Chapitre 22 : L'eau dans tous ses états
C’est la veille des vacances de Noël.
Un vent glacial s’est invité dans les pans de ma veste et me glace jusqu’aux os. Mes mains gelées, enfouies dans mes poches trouées, semblent prêtes à se briser au moindre choc. Mes oreilles, à moitié protégées par la grosse écharpe tricotée par Mimi l’hiver dernier, picotent sous le froid. Le givre recouvre toute la cour de l’école et mes baskets lisses luttent pour ne pas glisser à chaque pas. Je tremble de tous mes membres. Je suis totalement frigorifiée.
C’est ce moment qu’Andréa choisit pour venir enfin me parler. La récréation de fin d’après-midi, celle où je suis le plus vulnérable. C’est-à-dire complètement gelée.
Avec sa longue doudoune dernier cri, elle me transperce de son regard émeraude. Réchauffée par sa panoplie complète — bonnet, écharpe et gants assortis — elle me donne envie de m’engouffrer sous ses couches de laine. Incapable de bouger, je l’écoute commencer :
— Bon écoute, j’ai réfléchi. On ne va pas se faire la gueule pendant des mois, c’est ridicule. Je me rends bien compte que je suis un peu excessive.
Non, simplement jalouse, ai-je envie de rétorquer. Mais je me tais.
Elle poursuit :
— À l’avenir, j’aimerais que tu me rassures un peu. Tu ne m’avais même pas dit que tu dormais chez Audrey. En plus, tu sais que je ne l’aime pas. Elle passe son temps à draguer les gars, je la trouve ridicule. Ce n’est que mon avis, je sais que tu la connais depuis toujours et je respecte ça. Mais essaie de te mettre à ma place. En plus, je l'ai appris de la bouche de Thomas !
— Écoute Andie, j’ai oublié, c’est tout. Tu me demandes de te rassurer, mais j’estime ne pas avoir de comptes à te rendre. Je n’aime pas qu’on me mette la pression comme ça, c’est tout, dis-je enfin.
En vérité, j'ai volontairement oublié...
— Mouais… mais on est meilleures amies ! Et ces derniers temps, on ne fait que se faire la gueule. Avant, ça n’arrivait jamais ce genre de trucs entre nous. T’es pas d’accord, Ma’ ?
— Si, c’est vrai… Bon écoute, j’ai une idée. C’est peut-être un peu bêbête, mais que dirais-tu de faire un pacte ?
— Un pacte ? Comment ça ?
— On se jure de ne plus se prendre la tête, et on se promet de rester amies pour la vie. Puis, au lieu de se faire la gueule bêtement, on se parle directement.
— À la vie, à la mort ?
— À la vie, à la mort !
Et nous nous enlaçons, ce qui me réchauffe le corps… et le cœur.
Lorsque j’enfouis mon visage au creux de la chaleur de son cou parfumé, je me promets en secret de mettre mes sentiments pour Thomas de côté. Car je sais, au fond, que tout a changé depuis son arrivée.
Dans une longue inspiration, je me dégage de l’étreinte et plante mes yeux dans les siens, comme pour dire : cela va être dur, mais promis, je vais essayer. Au nom de notre amitié !
À la suite de cette promesse, je décide de tout lui raconter : la lettre de ma grand-mère destinée à un inconnu, la visite chez Gaby, la concession automobile, le monsieur bedonnat à l'accent russe, Jean-Louis Pradier… À la fin de mon récit, je sais que je n’ai rien oublié, car je suis tout essoufflée.
— Wow ! Incroyable ! Ta vie, c’est un vrai roman, sérieux ! Et t’as cherché du côté du premier mari de ta mémé ? C’est bizarre qu’un mariage dure si peu de temps. Ça ressemble à ma mère, dit-elle en s’esclaffant.
De son côté, Andréa n’est pas non plus très bien lotie. Ses parents se sont séparés une bonne dizaine de fois. Depuis, ils se font la guerre, et sa mère n’est pas très stable dans ses relations…
— Non mais t’as raison. Je l’avais un peu oublié celui-là. Je sais juste qu’ils se sont mariés en novembre 1948. Paie ton mariage en novembre, c’est glauque. Et en juin 1949, ils divorçaient. À mon avis, il y a anguille sous roche. Ça pourrait coïncider avec son arrivée chez Pradier-Gillette et sa rencontre avec ce Jean-Louis. Merci Andie, tu me donnes une nouvelle piste.
