Chapitre 8 : Dans les nuages

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 Hirsute : voilà le mot qui me vient à l'esprit lorsque je vois ma mère.

 Ses cheveux ont pété un sacré câble, un peu comme elle d'ailleurs. À demi allongée dans un lit une place, elle semble avoir beaucoup maigri, au point de nager dans son pyjama. Ce pyjama que j'ai toujours connu d'ailleurs : celui avec les nuages dessinés dessus. Celui à partir duquel elle s'amusait à me raconter des histoires, avant de me coucher.

À l'époque, il y avait Norbert, le nuage pas trop rigolo, Roger le nuage trop "happy" de la vie et Patricia toujours à l'Ouest. Aujourd'hui, elle remplace cette dernière, ma mère n'est pas vraiment là... Elle me regarde, mais ne me voit pas.

Son âme est partie valdinguer un peu plus haut dans le ciel, sûrement accompagné de Norbert, Roger et de sa meilleure amie Patricia.

 Handicapés des sentiments, mon père et moi restons debout, côte à côte, sans un bruit. Comme pour une interro surprise pour laquelle nous n'aurions pas révisé, nous faisons acte de présence, simplement. Face à elle, nous la scrutons mais pas trop. Sans fenêtre, on ne peut même pas s'enfuir spirituellement. Après de longues minutes, ma mère se lève, et comme des robots nous la suivons. Elle part s'asseoir dans un long couloir, et comme deux automates, nous faisons de même. Et là, le défilé commence... Une dame passe d'abord devant nous et hurle à la mort :

 — TOUS DES CONS ! VA CREVER SALE COURGE À L'AIR ! TÊTE DE FION GARNI DE GARCE !

 Si je n'avais pas été dans cette situation, j'aurais probablement rigolé. À défaut, j'inscris soigneusement ces nouvelles injures dans ma mémoire et me jure de les sortir pour les automobilistes qui croiseront ma route lorsque j'aurais le permis.

 Derrière elle, un homme semble rencontrer de grandes difficultés à marcher. La bouche grande ouverte, il laisse échapper un long filet de bave et gémis :

- Aaaaaaaaaaah ! Aaaaaaaooooooh ! Uuuuuuuuh ! Yiiiinnnnnh !

 Toujours sans nous voir, une troisième personne passe. Bizarrement, celle-ci semble "normale". Peut-être a-t-elle feinté la crise de nerfs pour ne pas retourner travailler ? Ou peut-être que sa maladie ne se voit pas.

 Des infirmières et des docteurs font également des va-et-vient, parfois accompagnés de patients plus ou moins atteints.

 Puis, mon père décide de se lever pour s'acheter une collation. Alors, je reste à côté de ma mère, en le regardant s'éloignait.

 C'est le moment qu'elle choisit pour interagir avec moi. Elle m'attrape le bras pour que je me retourne, je lui fais face et elle me dit :

 — Marie, échappe-toi !

 Je la regarde et dit que je ne comprends pas, mais c'est fini elle est déjà ailleurs...

 Sur le chemin du retour, je reste totalement muette. Je suis encore abasourdie par cette phrase "Marie, échappe-toi !". Mais pourquoi m'a-t-elle dit ça ? Et pourquoi ressens-je désormais de la peine pour elle ?

 Comme mes songes, le temps n'est pas à la fête... Les gouttes de pluie coulent lentement sur les vitres de la voiture et je les regarde comme si c'étaient mes propres larmes que je laisserais échapper. Mais rien ne sort, mon cœur est fermé, scellé à double tour.

En rentrant à la maison, je monte vite dans ma chambre et m'enferme pour écrire :

Mardi 12 octobre 2004

Mon cher journal,
Crois-tu que je devrais m'échapper d'ici ?

 La suite, je n'ai pas le temps de l'écrire. Mon père rentre sans frapper et bougonne en me disant que le repas est prêt.

 À table, pas un mot. Seuls le poste de télévision émet un son et le claquement des couverts sur nos assiettes.

 Nous débarrassons la table, je recrache la moitié du repas infecte dans les toilettes et file me coucher. —À peine allongée, je reçois un texto de Thomas :

Salut ! Ça te dirait que l'on se voit ce week-end ?

 Mes yeux s'écarquillent, mon pouls s'accélère, je n'ai absolument plus sommeil. Je reprends mon journal et rédige à la hâte :

Bon sang, je n'y crois pas, IL veut me voir en dehors du collège !!!!! Il n'y a plus de doute ! Thomas veut sortir avec moi. Non ? Tu penses que je me fais des films ?

 Je reprends mon portable, relis le message, le rerelis. Je respire. Je réfléchis et réponds.

Moi : Oui.

Sa réponse fuse : Top, on en discute demain.

 C'est tout ? Jamais de la vie, je ne vais réussir à dormir. C'est maintenant que je veux que l'on en discute. Mais plutôt mourir que de passer pour une lourde.

Moi : Ok, à demain !

 Perdue dans mes pensées, je n'aperçois pas ma sœur Sabrina sur l'entrebâillement de ma porte. Je finis par l'entendre glousser :

 — Qu'est-ce que tu peux être bizarre pauvre moche. Tu dois bien te taper la honte au collège.

 J'aimerais bien lui hurler mes nouvelles injures à la figure, mais je ne le fais pas, je suis trop absorbé par ma précédente conversation.

 — Que veux-tu ?

 — Rien, je voulais juste savoir comment allait Maman.

 Dans une autre vie, je lui aurais sûrement raconté ce que notre mère m'avait dit. Mais dans cette vie, je n'en fus rien. Sans un mot, tout en la regardant dans les yeux, je lui claque la porte au nez. Il ne lui faut pas plus de deux secondes pour la rouvrir. Dans l'action, je me prends l'arête de la porte en plein visage, mes larmes montent instinctivement de douleur. Je n'ai pas le temps de hurler que la voix de mon père monte jusqu'à l'étage :

 — Qu'est-ce qui se passe là-haut ? Dans vos chambres, sinon c'est moi qui viens vous régler votre compte.

 Elle, comme moi ne faisons pas d'histoires. Elle regagne sa chambre et à cet instant précis, je comprends soudainement pourquoi des gens deviennent fous ! Avec ces deux-là, je vais finir par côtoyer deux ou trois cumulus.

 J’attrape une dernière fois mon journal intime, joue quelques instants avec le recoin de mon marque-page revisité et écris mes pires injures à l’attention de ma sœur.

 Par précaution, j’invente un code de langage pour ne pas qu’elle puisse se reconnaître si par malheur elle lisait cette page. « RB » pour Range Bordel, puisque cette crado ne range jamais sa chambre.

 Je retourne le "marque-photo" de ma grand-mère, relis pour la millième fois l’annotation qu’elle a griffonnée des décennies plus tôt : Moi, seule, enceinte, 1955.

 Ce soir-là, le mot « seule » résonne plus fort que jamais.

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