17. Simon

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Il sortit la valise d'Emma du coffre en poussant un grognement sourd.


— Tu as mis quoi dedans, des pierres ?


Elle haussa simplement les épaules, se contentant de l'observer sortir leurs affaires de la voiture. Au nombre de bagages qu'elle avait pris, on aurait dit qu'elle avait vidé sa chambre. Peut-être qu'elle ne pensait pas retourner chez elle pour les vacances de février, à savoir. Il n'en savait rien en réalité. Elle ne voulait pas parler.


Léandres sortit de la villa en simple pull. Il faisait un froid à en faire trembler une flamme. Il enlaça délicatement Emma, l'accueillant chaudement. Celle-ci se laissa faire mais ne retourna pas le geste. Il lui donna à son tour une accolade. Ça lui faisait du bien de retrouver son meilleur ami. Ils avaient eu une longue discussion dans laquelle il avait parfaitement vu que Léandre avait changé. Il avait réfléchi sur ses actes, il avait regretté. Assez longtemps pour que ce soit douloureux. Quand il lui avait proposé de revenir vivre chez lui, Simon avait d'abord demandé à Emma. À sa plus grande surprise, elle avait accepté.


Le fait d'avoir supplié de se faire pardonner l'aidait peut-être à pardonner elle-même.


— Il y a quelqu'un pour toi à l'intérieur, l'informa Léandre.


Il le questionna du regard mais n'obtint aucune réponse. Son ami s'empara de plusieurs sacs pour l'aider et ils se dirigèrent tous vers l'entrée. La chaleur de l'intérieur lui fit du bien. Il vit Emma bouger douloureusement ses doigts, alors il prit ses mains et les serra dans les siennes. Son regard plongea dans le sien. Il souffla entre ses doigts, frotta sa peau.


— Merci, souffla-t-elle.


Il lui vola un baiser. Un bref sourire traversa son visage, alors il lui en vola un deuxième, le prolongeant cette fois-ci un peu plus. Ses lèvres étaient froides. Mais il comptait bien les réchauffer. Il voulait qu'elle soit à l'aise, un peu moins triste si possible. Les évènements étaient encore récents mais il espérait qu'au fur et à mesure des jours passés, elle rouvre peu à peu les yeux sur la beauté de la vie. Sur eux.


— Ben alors, on préfère sa copine à moi ?


Il fit volte-face dans un sursaut. Son frère était appuyé contre l'arcade blanche du salon, les bras croisés sur sa poitrine et un regard malicieux.


— Nom de dieu, murmura-t-il, presque choqué.


Des millions de questions fusèrent dans son esprit. Pourquoi aujourd'hui ? Pourquoi maintenant ? Pourquoi ne pas avoir prévenu, pourquoi arriver à l'improviste de cette manière ? Est-ce que Paul était au courant de sa venue ? Et ses parents ? Mais la joie le poussa à le serrer immédiatement contre lui. Mathieu échappa un petit rire et le serra à son tour, ne voulant plus le lâcher. Il lui avait manqué. Terriblement.


— T'es devenu un homme, hein, sourit son frère en le relâchant.


— Et toi un survivant.


Il secoua la tête d'un air d'exaspération et de bonheur mêlés. Puis il dériva son attention vers Emma. Il s'avança et présenta sa main. Elle la serra faiblement, les yeux emplis d'incompréhension.


— Je suis Mathieu, le frère aîné de Simon.


— Emma, se présenta-t-elle d'une voix creuse.


— Ravi de te rencontrer, Emma.


Elle rammena sa main sur son abdomen et caressa son bras. Matthieu se montra surpris d'un tel recul. Simon songea à lui expliquer, mais pas face à elle. Quand ils seraient au calme, et qu'elle serait bien installée, loin de leur conversation.


— Tu es revenu chez les parents ? lui demanda-t-il.


— Ouais. J'ai appris par Paul que tu te trouvais à Avignon, alors j'ai appelé Léandre pour savoir quand tu revenais et me voici.


