Chapitre 19 : État catatonique
À ma grande surprise, vendredi arrive beaucoup plus tôt que je ne l'aurais souhaité.
Il est exactement 14h30 quand l’index de ma voisine de classe vient s’enfoncer dans mon omoplate. Je me retourne d’un bond, le regard noir, la bouche tordue par une grimace.
- Tiens, c’est pour toi, me dit-elle tout en me tendant un petit bout de papier plié en deux, les yeux pétillants de curiosité.
Julie… Quelle chipie ! Toujours à fourrer son gros nez là où il ne faut pas. Je lui arrache le papier des mains et l’ouvre discrètement. Rien qu’à l’écriture ronde et soignée, je devine aussitôt qu’il s’agit d’Andréa.
À l'autre bout de la classe, je la vois braquer ses grands yeux vert sur moi.
Nous sommes en cours d'Espagnol et à l'opposé l'une de l'autre. Seul moyen de communication : les petits mots qu'on se glisse d'élèves en élèves jusqu'à la bonne réception du message. Fiabilité : aucune. Ceux-ci peuvent très bien être interceptés par l'un de nos professeurs ou bien être lus par l'un de nos camarades de classe. Pourtant, on continue à s’en donner à cœur joie. Ma trousse déborde de petits papiers, presque tous griffonnés par Andréa.
Sans plus attendre je le déplie :
Tu viens chez moi ce week-end ?
Mince, j'ai oublié de lui dire que je dormais chez Audrey et qu'en plus j'accompagnais les garçons à leur entrainement de football. Ouille !
Je lève la tête, intercepte son regard et lui fait non de la tête avec un air désolé. Interrogative, elle me fait des gestes comme pour me dire que l'on en reparle après les cours.
Pendant les deux heures qui suivent, je réfléchis à mille et une explications. Au point d'en perdre mon espagnol, lorsque la professeure, Madame Tortajada, m'interroge sur les verbes irréguliers. Je suis blasée...
La sonnerie retentit et me sauve. Avec rapidité, j'attrape ma boge où j'ai pris soin de ranger mes quelques affaires pour dormir chez Audrey et file rejoindre la sortie. Au loin, j'entends Andréa m'appeler, mais je fais comme si je n'avais rien entendu. Avec tout le vacarme des élèves qui quittent la salle, je pourrais lui mentir une fois de plus, en disant que je n’ai rien capté.
Dehors, je prends une grande inspiration et cours presque pour rejoindre ma copine qui m'attend près du grand portail.
- Dépêche toi Mariiiie, les garçons sont déjà au parc, s'exclame Audrey.
Sur le chemin, je suis stréssée et je ne sais pas trop à quoi m'attendre dans ce genre d'endroit. C'est-à-dire un endroit interdit, cerné pas des garçons.
Sur le chemin, mes oreilles sont assomées par le long monologue d'Audrey qui se hate de retrouver les garçons, surtout son coup de coeur : Anthony. Je ne sais pas ce qu'elle lui trouve. C'est l'archétype du mauvais garçon. Il passe son temps à se moquer d'elle et drague toutes les belles filles de l'école. C'est ce que l'on pourrait appeler un goujat. Enfin, dans l'ancien temps. Bref, je ne l'aime pas et il semble que lui non plus.
Pendant plus de cinq cent métres, nous longeons la future voie de tramway, où se trouve de nombreuses machines de chantier. C'est un réel parcours du combattant pour rejoindre le parc. Après quelques trous évités, des tuyaus posés ici et là, nous arrivons enfin vers un peu de verdure : le parc. Le parc et les garçons, tous aglutinés sur un seul et même banc.
Accompagné d’un grincement aigu, nous poussons le petit portillon et pénétrons dans l’enceinte. À ma droite, une pancarte indique qu’il s’agit du Parc des Cordelliers. Je le connaissais de nom, mais je n’y avais jamais mis les pieds. Mon père, employé municipal aux espaces verts, s’occupe de son entretien.
C’est un espace vert minuscule, avec un seul banc pour s’asseoir. La végétation est soignée, mais l’endroit semble presque incongru : niché au cœur du centre-bourg, cerné par des maisons anciennes aux façades fatiguées.
La lumière naturelle peine à s’infiltrer. Ce coin pourrait tout droit sortir d’un film de Tim Burton — Sleepy Hollow, par exemple. Le ciel gris de novembre n’arrange rien. Un frisson me parcourt ; je rentre la tête dans les épaules et enfouis mon nez dans ma grosse écharpe grise..
