Chapitre 20 : Karim

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Vendredi 26 novembre 2004

Cher journal,

Cela fait presque une semaine qu’Andréa ne m’adresse plus la parole. Et je n’ai pas l’intention de faire le premier pas. Tu me connais : ce n’est pas dans mes habitudes. Mais à toi, je peux l’avouer… j’ai surtout peur qu’elle me rejette. Alors je joue la carte de l’indifférence, celle que je veux bien laisser paraître.

Depuis ma virée de vendredi dernier, les choses ont changé au collège. Même si certains souvenirs restent flous, les garçons se sont chargés de me les rappeler, sans filtre. Ils m’ont dit que je n’étais pas aussi chiante que je le laissais croire, que j’avais été drôle, voire fun. Audrey, qui était juste à côté, m’a simplement soufflé que j’avais été moi-même. Naturelle.

Ils ne me connaissaient pas, voilà tout. Et maintenant, j’ai gagné ma place dans le groupe des populaires. Audrey et Agathe en font partie. Agathe, avec sa beauté, y était attendue. Pour Audrey et moi, il a fallu passer par une sorte de rite d’initiation. Ce parrainage ne m’a pas laissée indemne, mais il n’a pas été inutile.

Je ne ressens pas une joie immense à faire partie de ce groupe, mais être proche de l’ennemi, c’est être protégée. C’est terrible à penser, je sais. Mais c’est la vérité. Je n’ai pas d’autre choix. J’ai déjà assez de douleur à la maison.

Mon père semble se moquer complètement de mon arrêt du sport. Il passe son temps à soupirer ou à grincer des dents. Depuis quelques jours, mes parents essaient de dormir à nouveau ensemble. L’ambiance est pesante, presque gênante. Leur tentative de réconciliation sonne faux. Et au dîner, les piques fusent entre les assiettes. Tant qu’elles ne finissent pas contre les murs, ça me va.

Sabrina ne dort plus à la maison. Elle s’est installée chez Karim. J’ai hâte de le rencontrer, celui-là.

Mon moral n’est pas au beau fixe, mais les midis chez Mimi me font du bien. Notre enquête avance. Mercredi prochain, au lieu de mon entraînement, on ira dans l’ancienne boîte de ma grand-mère. Je mets toutes mes pensées là-dedans. Pour oublier le reste.

Allez j'arrête, tu vas finir par broyer du noir et je ne voudrais pas hanter tes jolies pages blanches.

 Je porte le journal à mon visage, respire l’odeur de ses pages. Probablement celle que je préfère. Je le referme, saisis la boîte de Gaby et regarde, pour la centième fois peut-être, son contenu.

 Et là, je tombe sur la photo que je cherchais : ma grand-mère attablée avec ce qui semble être des collègues. À la tête de table, son patron — ce fameux Hanoteux. Un homme bien portant, plus âgé qu’elle, et qui a tout du goujat. En légende : Repas annuel – Pradier-Gillette.

Pradier-Gillette, l’entreprise où Mémé travaillait comme dactylo-sténo. Aujourd’hui, on dirait secrétaire.

 Ma mère est en bas, en train de boire son thé. Mon père, comme d’habitude, est absent. Je monte dans leur chambre, allume l’antiquité d’ordinateur et commence mes recherches.

 Je découvre que la société a été rachetée il y a quelques années. Cela ne laisse aucune chance à de nouveaux indices. J'apprends également qu'il s'agissait d'un magasin d’électroménager. L’affaire a bien tourné, pendant plus de quarante ans.

 À la suite de mes recherches, je tue le temps sur mon jeu de vie virtuelle — bien plus rose que la réalité. Quand ma mère, seule, décide d’aller se coucher, je gagne ma chambre et m’abrutis une bonne partie de la nuit devant l’écran de télévision.

 Le lendemain, il est presque midi lorsque je me réveille.

 En bas, du bruit… et surtout une voix que je ne reconnais pas. J’enlève l’affreux casque de nuit que je dois porter depuis quelques mois. Un truc censé resserrer mes dents. Avec cet engin, on dirait une bête de foire.

