Chapitre 15 : Pigeon voyageur

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 Pieds nus, comme à mon habitude. Je foule la moquette râpeuse du couloir qui surplombe l'escalier. À peine ai-je posé le pied sur la première marche que je l’entends ronfler : mon père s’est endormi devant la télé.

 Mince ! Que vais-je faire pour tuer le temps ? Mes affaires sont déjà prêtes pour partir chez ma soeur. Je jette un bref coup d'oeil à la chambre de mes parents : un lit en bois massif avec une tête de lit ornée de fleurs sculptées, une armoire assortie, bancale, et toujours ce motif floral, vieillot. Un bureau vintage et des rideaux au crochet qui ne rattrapent nullement la modernité de la pièce . À l'intérieur : personne.

 Youpi !

 Je prie pour que la connexion internet soit rétablie et allume l'ordinateur. Celui-ci met une décennie à s'activer. Je clique deux fois sur l'icône en forme de deux personnages et un écran blanc apparaît : celui de ma messagerie instantanée.

 Halleluja ! Ça marche ! Je vais pouvoir profiter de ce temps pour parler à mes copines.

 Avant ça, je perçois quelques demandes d'amis : Clément Germain, un camarade de classe — Aurélie Dupéchot, une rivale de course à pied et ... Non ! Je rêve ! Thomas a MSN ! Il m'avait pourtant dit qu'il n'avait pas Internet. Peu importe, j'accepte son invitation sans hésiter.

Sa photo de profil : une photo de lui devant un laurier-rose : magnifiquement beau.
Son statut : xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu]

Mon Dieu… Quelle est cette horreur ? Ce statut est d’un ringard ! Je suis dépitée. J'en léve les yeux au ciel.

 J'ai à peine le temps de me remettre que je reçois une dizaine de messages — WiZz — ou autres joyeusetés de la sorte. Je discute quelques instants avec Agathe, regarde les commentaires de mon blog et remarque qu'Andréa est en ligne.

Son statut : OoOo_Andréa_o0Oo__Tme manK trOoOp..

 Ok, le message est clair. Soit.

En bas à droite de mon écran, une petite fenêtre apparaît, c'est lui.

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] dit :
Salut Marie, tu vas bien :D ?

 Purée, les deux sont en ligne. Ils ne sont pas à côté de moi, mais c'est tout comme. Comment gérer la situation ? La fuite : meilleure option.

Marie - À la faveur de l'automne dit :
Super, mais je dois te laisser je pars chez ma soeur.

 Et je me laisse encore prendre...

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] dit :
Ah bon elle habite où ?

Marie - À la faveur de l'automne dit :
Je ne pense pas que tu connais. C'est paumé.

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] dit :
Diiiis toujours ?

Marie - À la faveur de l'automne dit :
La Varnelle

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] dit :
NoOoOn tu rigOooOoles ! C'est à 2km de chez moiiii !

 C'est une blaque, la vie se joue de moi ou quoi ? Personne ne conaît ce bled. Que dire ? Il me devance.

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] dit :
Ça te dirait que l'on se voie ? J'ai un scOoOoter, je peux te rejoiiiindre.

 J'ai mal au vendre. J'ai chaud. Mon pouls s'accèlère. Mayday-Mayday. Est-ce-que quelqu'un m'entends. Bon sang ! Je fais quoi moi ? Arrrrgh, je ne sais pas quoi faire ?

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] dit :
AlloOooOoo ?

 Il ne veut pas arrêter avec ses "oOooO", ça me tue les yeux et c'est "iiii" n'en parlons pas.

xX_ThomXx — [A.N.D.R.E.A = Amour Non Dit, Rêvé Et Attendu] vous a envoyé un wizz.

Il ne manquait plus que ça.

Marie — À la faveur de l’automne dit :
Désolée, je dois y aller. Je t’écriiiis — Mince, c’est contagieux cette connerie de "iiii".

Ouf ! L’avantage de discuter derrière un écran, c’est qu’on peut disparaître en un clic. Ciao !

 Midi : je vais devoir manger avec mes parents. Tant pis, je pense déjà à ma petite virée chez ma soeur et cela me soulage.

 Toutefois, je profite du déjeuner pour savoir quand est-ce-que nous irons voir la Gaby. Ce sera le dimanche 14 novembre. Mon père ne viendra pas avec nous.

 Parfait ! J'ai plus de chance de me retrouver seule avec Gaby. Même si ma mère est là, ça me dérange moins. Depuis quelque temps, on s'entend mieux.

 Finalement, c’est ma mère — ou Gisèle, comme l’appelle Nathalie — qui m’emmène chez ma sœur et Cyril.