Tous les yeux se braquent sur nous. Certains rigolent, quand d'autres se jouent du coude. Mon Dieu, que fais-je ici ?
Nous nous approchons, avec la nonchalence des adolescents et je remarque quelque chose de louche. Les garçons paraissent dans un état second.
Étrange.
Certains sont totalement hilares. Mon poul s'accèlère, je ne me sens pas à ma place. Ma poitrine se ressere, j'aimerais partir en courant.
Quasiment à leur hauteur, je les vois dissimuler une bouteille en verre. Instinctivement, je devine qu'il ne s'agit pas d'eau.
Mais que font-ils exactement ? Audrey ne paraît même pas surprise.
Arrivée à leur niveau, je vois deux d'entre eux, boirent au goulot de la bouteille. Nul doute. C'est de l'alcool. Quel est ce délire ?
Audrey me délaisse et se dirige vers Anthony telle une guêpe et sa fleur. Et je crois que je frôle la crise cardiaque quand je vois celui-ci descendre sa main le long de son dos. Wow ! Où suis-je bordel ? Le pire c'est qu'elle ne dit rien et qu'elle rigole. Mes yeux sont à deux doigts de sortir de leur orbite quand une main se pose sur mon épaule droite. Je fais volte-face. Il est là ! À bout de souffle, je le regarde droit dans les yeux.
- Ca va ? m'interroge Thomas. Jamais je n'aurais pensé te voir dans ce genre d'endroit.
Du tac au tac, je réponds :
- Moi non plus.
Puis, il part, avec son gros sac de sport porté en bandoulière, boire à la bouteille. Je crois halluciner. J'en transpire. Juste derrière lui, c'est au tour d'Audrey de boire de longues gorgés. D'un grand sourire, elle me propose d'essayer. Un non des plus catégorique sort de ma bouche.
- Bah qu'est-ce que t'es venue foutre ici l'intello ? siffle l'un des garçons.
C'est vrai, qu'est ce que je fais là ?
À ce moment-là, je crois même entendre l'un dentre-eux dire :
- Même pas je la mets en catégorie 3 celle-là.
Certains rigolent et même Thomas.
Je ne comprends pas quelle est cette histoire de catégorie, mais à leur attitude je comprends que ce n'est pas un compliment, bien au contraire.
Prise d'un courage innatendu, une force invisible me pousse jusqu'au banc. J'attrape la bouteille et bois pendant dix bonnes secondes, plus que tous les autres. Bon sang que c'est fort et écoeurant. Les garçons m'applaudissent.
- Pas mal Marie, scande Thomas.
Dix minutes plus tard, je suis stone. Le stresse à disparu. Mon amie sort alors un paquet de cigarettes et en distribue à l'assemblée. Elle m'en propose une, je refuse, mais par ailleurs je réitére la boisson. C'est presque addictif. La suite, je ne l'ai plus trop. Je sais simplement que j'ai beaucoup trop bu. Pourquoi ? Je ne sais pas. Thomas paraissait fière de moi, c'est peut-être ça la raison.
Plus tard, en rentrant chez Audrey, nous sommes dans un autre monde. Elle est euphorique. Moi, je me sens sale et honteuse de m'être mise dans cet état. Mais avais-je le choix ? Sous le poids du regard des autres, nos décisions nous appartiennent-elles vraiment ? Si je ne l'avais pas fait ne m'aurait-on pas rejeter ? Voir carrément moqué jusqu'à la fin du collége ?
Ce soir, la redescente est dure. Je me sens aussi épouvantable que ce film d'horreur que nous sommes en train de regarder. Celui-ci raconte l'histoire d'une jeune femme qui découvre une maison hantée par une malédiction née d’un meurtre brutal. Toute personne qui y entre est condamnée. Elle y trouve une vieille femme catatonique, témoin silencieuse d’une terreur surnaturelle qui se propage sans fin.
J'adore avoir peur mais cette fois, j'en ai froid dans le dos. Mais ce qui me terrorise le plus, c'est le comportement d'Audrey et de Thomas. Ca me dégoute ! Mais n'ai-je pas fais la même chose qu'eux finalement ? Est-ce cela de grandir ?
Plus tard, dans la soirée, j'interroge mon amie sur cette histoire de catégorie.
- Euh... je ne sais pas vraiment. Selon la rumeur, il s'agit d'une liste où les garçons classent les filles du collége selon des critères et il y a des catégories. Il paraît qu'il y a 4 catégories, me dit-elle timidement.
Aux pincettes qu'elle utilise, je devine que je suis dans la quatrième catégorie, les "trop moches" pour sortir avec. Ma mine se renforgne. Puis j'ose une autre question.
