Chapitre 4.1 - Fracas

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Du sable dans les yeux et une douleur dans le cou, à la limite de la gorge.

— Blyat !

Ma main s’enfonce sous le col. Un éclat de métal ardent me colle à la peau. Je n’arrive pas à l’attraper. J’arrache mon gant. À deux doigts, je réussis à saisir le shrapnel et le jette à terre.

— Lesya, tu es touchée ?

Une brûlure, mais pas de sang.

— Non… Un éclat… Putain.

Un sifflement mon corps se recroqueville. Une détonation, le sol tremble. L’air se sature de poussière et d’une odeur de… de poudre et de forêt.

Tout est flou. Ma tête, la sienne — impossible de les distinguer. Je tente de comprendre. De la terre. Nous sommes couchés dans un trou. Pas un trou, non… une tranchée. Elle a raison.

La fumée s’effiloche, le ciel réapparaît. Quelques arbres se dressent encore, écorcés et brisés.

En face, un homme, un soldat. Le visage crasseux et tiré sous son casque barré de scotch bleu. Elle le fixe un instant et attrape son talkie.

— Chicago, on a un problème. On est bloqué. On se fait arroser.

— Bien reçu Faucon-3, ils tirent depuis quelle direction ?

Le soldat hausse les épaules, sans expression. Lesya reprend.

— … mais ça tombe de partout, de partout à la fois.

Un nouveau sifflement et une explosion à une vingtaine de pas, suivi d’un panache de flammes. Elle ferme les yeux et agrippe son casque.

— Chicago. Je fais quoi avec mon escouade ? On était censé avancer, puis reculer… Et maintenant on est bloqué !

La radio reste silencieuse. Deux obus supplémentaires s'abattent sur la ligne. Grésillement.

— Faucon-3, tenez votre position. Infanterie ennemie en mouvement. 100 mètres, nord-ouest. Préparez-vous à les recevoir.

Elle se redresse, ses muscles protestent. Elle fait un geste à l’homme en face, puis pivote. Deux soldats, espacés de cinq mètres, accroupis dans la tranchée. Le sol est jonché de déchets, douilles, chargeurs vides, pièces d’équipement et sacs de sable éventrés.

Elle serre les dents, aspire une bouffée d’air, hurle pour couvrir les tirs.

— On a de la visite. Toute une cargaison de fils de pute. Préparez-vous.

Elle indique la direction d’un geste de la main. Les deux hommes se relèvent. Elle se tourne vers le soldat le plus proche.

— Taras, si on doit se carapater, tu t’occupes de Mykola. Il peut marcher ?

— Aucune idée, sergent.

Lesya hurle vers l’arrière.

— Mykola ? Myyyykola ?

Pas de réponse.

— Putain, OK. On ira le voir après.

D’un geste elle montre une position à Taras.

— Tu nous arroses ces mange-merdes s’ils montrent leurs culs.

Taras grimace un sourire; lui non plus n’a pas dû dormir depuis trois jours. Il est grand, maigre, avec un visage plat qui accentue ses cernes. Elle le regarde s’agenouiller, installer sa mitrailleuse. Il verrouille un chargeur lourd.

J’aimerais me ressaisir, mais je suis collée à ses nerfs, engluée dans sa fatigue. Son stress sature l’espace. Rien ne me revient. Tout est à elle. Des émotions réprimées m'assaillent de toutes parts. On m’a arraché à Altyna pour m’envoyer me noyer dans cet esprit au bord de la rupture.

Elle glisse la tête en dehors de la tranchée. Je découvre une vision étrange, majestueuse et terrifiante à la fois. À la limite de l’horizon, le soleil pointe à travers la forêt déchirée. Les couleurs sont magnifiques : le crépuscule doré et le ciel bleu limpide d’une soirée d’automne. Les arbres ne sont plus que des spectres surréalistes et solitaires. La brise est chargée de relents de mort. À quelques pas de là, un corps est allongé sur le sol, immobile.

À nouveau, un sifflement perce l’air. Lesya baisse la tête, couvre son visage. L’explosion frappe, tout près. Notre cage thoracique se contracte, écrase notre souffle. Des cailloux, de la terre, des éclats de bois volent accompagnés d’une fumée qui pique les yeux, racle la gorge.