— Et quand est-ce que tu repars ?


Sa mine s'assombrit.


— On... pourra reparler de ça après ?


— Ouais, bien sûr.


Il eut peur de sa réponse. Peur d'entendre une mauvaise nouvelle, ou de découvrir que son frère était un homme brisé, lui qui avait toujours été un modèle de courage et de force pendant son enfance. Il s'empara des bagages d'Emma et Mathieu lui offrit de l'aider. Ils montèrent le tout dans leur chambre, Emma sur leurs talons. Léandre était resté dans le salon pour continuer de regarder une série qu'il était en train de visionner.


— Je vous laisse vous installer, fit Mathieu après avoir déposé le dernier sac au sol. On peut prendre un verre et parler après, si tu veux.


— Super, accepta-t-il en souriant.


Il ferma la porte derrière lui quand il sortit. Emma fixa la porte comme si un démon menaçait d'en surgir.


— Tu ne m'as jamais parlé de lui, prononça-t-elle alors qu'il dépliait ses vêtements pour les ranger dans l'armoire.


— Si. J'ai dû le mentionner.


— Non.


— Je te dis que si.


— Et moi que non.


Il n'insista pas plus, se contentant d'un léger soupir.


— Pourquoi ne m'en as-tu jamais parlé ?


Il lui en avait parlé, mais certes, peu de fois. Ses mains s'affairaient à plier ses pantalons et les ranger sur les étagères.


— Je ne pensais pas qu'il reviendrait, c'est tout.


— Pourquoi ?


Il déplia ensuite ses chemises et fit semblant de s'énerver sur des plis, alors qu'en réalité, il s'énervait contre lui-même.


— Il est militaire. Soldat. Il est parti se battre au Mali il y a plusieurs mois, on s'appelait au début puis tout à coup, il a arrêté de répondre aux messages. J'ai cherché à savoir si quelque chose s'était passé mais mes parents restaient muets. Alors j'ai pensé qu'il était mort.


Il déposa les chemises sur une autres étagères.


— Laisse-moi ranger et descends parler avec lui, dit-elle tout à coup.


— Non, je peux me...


— Simon. Ce n'était pas une question.


Il se retourna et l'affronta du regard.


— Tu veux ranger toutes nos affaires pour ensuite prétendre être trop fatiguée pour dîner. Je te connais.


Son expression devint noire. Il aperçut presque de la colère dans ses iris, la colère d'avoir été démasquée quand elle faisait tant d'efforts pour cacher ses intentions destructrices.


— Très bien, si tu préfères, je ne ferai rien. Mais descends et parle avec lui, pendant qu'il est encore temps.


Il eut un pincement au cœur quand il comprit d'où lui venait cette urgence de le voir retrouver Mathieu.


— Et à l'heure du dîner tu descendras, compléta-t-il.


— Oui.


Il eut confiance en ce "oui" qui contenait tant de volonté. Elle faisait l'effort d'essayer. Et il l'admirait beaucoup pour cela. Il déposa un baiser rapide sur son front et sortit de la chambre.


Mathieu buvait un verre à la table de la cuisine. Un demi-verre de whisky qu'il avait déjà entamé. Simon s'assit face à lui et attendit qu'il parle le premier. Ce qu'il fit.


— J'ai quitté l'armée.


Il ne formula pas le "pourquoi" parce qu'il savait qu'il obtiendrait sa réponse. Mathieu posa le bord du verre à sa lèvre et fit glisser le liquide dans sa bouche. Il déglutit. Et reprit :


— J'aurais dû attendre encore deux ans pour être renvoyé.


Il marqua un autre silence, durant lequel il fit tournoyer l'alcool dans son verre.


— Je suis désolé, souffla-t-il alors. Je ne voulais pas t'inquiéter.


— M'inquiéter de quoi ?