- Tu sors avec Anthony ? Car vous étiez proche tout à l'heure.
Elle rigole. Surprenant.
- Pas du tout Mariiie, voyons. J'aimerais bien pour ma part, mais bon je me contente de ça on va dire. Tu penses qu'il m'aime bien ?
À cette question, j'ai bien sûr une réponse toute faite mais je lui dit finalement que je ne sais pas.
Cette fin de journée m'a fait l'effet d'une bombe. C'est la déchéance compléte. Entre l'alcool, les cigarettes, le comportement des garçons et Audrey qui se laisse approcher de la sorte, je suis déçue. Déçue de cette vie.
Ce soir, je me sens étrangère chez mon amie. Dans cette maison que j’ai toujours connue, tout me paraît soudain différent.
Audrey, mon amie d’enfance, celle que je considère comme une sœur… Comment peut-elle être aussi proche d’un garçon sans même sortir avec lui ?
Je ne comprends pas. Ou peut-être que je ne veux pas comprendre.
Une chose est sure : jamais je ne me ferai traiter de la sorte, surtout par un garçon !
Le lendemain matin, je ne me fais pas prier pour rentrer directement chez moi. Je décline même l’invitation du père d’Audrey à déjeuner — pourtant toujours ravi de m’avoir à sa table — et passe la journée à faire mes devoirs, presque comme si je voulais me faire pardonner de la veille.
Le soir, je décide de me coucher tôt pour mettre toutes les chances de mon côté pour ma compétition du lendemain matin. Je tourne et me retourne dans mon lit. Je rumine, je suffoque, je transpire. Je me lève, me couche, me relève. J'ouvre la fenêtre, allume la télévision. Rien y fait, je suis prise de panique. Je suis totalement angoissée. Finalement, ce n'est qu'aux alentours de 4 heures du matin que je m'endors enfin.
Le matin, je suis carrément prise de nausée. Mon teint est livide.
Au petit-déjeuner, au plus grand désaroi de ma mère, je n'avale rien...
Quelques heures plus tard, je suis devant la ligne de départ avec une vingtaine d'autres filles. Placées derrière ce long trait blanc, la proximité nous réchauffe partiellement. Le pistolet retentit, le départ est lancé, les coureuses s'élancent. Moi ? Je suis encore derrière la ligne, incapable d'avancer.
Au loin, je vois mon père se placarder une main sur le visage, honteux. Plus proche, j'entends ma mère hurlait jusqu'à s'égosiller :
- Allez, allez ! Mais vas-y ! ALLLLEZ !
Rouge de panique, je cours le plus vite possible, mais en sens inverse et m'enfuis le plus loin possible.
En rentrant, mon père me dit, sans artifice, qu'il vient d'avoir la honte de sa vie et que je ne suis qu'une pauvre fille qui n'a aucun avenir. Ma mère, quant à elle, ne comprend pas ce qu'il a bien pu me passer par la tête et ne prend surtout pas ma défense.
Ce jour-là, je décide d'arrêter définitivement la course à pied, je n'arrive plus à aller de l'avant, littéralement.
Le retour au collège est tout aussi brutal. À 8h30 pétante, Andie se rapproche de moi à grandes enjambés et balance à mes pieds une lettre, puis disparaît aussi vite qu'elle est venue. Je devine plus ou moins son contenu : ce n'est pas une déclaration d'amour. Entourée d'Agathe et d'Audrey, j'ouvre l'enveloppe, déplie la lettre et lis :
Tu vois la pauvre co**** qui t'aimait elle se casse. Tu n'as qu'à rester avec ta meilleure amie. Moi ? Tu m'oublies ! Comment tu as pu me faire ça ? À MOI : ta soi-disant meilleure amie. Pffffffff ! Quelle blague.
Au milieu de la cour, mes épaules s'affaissent et mon monde décroule.
Note à mes lecteurs et lectrices :
Ce roman aborde certaines situations que les adolescents peuvent rencontrer, comme la consommation d’alcool, de tabac ou d’autres comportements à risque. Ces sujets sont évoqués avec réalisme, mais il est important de rappeler qu’ils comportent des dangers pour la santé et le bien-être.
Les personnages font des choix, parfois discutables, mais le but est d’ouvrir le dialogue et la réflexion, jamais de les encourager. Si tu te poses des questions ou vis une situation difficile, n’hésite pas à en parler à un adulte de confiance ou à te tourner vers des ressources spécialisées.
Annotations
Versions