mère le gronda, mais Lucas, défintivement d'humeur à défier l'autorité parentale, lui donna un morceau de son assiette. Thimothé vérifiait l'heure toutes les cinq minutes, impatient de déballer ses cadeaux.


Tout était parfait.


Jusqu'à ce qu'un employé de l'hôtel passe les portes de la salle. Il marcha en direction de Rovel, puis lui murmura à l'oreille. Ses sourcils se froncèrent, il se leva et le suivit à l'extérieur. Sa femme, jetant un coup d'œil anxieux au siège vide de son fils, le suivit deux minutes plus tard. Et alors que dix conversations se menaient en même temps, un hurlement déchirant traversa les murs.


Emma souleva son épais jupon et se précipita à l'extérieur. Quand Diego voulut faire de même, Lucas le retint, lui disant qu'il fallait mieux attendre le retour d'un de ses parents. Il n'y eut que le silence durant un long instant. Peu osaient respirer. Ce hurlement n'avait été émis que par une seule personne. Et Adélaïde n'avait jamais échappé un cri aussi terrible.


Erwin fut traversé de frissons. On était à un quart d'heure de minuit. Un quart d'heure d'un moment de joie partagé, de sourires échangés. Il ne pouvait rien se passer cette nuit-là. C'était sacré.


Mais ce fut un espoir naïf. Emma revint. Le teint livide. Elle fit plusieurs pas vers la table, les yeux plongés droit dans le vide. Ce fut comme voir une mort vivante apparaître. On avait aspiré son âme. Il ne restait d'elle qu'une carcasse vide.


Puis on coupa les fils qui la retenaient, et son corps se désarticula. Avant que Simon n'ait pu se redresser pour la rattraper, elle s'était déjà effondrée au sol.


On n'ouvrirait pas les cadeaux ce soir.


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