Il s'était passé quelque chose. Il le savait. C'était si évident, à son expression abattue, à son regard tombant.


— Pendant une patrouille, commença-t-il, on a été attaqué. Une embuscade. Ils étaient trop nombreux et nous trop peu. Ils ont tiré, tiré, tiré.


Il ferma un instant les yeux, comme si les tirs résonnaient encore dans sa tête.


— Mon compagnon est tombé. Je l'ai aidé à faire un garrot puis un autre compagnon est tombé à moins d'un mètre. Ils s'écroulaient tous. Un par un. Une bombe a explosé quelque part, et puis... puis la Terre s'est transformée en Enfer. Il y avait des flammes. Des cris. J'avais du sang sur les mains, l'arme dans les bras sans que je ne sache comment l'utiliser. Je n'entendais plus rien, seulement des boum boum qui provenaient de ma poitrine.


Il avala le reste du whisky.


— Ils sont tous morts.


Simon ne bougea pas d'un millimètre. Il fut trop choqué par ses mots. Oui, c'était la guerre là-bas, il le savait mais que la guerre vienne à lui de cette manière, qu'elle se forme sur les lèvres de son frère, c'était... douloureux. C'était se rappeler que l'être humain n'était qu'un désastre.


— Un projectile a atteint ma jambe. J'ai rampé jusque sous un tank, le seul endroit où les balles ne pouvaient pas m'atteindre. J'étais persuadé que j'allais mourir. Que quelqu'un allait mettre feu au véhicule, que j'allais brûler vif, hurler jusqu'à ce que mes poumons se déchirent. Mais non. J'ai survécu.


Il prononça ses deux derniers mots comme s'il les regrettait.


— On m'a transporté à l'hôpital local. Ma jambe s'est infectée, ma fièvre est montée. Je délirais complètement, je me souviens juste des infirmières qui me giflaient pour que je reste éveillé. J'ai rouvert les yeux à l'hôpital militaire de Paris. Papa était là.


— Quand est-ce que ça s'est passé ?


— Mi-septembre.


Deux mois et demi. Pendant qu'il s'était pavané dans Memphis en se donnant l'illusion d'être un riche, son frère était en train de mourir d'une blessure de guerre.


— Pourquoi personne ne m'a rien dit ?


Un silence. Il voulait une réponse. Il se mettrait à hurler s'il ne l'avait pas.


— Parce que j'ai dit à Papa de se taire. De ne rien dire, ni à toi ni à Paul. Paul étudie sa licence et toi tu es en seconde année à Memphis, je ne voulais pas que vous ruiniez votre premier semestre pour moi.


— Tu es sérieux là ?


Il eut presque envie de rire tellement ça lui faisait mal.


— Parce que tu crois que les études sont plus importantes que la vie de mon frère ?


— Je n'allais pas mourir.


— Mais tu étais gravement blessé ! s'énerva-t-il.


Mathieu regarda calmement son verre vide.


— J'ai enterré mes compagnons et je suis resté à Paris. Chez une infirmière qui... qui s'est beaucoup occupée de moi. Elle m'a proposé de vivre avec elle le temps que ma jambe se remette complètement. Puis j'ai reçu une lettre de l'Armée française me disant que c'était terminé. Ils me faisaient parvenir leurs condoléances et me souhaitaient bonne continuation. Alors pendant quelques semaines j'ai... j'ai un peu pété les plombs. Je revivais incessamment la scène, la même. Les tirs, le sang, la bombe. La poussière qui s'infiltrait dans mes yeux et me rendait aveugle. Je n'arrivais plus à dormir, j'ai refusé de manger. Je voulais juste... mourir. Comme eux. Parce que quelque part, je trouvais ça injuste qu'il n'y ait que moi qui ai survécu. Mais Carla m'a soulevé. Elle m'a forcé à voir un psy, plusieurs même, elle a été à mes côtés à chaque instant. Elle a été ma raison de guérir.


Il avait déjà compris qui était Carla à ses yeux.


