Chapitre 3.10 - Veni, Vidi, Bibi
— Mais qu’est-ce que tu as fait Altyna ? Fischer me tuera. Je vais être mutée au service des archives.
Greta serre les genoux, les yeux fixes. L’escorte fend le trafic berlinois : deux motards en ouverture suivis de deux minivans Mercedes, vitres teintées.
Elle est avec nous dans le véhicule de queue. Malgré l’insistance de l’ambassadeur, Altyna a réussi à se glisser dans celui de Greta.
— Ne t’inquiète pas, Greta. Le ministre mouille son slip à l’idée de vendre ce matériel. Rejepov m’a assuré que l’affaire se fera. Bon, j’ai peut-être un peu enjolivé la traduction…
Greta roule des yeux.
— Et… ce que tu as fait… exhiber ta… ton… ta vulve. Ils t’ont vue, Altyna. Fischer, le ministre… tout le monde. C’est… irresponsable.
Altyna éclate de rire en entendant le mot vulve.
— S’ils ont tout vu, tant mieux pour eux. Mais c’est à toi que je la montrais Greta.
Elle pose sa main sur le haut de la cuisse de la diplomate.
— Et j’ai vu que ça t’a plu. Ne me ment pas Greta.
Greta nie en détournant le regard. Une dénégation bien faible, alors qu'Altyna glisse vers le pli de l’aine.
— Arrête, le chauffeur va nous voir.
Elle écarte ses jambes et ne fait pas un geste pour ôter la main qui commence à la caresser.
— Je pensais à toi, tu sais, au Berghain.
Elle se penche vers l’oreille de Greta et souffle.
— J’étais toute mouillée.
Greta tressaille.
— Moi… moi aussi.
C’est une évidence qui m’a toujours échappé. Le plaisir était à portée de main. Elle ne s’en prive jamais. Pourquoi devrait-elle ? Il y a bien une raison… Pauvres mortelles, si peu de temps, tant d’espérance. Où est l’indécence, dans le plaisir ou dans son abstinence ?
Le convoi parvient dans Rudolf-Breitscheid Straße, une petite allée dans le quartier de Falkenberg, au nord-est de Berlin. La porte coulisse devant un trottoir et une clôture en bois. De l’autre côté, son cousin David et sa copine qui la dévisage en l’apercevant. Son tailleur, le chauffeur, c’est une arrivée digne de la Berlinale. Greta sort derrière, les joues et la poitrine rouges, la respiration courte.
Devant le petit portail du jardin, la grosse carcasse de l’ambassadeur s’extirpe du véhicule de tête. Il fait signe à Altyna, lui saisit la main — cette main-là — et l’embrasse avec une solennité ridicule. Greta détourne le regard, une grimace au coin des lèvres.
— Présente-moi à ta grand-mère, Altyna. Ou plutôt, accompagne-moi, et laisse le destin organiser notre rencontre. C’est inévitable, car le soleil ne manque jamais l’horizon.
Tous les invités sont autour de l’entrée, certains applaudissent Altyna qui leur fait des salutations, le sourire jusqu’aux oreilles. Elle ne pouvait pas rêver d’une arrivée plus glorieuse.
Au milieu de l’allée, une femme sèche, robe noire et foulard vert. Le visage carré, pommettes saillantes. Une petite Altyna en plus terrienne. Elle ne bouge pas. Elle attend, pas impressionnée.
La rencontre improbable d’un gros Agamemnon avec une Parque. Il ne manque que quelques éclairs et un vent mystique pour faire entrer cette scène dans la légende.
Les esprits hantent encore le monde ; une réunion entre trois êtres pareils n’est pas un phénomène du commun. Ce pavillon de banlieue est mieux fréquenté que l’oracle de Delphes lui-même.
— Par tous les saints du désert… Voilà donc la fameuse Mamam. Que Oguz Khan en soit témoin : aujourd’hui, l’aigle se prosterne devant l’ibis — source de sagesse et de savoir — qui a guidé notre oiseau doré sur la steppe nourricière.
Rejepoj se met à trottiner pour atteindre la grand-mère d’Altyna. Il lui saisit les mains et se porte à son front en une révérence qui expose ses deux grosses fesses.
