18. Lucas

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— Te marier ? Mais t'as pété les plombs ?


Les mains de Lucas s'agrippèrent au volant de la voiture alors qu'il s'engageait dans la rue. Sur l'écran de son tableau de bord, le nom de "Erwin" était affiché. Il l'avait appelé pour lui dire qu'Emma était malade, puis la conversation s'était étrangement tournée vers un foutu mariage.


— Si je ne le fais pas, Madden va perdre les jardins.


— Ah ouais, donc c'est pour ça que tu obéis bien sagement à Papa hein, grimaça-t-il. Tu crois quoi, il a profité de l'occasion pour te faire faire ce qu'il voulait.


— Et puis c'est quoi le problème ? Ce n'est pas comme si notre couple était instable.


— Oh non, tu as juste vingt ans, tu étudies encore et tout l'argent que tu as provient des fonds familiaux. Les gens se marient quand ils ont une situation stable.


— Nous avons une situati...


— Situation économique.


Ni lui, ni Madden n'en avait. Encore moins Madden.


— Je dois le faire, soupira-t-il. La dernière fois, j'étais sur le point mais j'ai raté. J'aimerais l'emmener quelque part et la demander un mariage dans un bel endroit.


— Pour qu'elle accepte plus facilement ? railla-t-il.


Le clignotant s'enclencha, et ce fut le seul bruit qui occupa l'atmosphère.


— Tu fais chier, lâcha Erwin. Puisque les choses sont inchangeables, tu pourrais me donner des conseils ou appuyer ma position au lieu de la contredire. Je sais que ce mariage est en partie un intérêt, mais il ne tient qu'à moi de le convertir en romantique.


— Ok, soupira-t-il. Comme tu voudras.


— Tu sais, Papa a une bague pour toi aussi. Je suis certain qu'il l'imagine déjà au doigt de Raven.


— Raven ne mettra pas un pied dans ce monde de menteurs. Si je me marie, je m'exile avec elle.


— Tu es sérieux là ?


— Très.


Il l'entendit étouffer un rire d'exaspération.


— Tu es un Layne. peu importe dans quel pays tu vas, Papa te retrouvera et te traînera jusqu'à Avignon, par l'oreille s'il le faut.


— Qu'il essaie, sourit-il.


— Je dois raccrocher. On se rappelle ce soir.


— Ouais, ok. À ce soir.


Il raccrocha. Le silence occupa à nouveau l'habitacle. Il avança dans la rue, observant le feu au loin qui restait au vert. Il venait de rentrer du travail de chez Adam et était épuisé. La fatigue se posait sur ses trapèzes et dans son dos. Une bonne nuit de sommeil et tout serait réglé.


Alors qu'il n'était qu'à quelque mètre du passage piéton, une fille traversa. Ses cheveux châtains volèrent au vent, découvrant son visage blanc. Elle tourna la tête. Et tout à coup, il n'y eut plus assez d'air pour respirer.


Leila.


Elle s'arrêta, plongea ses yeux dans les siens alors qu'il se trouvait encore loin. Il aurait pu la reconnaître dans la foule. Un monstre ne passait jamais inaperçu. Plantée au milieu du passage piéton, elle l'attendait. Son coeur s'emballa. Il eut peur qu'elle ne s'approche trop, peur de faire face à son fantôme, peur qu'elle devienne réelle. Elle l'était déjà. Elle était là, devant lui, comment ne pas y croire ?


Son pied appuya sur l'accélérateur. Elle ne bougea pas. Il revoyait son air de défi alors qu'il refermait ses doigts autour de son cou. Tue-moi. Tue-moi si tu veux. Puis son air moqueur quand il s'écartait. Oh non, tu n'en es pas capable. Tu vois ? C'est parce que tu m'aimes.


Il voulait qu'elle parte. Qu'elle le laisse en paix. Et s'il fallait qu'elle meurt une seconde fois, il ferait en sorte que ça se produise. La voiture continua d'accélérer, le feu s'approcha dangereusement. Une mèche vola devant son nez. Ses lèvres s'entrouvrirent. Les phares de la voiture éclairèrent ses vêtements. Puis son visage changea. Les yeux bleus devinrent marrons, ses joues s'arrondirent, son regard s'emplit de terreur. Il appuya brusquement sur le frein.