— Les médecins ont dit que c'était une réaction normale après un traumatisme, expliqua-t-il.


— Tu vas mieux ?


— Ouais. Ouais, bien sûr.


Il releva enfin le menton. Simon le croyait. Vraiment. Parce que Mathieu s'était toujours cru invincible. Peu importait qu'il s'effondre, sa chute restait digne. Et il continuait de dire qu'il s'en sortirait. Qu'il était fort, que ce n'était pas si grave. L'armée était le seul endroit où il pouvait nourrir cette soif de pouvoir. Et ce fut celle qui le lui ôta.


— Est-ce que Paul sait, maintenant ? demanda-t-il.


— Non. Pas encore.


Simon avait compris la raison qui l'avait emmené Mathieu à cacher son état. Il ne voulait pas qu'on soit à son chevet. Il détestait qu'on le plaigne. Il avait voulu guérir seul, sans leur infliger quoi que ce soit. Mais Paul était différent de lui. Il prendrait ça comme un manque de confiance.


— Et tu vas faire quoi après ?


— Vivre.


Il eut un rictus amusé face à son expression.


— Ne me regarde pas comme ça, reprit-il. Je suis sérieux. J'ai senti la mort me toucher et j'ai eu peur. Très peur. J'ai pensé être atteint d'une malédiction après avoir appris que j'étais le seul de la patrouille vivant, mais je l'ai considéré après comme un miracle.


— Vivre, répéta Simon d'un air nerveux. C'est ce qu'Emma m'a dit après avoir été sur le point de mourir, elle aussi.


— Quoi ?


— Rien. Laisse tomber. Et donc, cette Carla ?


Mais il continuait de le regarder avec une interrogation évidente. L'arrivée d'Emma le sauva. Cependant, dès l'instant où il planta ses yeux sur sa peau pâle, son cœur s'emballa. Des larmes perçaient ses pupilles bleues. Son bras tremblait. Il dévia son regard sur sa main. Des feuilles. Des photos.


Non.


Mathieu fronça les sourcils. Simon se leva de sa chaise et alla la rejoindre. Elle ne quitta pas ses yeux des siens. Il était son rocher. La pierre qui empêchait la tempête de l'emporter. Et il voulait la tenir encore fermement. La protéger.


Ses doigts effleurèrent le dos de sa main, puis glissèrent vers sa prise. Ses paupières s'ouvrirent en grand. Auparavant, elle aurait crié de panique. Aujourd'hui, elle était juste trop épuisée pour ça.


— Tout va bien, murmura-t-il en lui prenant les photos de sa main. Je suis là.


Ses lèvres s'ouvrirent pour articuler quelque chose, mais seul le silence s'échappa de sa bouche. Il glissa une main à l'arrière de son crâne et la serra contre lui. Elle était si fragile entre ses bras. Il la sentit s'agripper à sa chemise, tandis que dans son dos, il observait rapidement les clichés.


La dernière datait de ce matin.


— Je n'y arrive plus, souffla-t-elle contre son épaule. Je veux que ça s'arrête.


— Chuuut.


Son sanglot tailla son cœur en pièces. Non. Il ne fallait pas qu'elle pleure, il fallait qu'elle se tienne droite, qu'elle ne se laisse pas atteindre par ce psychopathe amateur de photographie. Si elle lui montrait sa faiblesse, il allait viser plus facilement. Elle le poussa légèrement, s'écartant.


— Il faut... il faut que je me change les idées, balbutia-t-elle.


— Emma, non, l'avertit-il.


Tom, le délégué de leur promotion, avait organisé une fête ce soir. Tout le monde le savait depuis plusieurs jours. Et elle lui en avait parlé, il avait dit non pour la simple et bonne raison qu'un lieu bourré de Vodka et de coke était la dernière chose dont elle avait besoin.


— S'il te plaît, la supplia-t-il en tendant sa main. Reste ici, tu seras plus en sécurité.


