Chapitre 4.2 - Étrangers

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Dans l’obscurité, secouée par le cahot du véhicule, Lesya reste en état de tension. Le calme relatif de la situation me permet de prendre mes marques et je commence à explorer l’esprit de mon nouvel hôte. Par la puissance des titans, ce que je découvre est terrifiant.

Dans un océan de fatigue et de douleur, une petite boule de colère acérée, de volonté pure qui subvertit le corps et les sens. Par instinct de survie, il ne reste qu’une machine avec des instructions simples. Identifier, réagir, défendre et éliminer. Mais surtout, cette colère qui l’alimente comme un brasier. Je suis en terrain hostile, Lesya est un chien de ferme accroché à un longue chaîne, rendu fou par la présence d’étrangers.

Les secousses du véhicule s’atténuent alors qu’il accélère. Un rayon de clarté illumine la cabine quand le tireur ouvre la trappe sur le toit. Grâce à Lesya, je comprends que nous sommes sur la route. Le danger rôde, les drones, mortels, infestent la zone. En cas d’attaque, ils ont quelques secondes pour évacuer. Et tant pis pour Mykola. Son impuissance l’enrage. De mon côté, je n’ai pas le choix, je dois me couler dans son corps et son esprit si je veux gagner en contrôle. J’ai l’impression de rentrer dans un bain brûlant et glacé à la fois.

Le blindé s’immobilise. Nous sommes dans un petit village dévasté, c’est le point de regroupement pour la section. Un véhicule émerge d’une grange, un Humvee ambulance. L’évacuation de Mykola, le QG a été efficace. Lesya ordonne à Taras et un autre homme, Andriy, de décharger Mykola. Il est rapidement transféré.

— Taras, Olek, sécurisez ces deux bâtiments. Regardez s’il y a une cave pour s’abriter. Sviat, tu couvres la route. Andriy, tu m’accompagnes.

Andriy est caporal, c’est un soldat expérimenté, mais il appartient à l’escouade de Lesya que depuis deux semaines. Je devine que Lesya fait un effort pour masquer sa colère. Sa présence lui rappelle la disparition de son prédécesseur.

Ils inspectent rapidement une grange au toit défoncé puis se dirigent vers une maison qui semble épargnée. D’un signe elle indique à Andriy de la couvrir alors qu’elle se prépare à entrer. Je profite de sa concentration pour étendre mon influence en elle.

Elle pousse la porte, l’arme en avant. Un couloir, une ouverture à droite et deux autres au fond. Une petite pièce vide d’abord.

— Clear.

En atteignant le fond du corridor, d'un geste, Lesya intime à Andriy de s’arrêter. Des voix sont audibles derrière une des portes. Elle s’en approche, longeant le mur. Elle tape violemment sur le panneau avec la crosse de son fusil et hurle.

— Sortez si vous voulez vivre ! Sortez immédiatement !

De l’autre côté, les paroles se font plus pressantes.

— Ne streliayte, pozhaluysta… my ne soldaty…

En entendant ces mots, Lesya se crispe, je saisis une pensée au passage.

Putain d’animaux.

Elle pousse la porte qui ne résiste pas, et jette un coup d’œil rapide. Deux personnes, un homme et une femme.

— Ne streliayte ! Ne streliayte ! my ne soldaty…

Lesya lève son arme et entre dans la pièce. Elle tient en joue les deux occupants terrifiés. L’homme, dans la cinquantaine, se place devant une vieille femme.

— Ne streliayte ! Ne streliayte !

— Tais-toi, à genou, à genou !

Elle leur hurle littéralement dessus. Ces gens sont des traîtres, des ennemis.

— My ne soldaty…

Je n’arrive pas à faire le lien entre ce que je vois et ce que Lesya vit. Il n’y a pas que de la colère, il y a de la haine. Elle crie sur l’individu. Elle est folle de rage.

— Pourquoi tu me parles en russe ? On est en Ukraine, on parle ukrainien ici, connard !

Elle s’approche encore l’homme, lui met la gueule de son canon sur sa poitrine. Il roule des yeux de terreur. D’un geste sec, elle lui balance un coup de pied pour le faire s’agenouiller.

— My ne soldaty, my ukraintsy !

Lesya finit par reculer d'un pas, l’arme toujours pointée. Andriy s’avance.

— Sergent, ce sont des civils. Ils disent qu’ils sont ukrainiens.

— Un vrai ukrainien ne parle plus russe ! Ils signaleront notre présence dès qu’on aura le dos tourné !

Andriy murmure entre ses dents serrées.

— Sergent, ce sont des civils ukrainiens, nous sommes là pour eux.