— Je me présente, Ignatgeldi Jalal Rejepov, ambassadeur du Turkménistan. Votre petite fille me fait l’honneur d’être mon interprète, et sa parole est précieuse. Ne dit-on pas : la bouche parle, mais c’est le cœur qui traduit. Et le sien est pur, je l’ai senti immédiatement.
La matriarche acquiesce d’un clignement et lève un sourcil en direction d’Altyna. Rejepov continue.
— Et voilà mon fils, Jalal.
Il claque du doigt en direction du garde du corps qui porte un énorme plateau de fruits exotiques et nourriture variée pour qu’il l'expose à la Mamam.
La vieille femme le remercie d’un geste de la tête avant de se tourner et nous détailler de haut en bas.
— Belle entrée, Altyna jan. Digne d’une reine… ou de quelqu’un qui a des choses à cacher. Viens m’expliquer ce cirque.
— Mamam, je t’expliquerai, promis. Laisse-moi d’abord te présenter quelqu’un.
Altyna passe du turkmène à l’allemand.
— Voilà Greta. C’est une amie qui travaille au ministère des Affaires étrangères.
La grand-mère semble impressionnée, elle attrape la main de Greta et la serre affectueusement. Rejepov s’approche de l’étalage de nourriture qui garnit la table. Elle est posée sur le gazon, au milieu du jardin. Au fond, un petit pavillon entouré d’arbres et de fleurs. L’attention de la matriarche va de l’Ambassadeur à Altyna.
— Le gros reste à manger ? Il faut que nous sortions des chaises supplémentaires.
Greta s’avance, gênée
— Je suis désolée, madame, vous serez compensée pour les coûts supplémentaires. Son Excellence nous a mis devant le fait accompli…
Elle jette un regard assassin à Altyna, qui camoufle mal un sourire.
— Malgré l’inconvénient causé par sa présence, le.. le ministère a besoin de votre collaboration pour… sa…, enfin.
Altyna intervient.
— Il faut qu’il soit content comme ça il achètera plein d’armes et Greta aura une promotion. C’est surtout ça qui est important Mamam.
La vieille réplique.
— Arrêtez, tout le monde est le bienvenu et c’est un plaisir d’avoir ce monsieur ici, lui et sa famille. Si ma petite jan dit que c’est important alors vous pouvez compter sur moi. Elle ajoute en turkmène. Mais je vais quand même aller voir… avant qu’il avale la table.
Elle s’éloigne pour le rejoindre, elle s’assied au bout et indique à Rejepov la chaise à sa droite.
Altyna et Greta restent plantées seules. La diplomate secoue la tête.
— J’ai pas signé pour ça.
Elle fixe Altyna puis son regard glisse vers sa jupe.
— Fischer ne s’en remettra pas. Tu lui a montré ton… ta chatte. C’est vraiment arrivé…
— Ah ! ce n’est plus vulve maintenant ? Oublie ton Fischer, je suis sûr qu’il a la trique rien qu’en y repensant. Tu veux voir ma chambre ?
Elle lui attrape le bras et la tire vers la maison.
Au premier étage, elles entrent et Altyna referme la porte. Des peluches, un bureau et une armoire miroir. En face du lit, un poster de Kristen Stewart, en sous-vêtement, une scène du film Into The Wild. Le visage de Greta se détend et explore avec curiosité la chambre. Elle pointe l’image.
— Tu l'as aimé ?
— Bof, ça va, j’étais amoureuse d’elle… En fait, je la regardais quand je me touchais, j’avais l’impression qu’elle me matait.
Greta fronce les sourcils.
— Ta grand-mère sait que tu préfères les filles ?
— Assieds-toi.
Altyna pousse Greta sur le lit.
— Ma Mamam est tout pour moi Greta. Je ne lui ferai jamais de mal. Ça te dérange si je me change ?
Sans attendre, elle déboutonne sa veste.
— Pour elle, les traditions, c’est important… Alors non, je ne lui ai jamais dit, et je ne veux pas lui dire.
Sa jupe glisse au sol et elle se tient nue devant Greta.
— Elle me demande toujours quand je vais lui ramener un mari, et je lui réponds : bientôt.
Elle s’avance vers son amie, qui indique la porte.
— Ne t’inquiète pas, on vient à peine de monter.
Elle s’arrête, notre ventre à 20 centimètres de son visage.
— Tu m’as laissée te toucher, Greta. Mais toi… est-ce que tu as envie de me caresser, de me goûter ?