La tristesse de son regard se transforma en haine.


— Qu'il me tue s'il veut, j'en ai plus rien à faire.


Elle tourna les talons et s'en alla. Simon avala simplement sa réplique. Il ne pouvait pas faire grand chose de plus. Une main se posa sur son épaule et il sursauta. Mathieu le fixa d'un air déconcerté.


— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il en regardant les photos qu'il tenait dans la main.


— Rien, dit-il précipitamment.


Emma n'avait rien dit à la police parce qu'elle voulait les garder. Et parce qu'elle prétendait que personne ne pourrait rien faire de plus à part attendre qu'il se manifeste. Simon respectait ses choix. C'était ce qu'il faisait depuis des mois. La suivre, dans l'ombre, et la rattraper quand elle trébuchait.


— Si elle va à la fête, je dois l'accompagner, déclara-t-il.


— Tu n'as pas l'air de vouloir la laisser partir.


— Je préfère la laisser faire et veiller sur elle plutôt que de l'en empêcher et qu'elle m'échappe des mains. Dieu sait ce qui pourrait se passer dans ce cas.


Léandre apparut dans le couloir avec un paquet de chips à la main, observant le salon qu'Emma avait dû traverser d'un pas rapide. Il ne posa pas de questions parce qu'il avait déjà deviné ce qui se passait. Du moins, les grandes lignes. Simon se tourna vers son frère.


— Je suis désolé, j'aurais voulu qu'on reste un peu ensemble.


— Non, ne t'en fais pas, lui sourit-il en lui serrant affectueusement l'épaule. Je reste chez les parents pendant quinze jours, on organisera un dîner de famille d'ici là. On se reverra, petit frère.


Il l'enlaça, ne pouvant exprimer la joie de le retrouver, surtout après tout ce qui s'était passé. Parler avec lui lui avait donné de la force. Mathieu avait vécu des choses horribles et il était là, face à lui, souriant comme jamais. La vie blessait, oui. Mais on finissait toujours par la pardonner. Et si lui avait réussi à s'en sortir, pourquoi pas Emma ?


— Prends soin d'elle, dit-il en plongeant son regard dans le sien. Même si elle te repousse, reviens. Je sais ce que ça fait de se sentir brisé. Mais si tu restes à ses côtés, elle comprendra qu'un corps humain n'est pas un éclat de verre. Tout peut se réparer.


Il hocha activement la tête et le regarda partir. Il ne comptait pas abandonner Emma. Ni maintenant, ni jamais.


— On va à la fête de Tom, informa-t-il à Léandre.


Celui-ci esquissa une grimace.


— Ses fêtes sont pathétiques. J'aurais voulu...


— On n'y va pas pour s'amuser.


Comme il était déjà neuf heures du soir, ils mangèrent un morceau et montèrent à l'étage. Simon voulut ouvrir la salle de bain mais la porte était fermée. Emma devait s'y trouver. Il enfila donc un jean et un tee-shirt, prévint Tom de leur arrivée, même s'il se doutait que personne ne fasse attention à leur entrée. Les fêtes de Tom étaient toujours pleines, d'une ambiance pesante qui illustrait parfaitement ce qui circulait entre les mains. Ce n'était pas une boite de nuit, les gens ne sautaient pas sur leurs jambes avec un sourire immense sur les lèvres. Non, les gens là-bas se tenaient les uns aux autres pour ne pas se vautrer au sol.


Il crut entendre une porte s'ouvrir, alors il se rua dans le couloir. Mais quand il poussa la porte de la salle de bain, ce fut Léandre qu'il vit, en train de se recoiffer devant son miroir.


— Et Emma ?


— Quoi Emma ? Je croyais qu'elle était dans la chambre avec toi.


— Putain de merde.


Il entra dans toutes les pièces de la maison en hurlant son nom. Le bureau, la bibliothèque, les toilettes, la cuisine, la buanderie, rien, rien, rien. Il se rua à l'extérieur.