Lesya lui rend un œil mauvais, ils restent à se jauger pendant deux secondes. Elle finit par lâcher un grognement qui se veut un accord.

— Très bien, caporal. Puisque ce sont nos civils, ils sont désormais tes civils.

Elle les pointe du doigt, son regard est meurtrier.

— Tu les fouilles. Tu les interroges. Tu trouves une putain de cave et tu les y enfermes. Exécution.

Andriy détourne la tête et soupire. Il s’approche de l’homme et l’aide à se relever. Il s’adresse à lui en russe. Je m’aperçois que Lesya ne comprend pas vraiment cette langue. Elle tourne les talons et quitte la pièce.

Elle s’arrête au fond du couloir, à l’abri dans la maison. Elle fouille une poche de son harnais et trouve un paquet de clopes écrasées. Alors qu’elle essaie d’en attraper une, ses mains sont saisies de tremblements, comme avec la trousse pour Mykola. Elle réussit à en allumer et les premières bouffées lui permettent de reprendre ses esprits. Elle aplatit le reste de la cigarette sur le mur et la jette. Elle s’accroupit, dos appuyé à la paroi et ferme les paupières.

Un bruit la réveille et elle aperçoit les bottes d’Andriy. Ses yeux la brûlent, elle lève la tête et tend un bras. Ils s’attrapent les poignets et il la relève.

— Ils sont OK, sergent. Ils habitent ici depuis toujours.

Il hésite.

— Ce sont des Ukrainiens…

Tête baissée, elle lâche, laconique.

— Si tu le dis.

Le malaise s’installe. Lesya sent le regard de son camarade posé sur elle. Il est grand, plus grand qu’elle, avec carrure qui emplit l’espace, calmement. Elle surveille le village par la porte ouverte en roulant sa langue dans sa bouche, sur la cicatrice gonflée de sa morsure. Il la rejoint, côte à côte, et sort un paquet de cigarettes, en bon état. Il en tapote une et la tend vers elle.

— Sergent ?

Elle hausse les épaules et accepte. Il l’allume les deux avec son Zippo. Lesya l’observe du coin de l’œil. Elle remarque un sourire qui se dessine alors qu’il se tourne vers elle.

— On m’appelle « Chill ». Il paraît que je suis toujours calme. Parfois, je me demande si c’est une qualité ou juste une façon... ma façon d’être… à côté de la plaque.

Il a piqué sa curiosité, il continue.

— « Lava »… Au moins, avec toi, c’est clair. Personne ne peut dire qu’il ne sait pas à quoi s’attendre.

Elle hausse un sourcil et secoue la tête.

— Attention caporal, vous frisez l’insubordination !

Elle lui envoie un coup de coude dans les côtes. La tension a disparu.

Un bruit de moteur interrompt la discussion. Lesya se précipite à la fenêtre pour identifier le véhicule. C’est le BMP-1. Il revient probablement avec une autre escouade. Elle espère que le lieutenant est dans ce transport.

— Tu regroupes les hommes Andriy, je te rejoins.

Elle s’approche du sergent qui descend du blindé, Melnyk, reconnaissable à sa stature et à son pansement sale à la main droite.

— Hey Lava ! Tu es là ! Putain, qu’est-ce qu’on s’est pris sur la gueule. Tu as des pertes ?

— Miko, un éclat dans la jambe. Et toi ?

— On est tous en entier, enfin presque.

Melnyk agite son bras.

— Je me suis fait ça tout seul comme un con, en trébuchant. Viktor a dit que c’était certainement pété. Ce qui est sûr c’est que je suis bon pour quelques jours de repos… Manger, dormir, et le reste…

Lesya l’écoute, ou plutôt, elle entend le flux de paroles sans vraiment l’enregistrer. Le bavardage de Melnyk lui est maintenant physiquement pénible. Son esprit est en mode survie et elle n’a plus l’énergie de traiter autre chose que l’essentiel. Elle le coupe.

— Tu sais où est le lieutenant ?

Melnyk hausse les épaules, son sourire s’efface un peu.

— Hein ? Non, aucune idée. Il était avec la première section. Leur radio ne fonctionnait pas… On n’a aucune nouvelle depuis l’attaque. C’est le bordel total.

Elle fait un signe de tête presque imperceptible à Melnyk et se dirige vers l’entrée de la cave.

Arrivée en bas, dans la pénombre fraîche et humide, elle se laisse tomber au sol près de Taras. Il ne dit rien, se contente de lui tendre une bouteille d’eau. Elle la prend, boit une longue gorgée. Ça change des gourdes et leur goût de plastique.

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