La voiture glissa sur le goudron et son corps fut projeté en avant. Il cogna le volant à son torse, puis fut écrasé de nouveau contre le siège. Le capot s'était arrêté juste devant la fille. Elle le fixait comme s'il était son assassin, sa main solidement accrochée à la anse de son sac. Terrifiée. Par lui.


Puis elle se mit à courir avant qu'il n'ait le temps de sortir pour lui demander si tout allait bien. Un cri se forma dans sa gorge, et il le lâcha en frappant le cuir du volant. Encore un peu et il la tuait. Il tuait une innocente, pour la seule raison que son cerveau lui avait fait voir Leila à la place. Mais Leila était morte. Quand est-ce qu'il allait l'accepter ? Elle était morte, il l'avait vue sauter de ce maudit pont, vu son corps se jeter dans le vide et disparaître dans l'eau. Elle ne reviendrait pas. Elle n'était pas là, tout était dans sa tête.


Mais alors pourquoi paraissait-elle si réelle ?


Il attendit que le feu passe au vert et redémarra. Des larmes de rage se formèrent dans ses pupilles. Il voulait arrêter. Il devenait dangereux. D'abord dans la salle de bain, avec Raven. Ensuite avec son père. Erwin avait raison. Sans intervention de sa part, il l'aurait tué. Puis maintenant. Sans compter toutes les fois où il l'avait aperçue, dans la rue ou chez lui et où il avait pensé au meilleur moyen de la tuer. Plus il voulait se débarrasser d'elle, et plus elle apparaissait.


Son fantôme le hantait. Mais ce n'était pas la magie qui allait la faire disparaître.


Il prit le chemin de Mme Roliterger. Quelque chose coula de son nez. Il passa un doigt par dessus. Du sang. Des images l'aveuglèrent, des gouttes rouges coulant le long de sa clavicule, les éclats de bouteille au sol. Aime-moi. Aime-moi. Il avait beau respirer, ses poumons ne se remplissaient pas. Sa tête commençait à lui tourner. Il aperçut la maison de Roliterger, tenta de chasser ses démons pour encore quelques secondes. Puis il se gara au hasard, retira le contact et essuya le dessus de ses lèvres. Son pantalon se vit marquer d'une trace rouge. Puis d'une seconde. Ses mains se mirent à trembler violemment. Il ferma les yeux et appuya son front contre le volant. Son cri, c'était comme si elle criait encore à ses oreilles. Ses yeux emplies de larmes et son sourire. Ses ongles qui s'enfonçaient dans sa peau. Il ne pourrait pas fuir. Il aurait beau se débattre, hurler à l'aide, ça ne changerait rien. Elle le frapperait jusqu'à le tuer. Elle n'hésiterait pas, pas elle.


Quelque chose cogna la vitre, mais il n'arriva pas à distinguer ce que c'était. Il s'enfonçait dans son cauchemar. Il la voyait. Partout. Il entendait. Tout. Jamais, jamais il ne parviendrait à se sortir de là. On toqua de nouveau à la vitre. Il ne put savoir de quoi il s'agissait, mais activa la poignée. Sa main portait des traces de sang. Comme lorsqu'il avait porté une main derrière sa tête. Il avait fixé ses doigts et pensé "je vais mourir".


Peut-être qu'une partie de lui était mort, cette nuit-là.


La portière s'ouvrit et une voix lui parvint.


— Lucas, ça va aller, je suis là. Est-ce que tu veux aller à l'hôpital ?