  Avant de démarrer la voiture, elle sélectionne une cassette, celle de Ben. E. King. Notre préférée. Si nous avons très peu de points communs, celui-ci en est un : la musique. Elle nous transcende et surtout le jazz. Un vrombissement s'échaque du moteur, la chanson Don't play that song retentit. La route va être paisible, comme mon week-end.

  Ma mère reste juste le temps d’un café. Elle et Nathalie n’ont jamais eu grand-chose à se dire. Je dirais même qu’elles ne s’apprécient guère. Qu’importe. J’ai une piste à creuser.

 Ni une ni deux, je monte à l’étage. Une chambre m’est réservée. L’avantage de Nathalie : elle n’a pas d’enfants. J’ai une place dans sa vie, pas comme mes autres soeurs. Et j’adore cette chambre !

 Mansardée, tout en bois, du sol au plafond. Ce que je préfère : le velux, surtout la nuit pour regarder les étoiles. Ce que j’aime moins : les araignées énormes.

 Je déballe mes affaires et sors mon téléphone. Trois messages. Tous de Thomas.
Thomas : T ou ?
Thomas : Si t chez ta sœur on peut se voiiiir ?
Thomas : ??

Bon sang, mais il a un forfait illimité ou quoi ? Que me veut-il ?

Perturbée, je regagne le salon, ma soeur et Cyril. Tous deux me regardent avec un petit sourire.

— Quoi ? je les interroge du regard.

— Toi t'es amoureuse, me dit Cyril, narquois.

 Je rougis illico. Alors, je ne peux pas y échapper et leur raconte ma triste histoire de coeur d'adolescente.

Cyril s'interesse vivement à mon histoire et me dit d'un ton presque solennel : — Qui sait, c'est peut-être l'homme de ta vie.

Pleine d'espoir, j'en rêverais presque, jusqu'à ce que ma soeur ajoute :

— Il a un scooter, il n'a qu'à te retrouver ici.

— Ah non la honte, vous êtes fous ! Et puis, c'est un ami et le petit-copain d'Andréa, je vous rapelle.

— Déstresse soeurette, il n'a qu'à te rejoindre au parc ! Ils font pas ça les gens de ton âge ?

 Pas con ! En attendant, je veux profiter de cette soirée où l'acool coule à flot pour avoir une petite discussion avec ma soeur. Sans alcool, j'ai bien peur qu'elle ne se livre pas suffisament. Alors, je remets la rencontre avec Thomas à demain et réponds :

— Rendez-vous demain à 14h au parc de La Varnelle, devant l'église.

Il me répond illico :
— Trop cooOoOl, à demain

Premier défi de la journée : terminé. Passons au suivant.

 Vingt heures : la bande de potes de ma soeur et de mon beau frère débarque. Sous leur bras, de gros packs de bière. Parfait ! À la télévision, un match de football, le classico PSG - Marseille. Chouette ! J'adore le foot, j'en ai même fait. Mon équipe à moi : l'OM, bien sûr. En savoir davantage sur le match m'apportera des points auprès de Thomas.

 Juste avant le match, Cyril me propose un verre d'alcool. Mon tout premier. Ma soeur n'en voit pas d'objection. J'ai un peu peur — je n'ai que treize ans après tout — mais je me laisse aller. J'opte pour un perroquet, simplement pour la couleur. Ce n'est pas si mauvais.

 Vingt et une heures : le match commence et le Parc des Princes s'embrase. La rivalité entre les deux équipes n'a jamais été si électrique — enfin selon les commentateurs. Les bières vides s'entassent. Le whisky prend place. Les choses sérieuses peuvent commencer.

32e minute : Pedro Pauleta ouvre le score pour le PSG sur une passe de Fabrice Pancrate. " Une frappe enroulée du Portugais qui laisse Fabien Barthez sans réaction ", hurle la télévision.

 Ouille ! La bande de potes pro-OM, composée uniquement de garçons, fulmine. Ma soeur, une clope au bec, un verre à la main, se fiche royalement du match. Aussi, je profite de cet intermède. La discussion débute sur des sujets sans grand importance et, prise par les effluves de l'alcool et d'un seconde verre, j'attaque :

— Il y a quelques temps, tu m'avais parlé d'un livre de cuisine où il y aurait le nom de notre grand-père. Tu te rapelles ?

— Euh... Oui. Je crois qu'il est dans la chambre où tu dors, sur une des étagères. Pourquoi ?

Beaucoup plus facile que je ne le pensais...

— Non comme ça, pour savoir. Mémé t'a déjà parlé de lui ?

— Pas vraiment. Mais je l'ai déjà eu au téléphone, un jour quand j'étais chez elle. Je ne sais plus trop ce qu'il m'a dit, c'était il y a longtemps. C'est la seule fois que j'ai entendu parler de lui.