Plus de voiture.


Plusieurs jurons franchirent ses lèvres alors qu'il tentait de l'appeler. Mais évidemment, elle ne décrocha pas. Il appela Léandre pour lui dire de descendre rapidement et tous les deux utilisèrent sa Porsche bleue. C'était le seul véhicule qui leur restait.


— Quand est-ce qu'elle est partie ? s'étonna Léandre en sortant de son domaine.


— J'en sais rien, souffla-t-il.


Il se massa le front et observa le paysage nocturne. Parce qu'elle voulait fuir. Parce qu'Emma avait toujours été rongée par un plaisir d'autodestruction immense, et que ce désir devenait de plus en plus fort à mesure que le contrôle lui échappait. Il ne savait pas comment stopper ce cercle vicieux. Elle avait besoin d'un professionnel qui puisse l'aider. Il serait là, à ses côtés, mais lui tout seul, il ne pourrait pas extraire ses pensées meurtrières.


La maison de Tom, plus modeste que celle de Léandre, brillait déjà de mille feux dans son quartier. Il se garèrent dans la rue, sur ce qui semblait être une des dernières places libres. D'autres voitures arrivaient également. Ils sonnèrent à la porte puis Tom vint leur ouvrir.


— Hey, les salua-t-il.


— Salut. Emma est là ?


Il hocha la tête en jetant un coup d'œil à l'intérieur.


— Elle est rentrée il y a une demi-heure. En fait elle m'a dit que tu essaierais de la tirer de là, alors elle m'a défendue de vous laisser entrer.


— Tom, commença-t-il en sentant la panique le gagner, elle ne va pas bien. Il faut que je...


— Je sais, je sais.


Et il ouvrit la porte en grand. Simon soupira de soulagement. À l'instant où ils entrèrent, une odeur de sueur mêlée à du tabac leur parvint aux narines. Les basses vibraient, la musique cognait les murs avec violence. Des lumières violettes dansaient dans l'air, se mouvant plus rapidement que la plupart des jeunes présents. La déchéance prit forme face à lui. De la drogue. Des bouteilles d'alcool. Des langues qui caressaient des lèvres, des mains qui touchaient des cuisses dénudées. Il fallait impérativement qu'il trouve Emma.


Léandre le suivit alors qu'il se rendait dans la cuisine. Plusieurs traits blancs maculaient le plan de travail principal. Il eut peur de la savoir toucher à cette saloperie. Elle n'avait jamais essayé de se droguer, pas à ce qu'il sache en tout cas, mais il la savait désireuse d'essayer. Parce que c'était le moyen le plus facile d'oublier la raison de ses larmes. Ils retournèrent dans pièce principale. Il était impossible de distinguer quoi que ce soit. Tous les visages étaient devenus bleus, semblables. Il y avait des dizaines de têtes blondes, de la même corpulence qu'elle. Et il ne savait même pas quels vêtements elle portait.


Il s'assit sur un des canapés en cuir, dépité. Léandre l'imita. Il dit quelque chose mais la musique recouvrit sa voix. Simon ne chercha même pas à savoir ce que c'était. Ça ne l'aiderait pas à la retrouver. Il se contenta d'observer attentivement les corps mouvants pour essayer de la reconnaître. Après ce qui lui semblait un temps interminable, Léandre alla lui chercher une bière. Simon n'aimait pas la bière. Il but la canette entière.


Soudain, son ami lui enfonça un coude dans côtes, avant de désigner une silhouette vacillante. Bouteille à la main, presque vide. Un corps maigre moulé dans une robe blanche. Il sauta sur ses pieds. Il appela son nom, mais elle ne l'entendit pas. Elle porta le goulot à ses lèvres, se retint de tomber grâce à la porte vitrée. Il arriva à sa hauteur, déposa une main sur son bras, mais tout à coup, elle s'écarta d'un bond. Ses yeux s'emplirent de reproches.