 Dans la salle de bain, je me jette un peu d’eau sur le visage, puis je descends au salon. À la dernière marche de l’escalier, j’aperçois un jeune homme que je n’avais pas vu jusque-là. À ses côtés, ma sœur Sabrina. Je m’approche.

 — Voici ma peste de sœur : Marie, lance ironiquement mon aînée.

Le jeune homme sourit, s’avance vers moi et me fait la bise.

 — Salut, je suis Karim. Enchanté, dit-il.

Et timidement, je lui rends son enchantement.

— Tu veux un café ? demande ma sœur.

— Volontiers, répond Karim, tout sourire.

 Elle lui tend une tasse fumante dans l’un de nos vieux mazagrans, puis ils s’installent autour de la table en bois massif du salon.

 Il boit une première gorgée avec délicatesse, puis me regarde à nouveau, toujours avec ce regard bienveillant.

— Ta sœur m’a dit que tu aimais lire. Qu’est-ce que tu lis ?

— Le Cid… de Corneille, dis-je, un peu gênée.

Sabrina éclate de rire.

— Pas à l’école, banane. Pendant ton temps libre.

— Aaaaah pardon !

Je n’ai pas l’habitude qu’un adulte me pose des questions personnelles. Je rougis de ma bêtise.

— En ce moment, je lis des BD… Astérix, je réponds, presque honteuse.

— Sérieux ? Trop bien ! J’adore les BD, j’en ai plein. Je peux t’en prêter si tu veux !

Et là, je crois que j’ai bien aimé Karim.

 Pour une fois, ma soeur n'est pas désagréable, bien au contraire. Avec lui, elle semble posée. La bienveillance du garçon doit être contagieuse. Une chance pour moi ! Ensemble, nous poursuivons la discussion sur un tas d'autres sujets où j'en apprends un peu plus sur le garçon : ancien champion de France de boxe française, il vient d'Avignon et suit des études de pharmacie dans notre région. D'origine marocaine par son père, il a un frère et une soeur. 

 Le plaisir est de courte durée quand mon père franchit la porte d'entrée. D'un oeil, je vois la machoire de Karim qui se resserre et son aura changer. Un feu sort de ses yeux. Mon père le regarde froidement et lui adresse à peine bonjour. Karim répond poliment.

 Puis, sans attendre, le couple se dirige dans la chambre de ma soeur.

  • C'est quoi ce spécimen encore ? me questionne mon père.

Avec un ton plus que piquant, je réponds :

  • Ta soeur !

 Sans avoir le temps de cligner des yeux, je reçois une main sur le visage à une vitesse folle. Ma tête bascule. Mes larmes montent instanément. Je gagne les escaliers, file dans ma chambre et enfouis ma tête dans mon oreiller.

 Ma soeur me rejoint immédiatement, Karim sur les talons.

  • Viens, on t'emméne chez Karim.

 Ce n’est pas une proposition, mais un ordre. Le visage rougi, la joue écarlate, je prépare quelques affaires et quitte ma chambre.

Je passe tout le reste du week-end avec eux. Ma mère a tout de même appelé pour savoir où j’étais — elle était en course quand le drame s’est produit. Qu’importe. C’est peut-être le meilleur moment de ma vie que j’ai passé avec Sab’.

 Avec Karim, elle est une autre personne : rayonnante, vivante. À trois, on a bien rigolé. Et en plus, le copain de ma sœur s’intéresse vraiment à moi. Je l’adore. Et même ma sœur. Enfin… un peu de soleil !

 Avec ce sentiment de bien-être qui flotte encore autour de moi, je reprends les cours. Andréa semble moins énervée, mais je décide de ne pas m’y frotter.

 À midi, je retrouve Mimi et lui raconte les recherches que j’ai faites sur Google samedi matin. Malgré tout, elle maintient notre rendez-vous du mercredi après-midi

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