Chapitre 13 : À bout de souffle

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Comme à chaque fois, je suis derrière lui.

 Trente, quarante, cinquante mètres ? Impossible à dire. Essoufflée, je tente tant bien que mal de le rattraper. Mais mes efforts sont vains.
Avec sa plus belle foulée, il me devance, comme s’il voulait rester inaccessible.

 Voilà comment se résume notre entraînement hebdomadaire de course à pied, imposé par mon père depuis des années.

 Dans son dos, sans prêter attention à mon rythme cardiaque qui s’emballe, j’ai le temps de penser à cette lettre découverte quelques jours plus tôt. Et quelle lettre ! Je ne m’attendais pas à ça. Depuis, certaines phrases me reviennent comme des boomerangs :
« Patrick est un enfant intelligent », « J’espère qu’il ne te ressemblera pas ».
Ma pauvre grand-mère doit se retourner dans sa tombe. Une chose est sûre : mon père est tout sauf quelqu’un de bien.

 S’il ne court pas après le temps, il poursuit la gazelle, dissimulant derrière lui une famille qu’il tient à distance. Nous, nous restons sur ses traces, loin derrière. Il nous distance, comme s’il suffoquait à notre contact.
L’intimité ? Inconnue. La profondeur des sentiments ? Inexistante. L’authenticité des relations ? Absente.Mon père est là, sans vraiment l’être. Et je crois qu’il aime qu’on lui coure après.

 Est-ce que j’aime courir ? Bien sûr que non. Il m’a forcée, comme pour tant d’autres choses.
Je ne sais même pas pourquoi je continue. Peut-être parce que je suis obligée. Peut-être parce que, selon les gens, j’ai du potentiel. Ce que je sais, c’est que c’est dur. Et j’en ai assez de courir après lui, car il n’y a rien à gagner au bout.

 Dans sa lettre, je suppose que ma grand-mère a ressenti ce même sentiment, mais de façon plus cruelle encore.

 Pour comprendre son écrit, j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois. Je l’ai relue tant de fois dans ma tête qu’elle s’est gravée en moi. Elle a réveillé une injustice que je ne peux taire. Une envie soudaine de vengeance. L’émotion de ma mémé m’a meurtrie. Et j’ai besoin d’en savoir plus.

 Certains passages restent flous : « Tu sors de l’hôpital », « Tu as abandonné tes trois enfants », « J’ai été renseignée par certaines personnes du parc, en permission, qui revenaient d’Alger ». Sans trop de déductions, je devine que cette lettre était destiné à ce soi-disant grand-père dont je n’ai quasiment jamais entendu parler jusqu’ici.
Alger… Il a sûrement fait la guerre d’Algérie, même si je ne l’ai pas encore étudiée à l’école. Et facilement, je déduis que c’était un bel enfoiré.

 Comme moi, des années plus tôt, ma grand-mère a couru après un fantôme. Quelqu’un qui ne se laisse jamais rattraper. Et cette lettre semble mettre fin à ce jeu. La vraie question est : quand vais-je, moi aussi, mettre fin à cette mascarade ?

 Au loin, j’aperçois la voiture rouge. La nôtre. L’arrivée est proche. Alors, comme à chaque fois, je m’élance, à bout de souffle. Vite, toujours plus vite. Je le dépasse. Du coin de l’œil, il sourit à moitié. Et c’est là, précisément là, dans cette fraction de seconde, que nous sommes complices. Il aime que sa fille soit compétitrice, que je me batte. Et il a raison : jamais, au grand jamais, je ne me laisserai abattre.

 Alors, soi-disant grand-père et papa distant, écoutez-moi bien : je ferai éclater la vérité.

 De la main, je touche le capot de la voiture. J’ai gagné. Dans la chaleur de l’habitacle, nous ne disons rien. Mais mille questions me traversent. Cette fois, elles concernent mon père.

 Prise d’une étrange empathie, je me dis qu’il y a peut-être une raison à cette personnalité si complexe. Peut-être qu’il a été blessé, lui aussi. Reprenant enfin mon souffle, je culpabilise d’avoir eu ces pensées sombres à son égard.

 Finalement, après quoi court mon père ? Pourquoi semble-t-il toujours à bout de souffle, prêt à exploser ? Que cache-t-il ? Du coin de l’œil, je le regarde. Droit comme un « i », il fixe l’horizon. Là, sans être là. Comme à chaque fois.

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