J’admire Greta, ses grands yeux levés et j’y lis de la peur mélangée à du désir. Je comprends que pour elle, c’est le moment fatidique, le bord du précipice. Elle ne peut plus rester passive. Altyna s’offre entière, dans sa chambre d'ado, dans sa famille, dans son intimité la plus totale.
Le souffle de Greta caresse notre peau. Cela attire mon attention et toute la tension se transforme en une vague d’excitation qui s’écrase entre nos reins. Notre bassin ondule et Greta baisse les yeux. Silence. Elle avance sa bouche.
La douceur de la sensation envahit notre ventre, fait écho à la connexion qui naît entre Altyna et Greta.
Encore une fois, je me laisse convaincre. Comment deux choses contraires peuvent-elles coexister sans s’annuler ? Si c’est mal, pourquoi est-ce que je ne le vois pas ? Pourquoi, au contraire, cela me semble juste. Nécessaire.
Altyna… ma fille, si je le pouvais, tu boirais l’ambroisie. Je t’élèverais jusqu’à l’Olympe, parmi nous. Tu remplacerais cette garce d’Aphrodite. Toi, tu ne corromps rien. Tu ne séduis pas, tu éclaires. Tu fais naître le désir sans le salir. Tu es ce que l’amour devrait être.
Mes pensées s’évaporent, sa volonté me happe. Elle supplie Greta. Qu’elle continue. Qu’elle ne s’arrête pas. Un spasme la traverse. Elle jouit.
La nuit tombe. Le repas semble ne jamais finir. L’anniversaire s’est transformé en banquet diplomatique, à l’ancienne. La Matriarche préside : à sa droite, l’énorme Ignatgeldi, son fils, et le garde du corps. À sa gauche, Altyna et Greta.
Quand on a un invité de la qualité de Son Excellence le Gros Ambassadeur, l’hospitalité n’est plus seulement un plaisir. C’est une prière au contentement. L’homme est un ogre, mais il donne autant qu’il prend : compliments, bons mots, anecdotes. Altyna observe, médusée, sa grand-mère rivaliser d’esprit avec ce monarque improbable.
Une heure plus tôt, la Mamam avait lancé :
— Altyna jan, serais-tu assez gentille pour aller chercher deux bouteilles de vodka au congélateur ?
Greta, elle, touche à peine à sa boisson. Elle assiste, effarée, à cette invraisemblable complicité entre la Parque et l’Agamemnon ventru. Un verre après l’autre, l’eau-de-vie se vide.
Altyna tente de traduire quelques bribes, mais c’est peine perdue : la litanie de compliments, de proverbes, d’anecdotes n’a de sens qu’en Turkmène alcoolisé.
L’ambassadeur, tout rouge, claque la table et déclare, en se penchant solennellement vers la Matriarche :
— Chez nous, on dit : « Le figuier ne donne pas de ronces ; et la fille de la sagesse n’engendre que la lumière. »
La Matriarche incline la tête, retient un hoquet et dresse le doigt.
— L’herbe de la steppe est verte, car elle se marie avec le bleu du ciel !
Rejepov acquiesce vigoureusement. Il poursuit, en roulant un peu des épaules, comme un bateau ivre :
— Dites-moi, Mamam… Notre petit oiseau doré, a-t-il déjà fait son nid ?
Altyna lève un sourcil. Greta le remarque et chuchote.
— Ils disent quoi ?
La Matriarche redresse fièrement le menton :
— Non. Hélas, toujours pas.
L’ambassadeur ouvre grand les bras, inspiré par l’alcool et les dieux de la steppe :
— Alors, que la Volonté du Temps soit faite ! Quand un enfant du Soleil et une fille de la Lune sont libres, c’est qu’Oguz Khan a courbé leur chemin pour qu’ils fondent un foyer, solide comme la montagne et fertile telle la rivière ! L’Aigle et l’Ibis régneront ensemble sur le ciel et l’eau.
Un mariage, décidé entre deux verres de vodka, quel sacrilège. Enfin… est-ce si différent des alliances de pouvoir que j'ai bénies et sanctifiées ? Un plus un devrait faire plus que deux, je commence à le comprendre. Voilà la vérité de l’union.
Altyna manque de s'étouffer en buvant et dévisage sa grand-mère. De l’autre côté de la table, Jalal est pétrifié. Un silence tombe. Les invités échangent des regards incertains.