Il murmura un "viens" silencieux, puisque le bruit sourd de la musique l'empêchait de parler. Il lui tendit une main, la même qu'il lui avait proposé chez Léandre. Il était là, il la récupérerait saine et sauve pour prendre soin d'elle. Mais pour une raison ou pour une autre, elle recula d'un nouveau pas.


La vérité le gifla de plein fouet.


Elle ne voulait pas être sauvée. Elle voulait juste boire et plonger plus profondément dans son esprit torturé. Elle le fixa droit dans les yeux et termina le contenu de sa bouteille. Provocation. C'était sa meilleure arme. Mais Léandre perdit patience et lui agrippa le bras.


Alors elle se mit à hurler.


Dans un lieu aussi étroit et étouffant, parler était inutile. En revanche, un cri transperçait facilement le battement irrégulier de la musique. Plusieurs têtes se retournèrent. Des sourcils se froncèrent. Léandre tira Emma vers la cuisine. Il sut que c'était pour pouvoir converser, mais ce n'était peut-être pas une bonne idée. Sortir et la tirer vers la voiture serait plus intelligent.


Elle arrêta de crier quand Léandre la lâcha. Elle se raccrocha au plan de travail et fit tomber la bouteille au sol. Le fracas du verre contre le carrelage ne lui fit aucun effet. Elle fit volte-face pour le fusiller du regard.


— Fous moi la paix, cracha-t-elle.


Il s'apprêtait à répondre, mais un groupe de mecs entrèrent à leur tour. Il se figea quand il reconnut l'un deux. William Restrie. Évidemment. La came provenait bien de quelque part. Celui-ci observa le trio, étonné. Emma aussi fut prise de court.


Cette soirée était un pur cauchemar.


— C'est quoi le problème ? demanda un des hommes en croisant son bras.


— Rien, dit-il précipitamment. Je voulais juste ramener ma copine chez moi.


Sur ces mots, il tendit sa main mais elle recula à nouveau. Allez, il avait besoin de sa collaboration sur le coup. Si elle continuait de jouer à ce jeu, c'était lui qui allait perdre. William observait silencieusement les éclats de verre au sol.


— Si elle n'en a pas envie, laisse-la, répondit le bras-croisés. Et ne faites pas une scène, on n'est pas là pour faire la police.


— Personne ne vous a obligé à vous interposer, le fusilla-t-il du regard.


— Quand quelqu'un hurle, il vaut mieux aller voir ce qui se passe, claqua-t-il avec sa langue.


Mais alors qu'ils parlaient, Emma se servait d'une autre bouteille. Ses yeux se mirent à briller anormalement. Simon essaya de la rejoindre, mais un des gars l'en empêcha.


— Elle ne veut pas, t'as pas compris ça encore ?


— Espèce de crétin, siffla-t-il, elle est capable de boire jusqu'à se tuer, alors tu vas dégager avant que...


— Emma non ! cria Léandre dans son dos.


Elle buvait la Tequila comme s'il s'agissait d'eau. Elle ne s'arrêtait pas. Le liquide baissait, baissait, son corps se convulsa mais elle continua. La panique le saisit. Il repoussa le gars avec une force dont il ne se savait pas capable d'exercer et attrapa la bouteille qu'elle avait dans les mains. Un toux la secoua, de l'alcool coula le long de son menton. Au moment où il allait l'attraper par la taille, elle le repoussa. Il voulut attraper ses poignées, mais elle se débattit et William le poussa en arrière.


— Qu'est-ce que tu lui as fait ? demanda-t-il d'une voix féroce.


— Mais rien !


— C'est... c'est lui, balbutia-t-elle en le pointant du doigt.


Plus personne ne parla. Tous s'étaient figés face à son expression d'horreur.


— C'est lui qui a tué mon frère, dit-elle en retenant un sanglot.