Il secoua la tête en cherchant à nettoyer le sang qui coulait sans arrêt sur ses lèvres. Il avait le goût du fer sur sa langue. Et il ne connaissait que trop bien la saveur. Mme Roliterger glissa un bras sous son aisselle et l'aida à se lever. Un vertige le fit perdre pied. Il se rattrapa à la carrosserie de la voiture et laissa une trace de sang sur la peinture. Avait-il tué quelqu'un ? Et la fille ? S'il l'avait percutée ? Pourquoi avait-il ça sur les mains dans ce cas ? L'horreur bloqua sa respiration. De l'autre côté de la voiture, elle se tenait droite, son demi-sourire sur les lèvres et ses cheveux châtains coincés derrière ses oreilles. Son visage prit des allures de monstre. Il recula. Il n'existait plus rien d'autre autour de lui, que du flou, du néant. Elle allait le tuer. Elle avait raté son coup, mais cette fois-ci, elle réussirait.


Une main se glissa dans la sienne. Une autre contre sa joue. Son visage se tourna vers celui de Mme Roliterger.


— Respire, prononça-t-elle calmement.


Il regarda autour de lui. Comment avait-il atterri dans son salon, il n'en avait aucune idée. Et il prit peur. Le contrôle lui glissait des doigts, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Elle prit ses mains et les essuya avec un tissu humide. Des mains maculées de sang. Parce qu'elle était morte. Parce qu'il n'avait pas su la rattraper, parce qu'au fond, c'était lui qui l'avait tuée.


Alors elle voulait le lui faire payer.


— Au fur et à mesure que le temps passe, parla sa psychologue, ton esprit la rend plus monstrueuse. Il fait ressurgir les images les plus douloureuses, les sensations les plus terribles que tu as connu avec elle en te faisant oublier les bons moments. Souviens-toi, Lucas. Mais souviens-toi de tout.


— Je ne veux pas me souvenir, murmura-t-il.


— Il le faut.


Elle redressa son menton et passa le tissu au dessus de ses lèvres, puis autour de son nez.


— Tu m'avais dit qu'à un moment, tu étais intéressé par elle. C'était qu'elle te plaisait, non ?


Cette époque là avait été effacée. Il ne se souvenait plus de ses premiers rendez-vous avec elle. Ni des discussions qu'ils avaient eu. Avait-il vraiment été attiré par son sourire ? Avait-il un jour pensé qu'il serait capable de l'aimer ?


— Je ne sais pas.


— Si tu sais, il faut juste que tu te souviennes.


Elle s'assit à côté de lui sur le canapé en délaissant le tissu. Ses doigts serrèrent doucement sa main, comme pour lui assurer qu'elle était là s'il avait besoin d'elle.


— Ferme les yeux, lui ordonna-t-elle.


Il ferma ses yeux.


— Imagine-la avant la nomination du Mur. Quand vous étiez encore amis. Qu'aviez-vous l'habitude de faire ensemble ?


— Elle me raccompagnait moi et Erwin jusqu'à notre maison.


Son eastpack sur le dos, ses cheveux tressés sur son épaule. Ses pommettes qui se creusaient et son rire qui faisait écho dans la rue. Il faisait froid, c'était novembre. Du vent soufflait et balayait ses mèches châtains en arrière. Il l'avait regardée un peu trop longtemps. Elle avait tourné la tête, avait surpris son regard. Il l'avait trouvée belle sur le moment. Pure. Mais soudain, l'atmosphère devint plus pesante et son visage changea. La cruauté déforma ses traits. Un cri. Des pleurs. Elle le frappait, frappait, frappait. Il voulait sortir de cette vision, sortir de ce cauchemar. Il voulait qu'elle sorte de sa tête. Sors sors sors sors sors. Il lâcha la main de Mme Roliterger et enfouit son visage dans ses paumes. Il n'arrivait plus à respirer. Il ne voyait qu'elle. Son air de défi luisant dans ses pupilles. Son apparition sur le passage piéton. Il devenait un monstre quand il la voyait. Il voulait la tuer. Lui faire payer sa souffrance, lui arracher ses vêtements, la violer comme elle l'avait fait et la l'empêcher de vivre en paix. La haine dans son cœur se transforma en boule de pierre. Et ça lui fit mal. Terriblement mal.