— Mais attends... Tu l'as eu au téléphone, mais tu ne sais rien de lui ? répondis-je totalement interloquée.

— Bah non... Tu sais la Mémé Marie, elle était un peu spéciale et surtout secrète. Un coup, elle disait que c'était un haut gradé militaire, un autre qu'il était mort à la guerre. Sa soeur nous a même dit que c'était son patron de l'époque, un certain "Hanoteau". Tu sais, c'est flou et puis c'est loin tout ça.

— OK, mais moi j'aimerais bien savoir.

— Tu sais ils sont tous morts maintenant... ça servirait à quoi ?

— Mouais...

42e minute : " Laurent Batlles égalise pour Marseille, bien servi par Koke ", crache une nouvelle fois le téléviseur.

 Et notre échange prend fin accompagné d'un brouhaha féroce. Les garçons sont aux anges et moi songeuse. Je n'attends qu'une chose : regagner ma chambre, pour mettre la main sur ce livre !

Bilan de notre échange : je serais seule dans cette quête.

À la mi-temps, la beuverie prend place. Puis à la 69e minute :
— Édouard Cissé redonne l’avantage au PSG avec une frappe puissante en pleine lucarne.

 Tous sont littéralement dépités ! Le match s’achève, tout comme la soirée qui se prolonge sur la terrasse. Je reste avec eux jusqu’au bout. Même si l’envie de découvrir ce fameux nom me titille, je suis bien ici — loin de mes parents, et avec un peu d’alcool dans le sang.

 Vers une heure du matin, je regagne ma chambre. Je m'asseois sur le lit grinçant et commence ma recherche. Un par un, j'ouvre chaque livre posé sur les étagères en bois.

 Au bout de trente minutes de recherche, je le vois. Et je le sens : c'est lui. Un livre ancien, des années soixante-dix, intitulé La cuisine sans problème. Je l'ouvre. À la toute première page, juste derrière la couverture, une écriture fine et penchée. Je lis : Husson.

Je te tiens !

 Ce premier indice trouvé, je m'allonge sur le lit pour faire face au velux. Et je les vois, les étoiles. Surtout elle : celle de ma Mémé. Je jure devant elle : je te vengerai. À nous deux Mister Husson !

 Le lendemain matin, j'ai un mal de crâne terrible. On ne peut pas dire que c'était ma première cuite, mais bon sang un marteau piqueur est en train de me dézinguer la tête.

 Midi et demi : wow ! Sacrée nuit !

 Tout juste le temps de manger et de me préparer pour retrouver Thomas. Pendant ce temps, Nath' et Cyril comatent sur le canapé, fatigués par leur soirée de la vieille.

 À treize heures trente, je quitte leur maison et regagne le parc à pied.

Thomas est déjà là, en avance, sur son scooter flambant neuf. De loin, il me voit, enlève son casque et me flamboie de son sourire éclatant. Mon Dieu, mon coeur se ressere.

 Avec ma mine défaite de la veille, mon pantalon large, ma grosse doudoune blanche et cette hideuse écharpe grise : je fais tâche.

 On se rapproche et l'on se fait la bise, comme des adultes, puis on discute de tout et de rien. Comme des enfants, on grimpe sur les jeux des plus petits et on se retrouve côte à côte, en haut d'un toboggan. Le vent froid de novembre me fait frissoner. Alors, il s'approche un peu plus et me passe le bras autour des épaules. Son odeur de parfum m'embrase. Ses cheveux relevés en pics touchent les miens. Plus proche que jamais, je distingue nettement la couleur de ses yeux noisette, oscillant entre l’ambre et de fines touches dorées.

 Il me regarde du coin de l'oeil et me sourit. Si je n'étais pas si moche, je croirais presqu'il me drague. C'est affreusement gênant, car s'il lui venait l'idée de m'embrasser, je reculerais. Non pas parce que je ne veux pas, mais parce que je me degoûte moi-même. Mais Dieu pour moi, il n'en fait rien.

 À la place, il utilise ce moment presque romantique, pour me balancer :

— Tu pourrais arrêter de faire la gueule à Andrea, elle est triste tu sais. J'sais pas pourquoi, vous ne vous parlez plus, mais franchement c'est dommage. On s'amuserait bien tous les trois. Andrea, ma copine et toi, ma meilleure amie.

  À ses mots, c’est comme si je recevais mille flèches en plein cœur — il me blesse sans le vouloir. Et pourtant, dans le même temps, il me tend une rose : celle de notre amitié, scellée pour de bon. L'amour ou l'amitié, il semble avoir choisit ma place, tout en m'envoyant la détresse d'Andréa comme un rappel.

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