Il sentit son coeur se déchirer lentement. Elle ne pouvait pas lui faire ça. Non, non, pas ça. William hésita, regarda l'un, l'autre, essayant de démêler le vrai du faux.


— Emma, souffla-t-il. Je ne te veux que du bien.


— Non, fit-elle en secouant sa tête.


— Je t'aime.


Ses mots parurent la réveiller. Ses yeux s’agrandirent. Elle cligna plusieurs fois des paupières. Mais elle ne bougea pas. Peut-être qu'elle n'en avait pas la force, peut-être qu'elle ne voulait plus se battre. Elle avait voulu finir la bouteille rien que pour avoir le plaisir de vomir ses intestins. Et peu importait qu'on lui dise combien on l'aimait ; dans le désespoir, n'importe qui devenait égoïste.


William tendit sa main vers elle. Elle la dévisagea de ses yeux humides. Lui aussi avait tendu sa main, et par deux fois. Elle l'avait ignoré. Elle l'avait repoussé. Si elle prenait celle-ci, il... il ne savait pas ce qu'il ferait. Il hurlerait. De rage, sûrement. Et il tuerait William, il se jurait de le faire.


— Viens, l'encouragea-t-il. Ne l'écoute pas. C'est ton ex, tu n'as qu'à l'ignorer.


La dure réalité venait de lui asséner une gifle. William était en train de sauver leur peau. Parce qu'ils n'étaient plus censés être ensemble depuis longtemps, et que William devait être le nouveau petit-ami. Il fut assez lucide pour comprendre. Mais pas elle.


Elle ne comprit pas, elle fut perdue. Sa poitrine se souleva à un rythme beaucoup trop rapide. Son pied recula jusqu'à toucher le meuble. Le bas de son dos percuta le rebord en bois. Elle échappa un hoquet, un mélange de sanglot brisé et d'inspiration ratée.


— Je sais pas... je ne sais pas où...


— Eh, eh, tout va bien, murmura-t-il en s'approchant doucement.


Elle le laissa se faire prendre dans ses bras, pour la seule et unique raison qu'elle n'avait plus de force pour repousser qui que ce soit. Son corps maigre se colla contre le bras puissant de William. Et ses yeux bleus croisèrent les siens. Oui, Emma, songea-t-il, ce monde n'est que mensonge. Nous sommes des menteurs. Nous revêtons un rôle pour nous sauver, nous nous vendons aux autres pour espérer échapper au sort terrible de la mort. Alors dis-moi, qu'est-ce que ça fait de nous ? Des courageux ? Ou bien des lâches ?


Des survivants, semblait hurler son regard.


— Je gère, informa William aux autres. Partez.


— Mais l'autre est...


— J'ai dit, je gère.


Ils repartirent. Dans la cuisine, il ne restait plus que lui, Léandre, Emma et William. Ce dernier l'attrapa par les épaules pour s'assurer qu'elle tienne encore debout.


— Ne fais plus jamais ça.


— J'ai envie de vomir, fut tout ce qu'elle articula.


Puis elle se pencha brusquement en avant et régurgita du liquide transparent. N'importe qui aurait pu croire que c'était de l'eau.


— Ramène-la chez Lavandier, lui ordonna-t-il, et envoie-moi un message quand elle sera couchée.


— Oui, dit-il en enroulant un bras autour de sa taille.


Emma s'accrocha à lui, prise d'une nouvelle toux.


— Tu m'en dois une, Beaulait, lança William accompagné d'un air froid.


— Merci.


Il les fit passer à l'arrière. Léandre s'engagea devant, les clés de la voiture en main. Un vent glacial soufflait. La nuit épaisse recouvrait le paysage. Il serra Emma contre lui. Ce soir-là, il avait eu un bref aperçu de ce qu'un monde séparé d'elle aurait été. Un monde où leur joli mensonge serait devenu réalité.


Et il se promit, tout au fond de lui, que jamais il ne laisserait William convertir cette fausse relation en vérité.


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