Il voulait se venger, il voulait la blesser. Mais il ne pouvait pas parce qu'elle était morte. Elle lui avait ôté cette possibilité. Elle l'avait fait exprès. Leila était le diable venu lui rendre visite sur terre, elle continuerait de lui pourrir la vie jusqu'à la fin. Il ne pourrait plus jamais toucher Raven par sa faute, et peut-être qu'il finirait par tuer quelqu'un par sa faute.


— Lucas, l'appela une voix. Regarde-moi.


— Non, étouffa-t-il.


— Tu es en train de la transformer.


— Elle était comme ça ! s'exclama-t-il en redressant enfin sa tête. Elle voulait faire du mal, elle était rongée par la jalousie et la colère !


— Elle t'aimait, dit-elle doucement. Et le fait que tu ne l'aimes pas en retour l'a rendue malade.


— Elle a toujours été comme ça, lâcha-t-il d'une voix brisée.


— Vraiment ?


Manipulatrice. Cruelle. Il se remémora ses années au lycée. Elle et Emma qui éclataient de rire, leurs blagues pendant les cours, sa joie de vivre resplendissante. Même en colère, elle ne frappait pas. Et si c'était lui qui l'avait rendue mauvaise ?


— Que serait-elle devenue si elle n'était pas tombée amoureuse de toi, tu crois ?


Il n'en savait rien. Il ne voulait pas répondre à cette question. Son regard se posa sur ses mains encore à moitié maculées de sang. Elle avait commencé à lui jeter des objets au visage quand il avait commencé à l'ignorer. C'était une manière de marquer sa présence. Faire en sorte qu'il la prenne en compte. Et ça avait marché. Alors elle avait continué. Des doigts fins se posèrent sur son poignet. Des ongles vernis de marron. Il fronça les sourcils, tournant à nouveau son menton sur le côté.


Ses yeux s'étaient vidés de toute colère. Le coin de ses lèvres se soulevaient dans un sourire timide. La peur le saisit brusquement face à ce visage qu'il haïssait tant. Mais quelque chose l'empêcha de reculer. Une arrière-pensée qui prenait peu à peu place dans son esprit. Une voix qui lui soufflait "elle ne te fera rien, à présent".


— Leila, murmura-t-il.


— Souviens-toi, répondit-elle d'une voix douce. De nous.


— Il n'y jamais eu de nous.


Ses pupilles se mirent à briller.


— Je sais.


Sa prise se referma sur son poignet. Mais d'une manière réconfortante. Elle continua de lui sourire. Sa peau était blanche. Ses lèvres rouges. Des bleus commencèrent à surgir de son cou. Puis de sa joue. Des entailles à ses lèvres, dans le coin de son œil. Des traces rouges sur ses joues. Tout les coups qu'il lui avait asséné ressurgissaient.


— Nous n'étions que des gamins qui ne savaient pas ce qu'était le bien ou le mal, prononça-t-elle.


Non, ils ne savaient pas. Ils ne savaient rien encore, rien de ce qui les attendaient, rien de tout ce qui leur restaient à endurer. Le bien et le mal, c'étaient deux concepts sortis des contes de fées. Ils n'avaient pas su faire le parallèle avec la réalité.


— Je suis désolé, dit-il simplement.


Il vit une larme couler sur sa joue. Son sourire figé dans le temps, froid. Ses blessures la grignotaient au fur et à mesure et sa peau se détachait peu à peu pour s'envoler.


— Ce n'est rien. Je t'ai déjà pardonné.


Et alors qu'elle s'évaporait dans l'air, il sut qu'au fond, tout ce qu'il avait eu besoin de faire, c'était de se pardonner à lui-même. Ses doigts disparurent de son poignet. Sa silhouette ne devint qu'un souvenir.


— Lucas ?


Il cligna des yeux pour se retrouver face à Mme Roliterger. Elle le dévisageait avec inquiétude.


— Est-ce que ça va ?


— Je... je crois, oui.


Il balaya la pièce du regard. Elle n'était plus là. Et il ne sentait plus ce poids dans sa poitrine, cette pression qui l'empêchait de respirer. Il n'avait aucune idée de ce qui venait de se passer, même s'il se doutait avoir tout imaginé. Mais si Leila avait vraiment été un fantôme, elle avait finalement décidé de partir. Peut-être ne s'était-elle attardée sur terre que pour l'entendre formuler des excuses.