Une boule de colère et de rage naît dans sa poitrine. Lesya s’empare de son arme et tire à l’aveugle, en direction de l’orée des bois. Je sens une vague noire monter en elle, acide et insidieuse. Ce n’est pas que de la fureur. C’est autre chose. Je me barricade et j’essaie de m’abriter de ce poison qui se répand dans son âme.

Son cœur tambourine, elle arrache son chargeur et en prend un autre sur son harnais. Son esprit se met à bourdonner. Non, pas son esprit. Un long zzzzzzzzzzz et elle regarde le ciel, inquiète. L’homme à sa droite, Olek, lève son arme et tire. Le talkie grésille, quelques syllabes hachées s’échappent.

— Ici faucon-3, pas compris, répétez.

— … mav… al… griizzz

— Chicago, pas compris, répétez !

Sifflement, explosion, sifflement, explosion. Le corps se crispe, la tête rentre dans les épaules. Olek est collé à la paroi, il jette des coups d’œil anxieux vers le ciel et le bourdonnement.

— Merde ! Ils nous foutent la pâtée. On fait quoi Lava ?

Lesya, Lava ? Quel est son nom ? Son attention se fixe sur le soldat. Elle ne dit rien et camoufle son propre abattement.

Le son jaillit enfin de l’appareil.

— Faucon-3, le drone Mavic sur l’avant est à nous. Quelque chose d’autre est passé au-dessus de votre position depuis les lignes ennemies. On… pas si c’est de la reco ou un kamikaze.

— Bien reçu Chicago. Mykola est down, il faut une évacuation. Je répète, Mykola est down.

— Grrrrzzzzz…. reçu.

Le bourdonnement s’intensifie, il provient de l’arrière. Olek crie et reprend ses tirs dans la direction d’un point noir qui grossi.

— Putain, y a un truc dessous. Il y a une bombe !

Le drone file comme une flèche vers le sol, ils se mettent tous à faire feu. Un cocktail d’adrénaline et de peur fouette Lesya. Elle projette toute sa volonté de vivre dans son arme, le temps ralenti. Le danger à la forme d’une gigantesque bête à huit pattes, elle porte sous elle un gros paquet noir. Le monde se dévoile dans tous ses détails, la flamme crachée du canon, la culasse qui éjecte les douilles. Sa volonté me submerge.

J’ai envie de vivre !

Je bande ma détermination pour repousser l’insecte malveillant. En un battement d’air, il passe au-dessus de nos têtes et s’écrase à quelques pas de notre position dans un brasier de feu.

Le ministère… c’est donc de cela que parlaient ces deux industriels, dans leurs jolis costumes. Voilà la réalité de leurs engins de paix comme ils les nomment. Et Altyna, quelle liberté aurait-elle ici, enterrée vivante, morte en sursis ? Quel genre de bataille est-ce là ? Où sont la grandeur et la beauté de la guerre ? La seule récompense du courage est de la boue et de la peur.

La pensée d’Arès qui souille ses pantalons dans ce trou me fait ricaner, et Lesya, ou Lava, rigole. Elle hurle.

— Raté, bande de cons !

En réponse, des claquements secs sur le sol et les arbres crépitent autour d’eux. Elle se met à l’abri et saisit le talkie.

— Chicago, contact, les orcs sont sur nous.

— Content de vous entendre Lava, sacrée explosion. Pas de blessés ?

— C’est pas passé loin…

— Tenez bon, les renforts arrivent.

Taras se relève et commence un tir de suppression sur la ligne ennemie qui se tait immédiatement. La lourde mitrailleuse envoie un feu constant. Un cri dans un buisson à 20 mètres, puis des râles.

— Grenade !

Olek fait un grand geste et tous se mettent à l’abri. Une déflagration, les lamentations ont disparu.

— Faucon-3, ici Chicago, le pilote nous confirme que les orcs décrochent. Ils se replient vers la voie de chemin de fer. Nous vous confirmons aussi la destruction d’un mortier ennemi.

— Yes !

— Il en reste, tenez-vous prêts. Restez prudents, les gars.

— Ici Faucon-3, bien reçu.

Olek se laisse tomber sur le sol.

— Ils ont parlé de renfort ?

Lava hoche la tête tout en scrutant la ligne de front.

— Ça veut dire quoi ? On se fait relever ?

Elle hausse les épaules. Elle finit par appuyer son AK-74 à la paroi.

— Je vais chercher Mykola. Mets-toi en position.

Le ton est sans réplique. Olek marmonne.

— À vos ordres.