Fièrement et avec un sourire en coin, elle me répond :
— De rien Ma’, ça me fait plaisir.
Puis je change de sujet, soucieuse de savoir comment elle va :
— Et toi, ça va ? Tes parents ?
Andréa fait une triste mine. Ouille… j’ai loupé un épisode.
La sonnerie retentit.
— Ça te dit qu’on se voient pendant les vacances ? me demande-t-elle. Je te raconterai.
— Bien sûr !
Et nous regagnons ensemble notre dernier cours de la journée, bras dessus, bras dessous.
Samedi 20 décembre 2004
Mon cher journal,
Ces vacances s’annoncent grandioses !
Mimi a retrouvé la Jeannine. Non mais tu y crois, toi ? C’est tout bonnement incroyable ! La fille Pradier n’a jamais changé de nom, ni de région ! Un vrai miracle d’avant Noël. Enfin, moi je le prends comme ça.
Mimi m’a dit qu’avec Alain, ils avaient passé trois soirées à éplucher les pages blanches. Pas si blanches, puisqu’il y avait plus d’une dizaine de pages avec le nom Pradier, et pas loin de vingt Jeannine. Plutôt commun comme nom.
Au bout du trentième appel, ils sont tombés sur une dame — toute mignonne, m’a dit Mimi. Et tu sais quoi ? Nous avons rendez-vous avec elle en janvier. L’année prochaine s’annonce prometteuse ! J’ai hâte, j’ai hâte !
Elle n’a pas pu nous recevoir avant, car pendant les vacances de Noël, elle part près d’un mois dans son chalet à Chamonix. « Elle ne doit pas être pauvre », a supposé Mimi. Peu importe ! Vivement !
En attendant, je vais passer la semaine chez ma sœur aînée, Lilia. Puis je fêterai Noël avec mes parents, Sab, ma sœur Nana et ses enfants. Ce qui me désespère un peu…
Karim ne sera pas là, puisqu’il ne fête pas Noël à cause de sa religion. Et Nana vient de divorcer une deuxième fois de Benoît, elle devient de plus en plus barje !
Bref, on verra bien. Cela ne peut pas être pire que d’être seule avec mes parents !
La deuxième semaine, j’espère me retrouver avec Andie.
Je te laisse, cher journal, j’ai du pain sur la planche. Eh oui, je pars cinq jours chez ma sœur et je n’ai toujours pas préparé mes bagages !
Première chose que je vais emporter (en plus de quelques culottes) : mon classeur d’enquêtrice, où j’ai pris soin de classer tous mes précieux indices : carte d’identité de Mémé Marie, acte de son premier mariage avec Pierre Bony, ses contrats de travail… Bref, de la lecture !
Je referme mon journal intime et une pensée me traverse soudain l’esprit : fouiller le bureau de mon père. Pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Peut-être y a-t-il d’autres secrets à découvrir.
Je file dans la chambre de mes parents. Ma mère est Dieu sait où, et mon père sous la douche. J’entends l’eau couler et suppose avoir dix minutes devant moi.
J’ouvre le premier tiroir et tombe sur d’innombrables chemises cartonnées : bulletins de paie, contrats d’assurance, livret A, banque… Rien d’intéressant. Je poursuis : crédits, factures…
Quand soudain, un bruit me glace le sang. Des pleurs. Un sanglot lourd, à peine étouffé par le bruit de l’eau. Bon sang, mon père pleure. Il croit être seul. Et pour la première fois de ma vie, je l’entends pleurer.
À en juger par l’intensité, c’est un chagrin profond, une peine qu’il ne peut plus dissimuler. Presque une torture. Ma gorge se serre. Je suis choquée.
Je me hâte. Et comme par magie, je tombe sur une chemise : Horstad M. - Papiers divers.
Sans un souffle, je referme le troisième tiroir, regagne ma chambre à pas de loup et pose la chemise à l’envers sur mon bureau.
J’enfile cette satanée veste, trop légère pour la saison, et rejoins la maison de Célia.
Le temps de faire croire à mon père qu’il était bel et bien seul. Et je garde pour moi sa peine, emprisonnée à jamais dans mon cœur, scellée à triple tour.
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