La Matriarche éclate de rire, applaudit et répond, du tac au tac :
— Que les ancêtres soient témoins !
Dans un grand effort, Ignatgeldi se met debout, lève son verre haut au-dessus et tonne :
— Qu’on bénisse cette union ! Bientôt, Mamam, vous bercerez vos arrière-petits-enfants sur vos genoux !
Les acclamations explosent, l'assemblée trinque déjà en leur honneur. Greta insiste, à voix basse :
— Il se passe quoi ?
Altyna sourit, ingénue :
— Eh bien… je crois que tu as mon futur époux assis en face de toi.
Elle baisse encore la voix, glisse sa main sur la cuisse de Greta.
— Mais tu restes ma maîtresse, dans tous les cas…
Greta sursaute.
— Quoi ? Tu vas te marier ?
— D’après les présages, oui. Mais les présages sont complètement bourrés.
Altyna hausse les épaules, Greta, elle, s’alarme :
— Ce n’est pas possible ! S’il envisage le mariage et que tu refuses… Il ne voudra plus acheter ! Il va être furieux !
Altyna rigole doucement et reprend une gorgée de vodka.
— Détends-toi. Personne ne va mourir ce soir.
Elle se penche à l’oreille de Greta, comme pour lui confier un secret :
— Et puis… même sobre, tu crois vraiment qu’on me ferait épouser ce grand poulpe ?
Elle ponctue d’un clin d’œil à Jalal, sourire éclatant. Le jeune homme rougit, roule des yeux, baisse la tête… Avant d’échanger un bref regard anxieux avec le garde du corps.
Quelqu’un lance une musique folklorique traditionnelle. L’ambassadeur tape des mains, hilare, et invite Mamam à danser. La table se vide dans une agitation bruyante.
Jalal se lève à son tour, filant vers la maison, suivi de près par le garde du corps. Altyna fronce les yeux. À côté d’elle, Greta chiffonne nerveusement le bas de sa robe.
— Viens, Greta. Allons régler le problème.
Elles entrent dans la cuisine. Les deux hommes n'y sont pas. Altyna saisit la main de Greta et l’entraîne dans le couloir sombre. Une porte entrouverte, celle du salon. Derrière, des chuchotements tendus. L’un gronde, l’autre se défend. Jalal ?
Altyna se tourne vers Greta, l’index sur les lèvres. Chut.
Les voix s’interrompent. Altyna pénètre dans la pièce et se fige.
Jalal embrasse à pleine bouche le garde du corps, agrippé à sa chemise. Il recule en apercevant les deux femmes.
— Ce n’est pas ce que vous pensez… je vous promets… c’est… c’est… Ne lui dites rien, s’il vous plaît !
Ah… l'amour qui se cache, la passion qui défie les attentes. Comme Victoria et son stagiaire, le reveil va être difficile petit aigle.
Altyna sourit. Elle est attendrie par l’enfant qui la supplie. Elle prend la main de Greta dans la sienne. Derrière Jalal et son amant immobiles, un grand miroir rond est accroché au mur.
Quatre reflets, plus une nouvelle silhouette. Hermès.
— Ma Reine.
Non. Non, je ne veux pas partir. Pas maintenant.
— Hermès, laisse-moi encore du temps ! Juste un peu…
Le messager incline la tête, une lueur de compassion dans ses yeux vifs.
— Je ne le puis, ma Reine. L’ordre de Zeus est absolu. Mais… Je suis heureux de voir que cette expérience n’a pas été une souffrance.
— Hermès, non ! Écoute-moi bien : dis à Zeus que je me vengerai. Laisse-moi du temps, si tu veux apaiser ma colère !
Le sourire du Dieu s’élargit, énigmatique.
— J’aimerais t’aider davantage, mais je ne suis que le messager. Courage. Ton voyage continue.
J’ai l’impression de quitter la chaleur d’un foyer pour être plongée dans l’agitation du monde. Je sens le froid envahir mon âme. Déjà, le vortex familier m’aspire, m’arrache à la main de Greta, au regard suppliant de Jalal, au cœur libre d’Altyna qui commençait à peine à m’apprivoiser.
Le froid.
Puis une brûlure, comme une flèche dans mon cou.
Et la peur. La peur qui assiège tout l’esprit.
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