— Tu veux parler ?


Il la fixa à nouveau.


— Je vais rejoindre Raven, dit-il simplement.


— Très bien. Mais je veux que tu passes me voir d'ici la fin de la semaine. N'ignore pas mes appels cette fois-ci.


Il se leva du canapé.


— Je prendrai les appels, promis. Merci pour la prise en charge.


— C'est mon travail.


Il sortit de la maison et rentra dans sa voiture. Des traces de sang maculaient le cuir à plusieurs endroits. Il songea à les nettoyer plus tard puis prit la route. Aucune pensée sur ce qu'il venait de vivre ne lui traversa l'esprit. Il voulait juste repartir de zéro. Tourner la page. Elle était partie, après tout. Il n'avait plus rien à craindre.


Il arriva chez lui dix minutes plus tard et rentra dans l'appartement. Raven battait des oeufs dans la cuisine, se mouvant doucement au son d'une chanson des années cinquante. Il resta dans l'encadrement de la porte avec sa veste en cuir encore posée sur les épaules. Et il eut l'impression d'avoir raté une étape. Il ne comprenait pas comment il avait pu passer à côté d'une telle beauté, comment il n'avait pas su y goûter, ne serait-ce qu'un peu. Ce fut un regret qui lui fit l'effet d'une morsure. Combien de temps passait-on les yeux fermés quand le passé nous courait après ?


Elle dut se sentir observée, car elle se retourna.


— Oh, tu es là, lui sourit-elle. Je t'attendais plus tôt.


— Je suis là.


Elle versa le verre de farine et remua à nouveau. Il s'approcha et posa ses mains sur ses hanches. Son fouet arrêta un instant de tourner. Puis elle reprit le mouvement. Il souleva son tee-shirt et effleura sa peau. Elle était douce. Il voulut la toucher. Son corps entier. La goûter, passer sa langue sur son parfum et s'imprégner de son odeur. Parce qu'il l'aimait. Et qu'il se sentait enfin capable de le lui prouver.


Elle expira bruyamment. Son bras se suspendit au-dessus du vide, le fouet immobilisé dans la pâte. Elle ne reprit pas le mouvement. Il s'en réjouit. Son regard croisa le sien. Elle le dévisagea avec envie. Mais quand il plongea sa main dans le bas de son dos, elle l'arrêta brusquement.


— Si ça ne mène à rien, je ne préfère pas commencer.


— Fais-moi confiance.


Il saisit délicatement son menton et l'embrassa. Avec force. Avec passion. Et surtout, sans aucune peur. Il eut l'impression de la goûter pour la première fois. Il enroula son bras autour de sa taille pour la serrer plus étroitement contre lui. Il voulut fusionner. Ne faire qu'un avec elle. C'est pourquoi il prit sa main et la tira hors de la cuisine. Ils oublièrent la pâte à gâteau qui attendrait tristement d'être remuée, ils oublièrent le dîner qui attendait sur la table. Rien n'avait plus trop d'importance à présent. Arrivés dans la chambre, il passa son tee-shirt au-dessus de sa tête et dégraffa son soutien-gorge. Elle dévorait ses lèvres, animée par une fougue nouvelle. Elle lui faisait totalement confiance. Comme il lui avait ordonné de faire.


Il l'allongea sur le lit et la contempla avec des yeux avides. Et tout ce qu'elle trouva à faire fut de lui sourire.


Parce que quelque part, elle savait. Les choses avaient changé.


Ce soir-là, il retrouva la partie de lui-même qu'il avait délaissé. Celle qui respirait les émotions comme s'il s'agissait d'une drogue. Ils passèrent la nuit à se redécouvrir. À caresser la peau de l'autre, à offrir son corps et se courber de plaisir. Plus aucune barrière ne se dressait entre eux. Plus personne ne les empêcherait de profiter l'un de l'autre. Une nouvelle confiance se tissa dans ce contact intime. Il ne sut vraiment de quoi il s'agissait, mais il la sentit au plus profond de lui. Et il eut l'espoir qu'elle aussi la percevait.