Elle se dirige vers le pan opposé de la tranchée. Pose ses mains pour se hisser, mais un sifflement la fait reculer. Déflagration et pluie de graviers qui crépitent sur son casque. Olek l’interroge.

— T’es sûr ?

— Je vais chercher Mykola.

Une inspiration, elle projette son corps, une jambe en avant pour s’extraire et rouler sur le sol. Le manche de son couteau lui laboure les côtes. Elle s’élance à quatre pattes puis se redresse à peine, pour courir accroupie sur 20 mètres. Elle aperçoit enfin un trou, s’y laisse glisser.

— Merde, Myko.

Un soldat est allongé dans une flaque de sang, son pantalon en partie arraché.

— Mykola ! Tu m’entends ?

Elle se penche dessus, approche son oreille de sa bouche. Elle sent un léger souffle. Le garçon est un blond aux yeux bleus. Son expression d’habitude rieuse est remplacée par un regard vitreux.

— On va te ramener. Déconne pas Myko. T’as pas le droit de crever. On va te ramener.

Les mains et les doigts tremblants, elle sort sa trousse. Il a un gros trou au-dessus de son genou. L’os est visible, à moitié écrasé.

La fatigue, le stress et cette foutue fermeture éclair. La pochette s’ouvre brusquement et le contenu se répand sur la terre et son camarade.

— Putain !

Elle attrape un garrot et commence à le fixer en haut de la cuisse. Elle répète en boucle, plus pour se convaincre.

— C’est ça… on va te ramener. Ça va aller.

Cette fois, c’est moi qui sens le danger. Je hurle dans sa tête.

Attention !

L’obus ne tombe pas loin, elle a juste le temps de se plaquer sur Mykola. Le souffle et l’énergie dégagée sont si forts qu’ils quittent le sol un bref instant.

Elle garde les yeux fermés, serrés. Elle agite ses mains et ses pieds, pour s’assurer de leur présence. Ses oreilles bourdonnent, puis un pincement dans la bouche, le goût du sang. Ensuite, des cris.

— Lava ? Sergent ? Oh !? Sergent ?

Elle s’est mordue la langue, la douleur est cuisante.

— C’est… C’est bon ! Je ramène Mykola. Préparez le brancard !

Elle finit de poser le garrot et attrape le soldat par le col de sa veste.

— Ça va secouer un peu, tu restes avec nous ! Déconne pas.

Lesya veut se relever mais son corps ne réagit pas. Elle ferme les yeux, calme sa respiration et va chercher au fond d’elle un dernier sursaut d’énergie. Elle soumet son corps à sa volonté. Elle commence à tirer Mykola vers la tranchée. Ses bottes dérapent sur le feuillage, la sueur la trempe. Une odeur de transpiration âcre s’échappe de sa veste. J’essaie de faire comme avec Altyna, je me concentre pour lui transmettre ma force. Sa main raffermit sa prise, elle traîne le corps inanimé de son camarade jusqu’au bord où l’attend Olek.

Elle se laisse tomber dans la tranchée. Un brancard en mousse est déroulé. Taras et Olek saisissent Mikola. Ils découpent les habits, appliquent des couvertures de survie avant de le sangler.

— Faucon-3, ici Chicago, le transport est en route. Temps estimé à l’arrivée, cinq minutes. Soyez prêt et embarquez en quatrième vitesse.

— Bien reçu Chicago. On a récupéré Mykola, il est salement amoché.

— Merde, on avertit le poste de secours du bataillon. Terminé.

Les cinq minutes s’égrainent dans une attente fébrile, rythmée par la pluie continue d’obus. À genou, Lesya a posé sa main sur la joue de Mykola et murmure des encouragements.

Le grondement sourd d’un BMP-1, un vieux véhicule blindé soviétique, enfle. Il navigue entre les carcasses d’arbres. Le transport s’immobilise à proximité, la porte arrière s’ouvre et une escouade de renfort — huit hommes — débarque, se déployant immédiatement vers les tranchées.

Taras et Olek empoignent le brancard et se pressent. Le soldat sur la tourelle nous fait des signes.

— Vite !

Lesya hurle à son escouade d’embarquer. Quand la portière se clôt, nous sommes plongés dans la quasi-obscurité. Mikola est installé sur le sol. L’espace est si exigu que Lesya doit poser ses pieds sur les cuisses de Taras. Elle ferme les yeux. Le moteur vrombit.

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