C'était samedi quand ils se réveillèrent. Les rayons du soleil éclairaient la peau nue de Raven. Elle dormait contre son torse. Il écarta la frange de son front pour déposer un baiser sur sa peau.


— Je veux aller au cimetière aujourd'hui.


Ses mots eurent le mérite de la réveiller. Elle se redressa brusquement, ses yeux écartés.


— Pourquoi faire ?


— Je veux y aller, c'est tout.


— Qu'est-ce qui s'est passé hier, avant que tu rentres ?


Il se redressa lui aussi et posa une main sur sa cuisse. Son pouce caressa tendrement sa peau.


— Je suis allé voir Mme Roliterger. Et elle m'a éclairée. Sur beaucoup de points.


— Tu veux me raconter ou pas ?


— Ça n'a plus d'importance.


Avant qu'elle ne puisse le contredire, il la fit taire d'un baiser. Son gémissement remplaça ses mots. Elle avait les joues rougies quand elle s'écarta. Il la trouva si belle, et encore, c'était un euphémisme. Il eut l'impression de tomber amoureux pour la deuxième fois.


— On prend le petit-déjeuner et on y va, si c'est ce que tu veux.


C'est ce qu'ils firent. Dans la voiture, il alluma une cigarette et fuma en conduisant. Il n'était pas angoissé, c'était juste pour s'assurer que ses anciennes habitudes n'avaient pas disparu. Il voulait vraiment se rendre sur sa tombe. Ce serait sûrement pour la dernière fois, d'ailleurs.


Il s'arrêta au fleuriste avant. Le bouquet de tulipes atterrit sur les genoux de Raven qu'elle tint jusqu'à leur arrivée au cimetière. Un grand soleil réchauffait la température glacée de janvier. Les gravillons blancs reluisaient. Ils cheminèrent entre les tombes jusqu'à arriver face à l'intéressée. Une photo d'elle était accrochée sur le marbre. Une photo individuelle prise le jour des photos de classe au lycée. L'innocence occupait encore son regard.


Raven posa le bouquet sur la pierre garnie de fleurs séchées. Plus personne ne s'y rendait. Peut-être qu'Emma y avait fait un tour un jour, la seule qui ait su vraiment la pardonner. Les autres préféraient balayer son prénom d'un mouvement ample de la main. L'oublier. C'était sûrement le mieux à faire.


Raven se colla contre lui et posa une main sur son épaule. Il l'entoura d'un bras, rassurée de la savoir avec lui face au souvenir frais de son ancien démon. Leila Revigne, était-il écrit. Il n'avait jamais su pourquoi, mais observer des lettres gravées sur une tombe était si dramatique. Comme s'il était nécessaire d'inscrire son nom sur de la pierre pour se rappeler qu'elle avait existé.


— Elle ne méritait pas que tu gâches ta vie pour elle, souffla Raven contre lui.


— C'est peut-être moi qui ai gâché la sienne.


Elle ne répondit pas. Et ils n'ajoutèrent rien à ces deux répliques. Parce qu'il n'y avait rien à ajouter. Ils ne sauraient pas ce qui se serait passé si Leila et lui ne s'étaient pas rencontrés. Personne ne prédisait le futur, mais personne ne réinventait le passé non plus. Ça s'était passé ainsi et le mieux était d'accepter. Ne pas oublier, car l'expérience était ce qui construisait une personne, mais juste... passer à autre chose.


Il repartit sans regarder en arrière, sa main lovée dans celle de Raven. Les fleurs qu'ils avaient déposé finiraient par mourir. Mais elles seront la preuve qu'ils étaient venus la voir une dernière fois. L'adieu qu'ils n'avaient pas pu se dire, un au revoir sincère, sans mensonge ni secret. Pour le souvenir de ce qu'elle avait été autrefois. Pour la mémoire de celle qu'il avait regardé un peu trop longtemps dans la rue de leur quartier.


Pour la première fois depuis sa mort, il lui souhaita de reposer en paix.


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